Merci de m'avoir invité à participer aux consultations que vous conduisez aujourd'hui sur le Brexit et ses conséquences probables, non seulement pour le Royaume-Uni, mais aussi plus largement pour l'Union européenne, et en particulier – puisque c'est le sujet qui nous intéresse aujourd'hui – dans le domaine de la coopération judiciaire pénale. Après les attentats terroristes commis en France et en Belgique, et au vu de la menace de plus en plus forte que représente l'organisation terroriste Daech sur le territoire européen, ces sujets sont extrêmement importants. Il faut avoir des idées claires avant d'entrer réellement dans les négociations qui vont s'ouvrir avec le Royaume-Uni. J'ai entendu hier que le ministre britannique chargé du Brexit, M. David Davis, n'excluait pas la possibilité d'un accord de transition avant que le Royaume-Uni ne quitte définitivement l'Union européenne, ce qui veut dire que les solutions pourront être très différentes au sein des cinquante-sept volets qui ont été ouverts par le Royaume-Uni, en particulier en fonction des impératifs de sécurité.
Permettez-moi de présenter Eurojust en quelques mots, avant d'aborder spécifiquement la question du Brexit. Il s'agit d'une agence intergouvernementale, et elle le restera. Le parquet européen sera très différent, puisqu'il s'agira d'une véritable institution judiciaire intégrée. Eurojust conservera son modèle intergouvernemental, avec vingt-huit bureaux nationaux qui représentent chacun leur pays, et un fonctionnement qui reste dans la logique intergouvernementale.
Si une autorité judiciaire française veut faire exécuter une commission rogatoire internationale en Allemagne, elle ne saisit pas directement le bureau national allemand, mais le bureau national français, qui va ensuite transmettre immédiatement cette commission rogatoire internationale au bureau allemand, qui la transmettra à son tour aux autorités judiciaires allemandes compétentes. On peut trouver cette procédure terriblement bureaucratique et d'une grande lourdeur, mais c'est exactement le contraire. Dans l'espace judiciaire européen qui s'est établi à la suite du Conseil européen de Tampere en 1999, nous constatons souvent que le principe de communication directe entre les autorités judiciaires d'émission et celles d'exécution – sur lequel il repose en théorie – ne peut pas être mis en oeuvre, car les gens ne se comprennent pas. Il faut des intermédiaires spécialisés pour permettre à la coopération judiciaire de porter ses fruits. En 1993, les premiers magistrats de liaison ont été créés entre la France et l'Italie. Ce fut une étape extrêmement importante dans la construction de l'espace judiciaire européen. Le réseau judiciaire européen a ensuite vu le jour, puis l'agence Eurojust, en 2002.
Aujourd'hui, Eurojust a une activité opérationnelle très importante. Nous avons ouvert 2 214 dossiers l'année dernière. Le bureau français, à lui seul, en a ouvert 140, et il a été requis dans 241 dossiers. Autrement dit, notre activité portait l'année dernière sur 381 dossiers.
Non seulement le volume de coopération a augmenté, mais nous avons aussi été requis dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, dans lequel Eurojust n'était pas présent jusqu'alors. Cela s'explique très simplement : il y a dix ans, l'essentiel des dossiers en matière de terrorisme appelait une coopération principalement bilatérale. C'était l'époque, par exemple, de la lutte contre l'organisation basque ETA. L'essentiel de la coopération dans ce genre de dossiers se faisait entre la France et l'Espagne, dans un cadre bilatéral. Pour mettre en oeuvre la coopération, il fallait des liens directs avec les magistrats de l'Audience nationale, ou s'appuyer sur des magistrats de liaison qui servaient de supports opérationnels à la coopération judiciaire.
Al-Qaida et surtout Daech représentent des menaces multilatérales concernant potentiellement n'importe quel pays européen, qu'il constitue une cible d'attentats ou une base arrière abritant des cellules dormantes susceptibles d'être activées à tout moment. Nous voyons ces phénomènes à l'oeuvre dans certains des dossiers dont nous sommes saisis. Nous devons donc coopérer de manière efficace avec des pays qui ne sont pas nécessairement des partenaires habituels de la France en matière pénale. Dans le cas des attentats du 13 novembre 2015 en France, le bureau français d'Eurojust, saisi par les juges d'instruction antiterroristes, a coopéré avec l'Autriche et la Grèce. Ce sont deux pays amis, mais pas des partenaires avec lesquels nous coopérions beaucoup dans les affaires de terrorisme. Néanmoins, c'est dans un camp de réfugiés en Autriche qu'ont été interpellés deux des candidats kamikazes pour les attentats du 13 novembre, et nous avions besoin d'obtenir des informations de la Grèce à propos du flux de migrants qui est entré dans l'Union européenne lors de la période qui nous intéressait.
Pour apporter un support de coopération efficace et utile aux autorités judiciaires françaises, Eurojust est la seule agence qui permette une coopération multilatérale. Cette coopération se fait de deux manières. Nous organisons tout d'abord des réunions de coordination qui permettent de rassembler tous les acteurs judiciaires des pays concernés par un même dossier, avec un service d'interprétariat afin que chacun puisse s'exprimer dans sa langue maternelle et échanger directement des informations avec les partenaires étrangers. Ces réunions permettent de définir des stratégies d'enquêtes communes, qui concernent non seulement la direction des enquêtes, mais aussi celle des poursuites, puisque la décision ultime dans un dossier complexe, multilatéral, qui concerne plusieurs États membres, est de déterminer devant quelle juridiction l'affaire sera jugée, et s'il est opportun de réunir l'ensemble du dossier devant une même juridiction de jugement.
De plus, nous avons de plus en plus souvent recours, dans tous types de dossiers, notamment dans les affaires de terrorisme, à des équipes communes d'enquête. Ce fut le cas, par exemple, dans le dossier du 13 novembre et dans le dossier Reda Kriket.
Telle est la place qu'occupe aujourd'hui Eurojust dans le dispositif de coopération judiciaire en Europe : une agence multilatérale fonctionnant sur un modèle intergouvernemental qui fait sa force, car il permet un contact direct avec des correspondants nationaux au sein de l'agence. Elle n'a aucun pouvoir, et nous en sommes très heureux, car cela nous permet d'avoir une relation extrêmement simple avec les autorités judiciaires françaises : il ne peut pas y avoir de rivalité ou de concurrence. Nous ne nous trouvons jamais dans une situation où il n'y aurait qu'un siège pour deux : quand on exerce des poursuites, il ne peut y avoir qu'une seule autorité compétente, en l'occurrence les autorités judiciaires françaises. C'est peut-être ce qui explique qu'elles n'aient plus aucune réticence à nous saisir dans les dossiers les plus sensibles.
En ce qui concerne le Brexit et ses conséquences sur la coopération judiciaire pénale en Europe, je propose d'aborder quatre sujets : les agences européennes (Europol et Eurojust) ; les instruments de reconnaissance mutuelle ; l'interconnexion électronique des casiers judiciaires et le parquet européen, sujet d'actualité puisque les négociations ont échoué lors du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 8 décembre dernier.
Je souhaite vous parler des deux agences européennes, car Europol me semble aujourd'hui un élément de coopération extrêmement important. Dès que le Royaume-Uni sortira de l'espace judiciaire européen unique, il quittera également les agences européennes. Il est difficile d'imaginer une marge de négociation sur cette question de principe. Mais cela ne signifie pas que les Britanniques cesseront de collaborer avec Eurojust. Aujourd'hui, nous avons déjà passé un certain nombre d'accords de coopération avec des pays tiers : la Suisse, les États-Unis et la Norvège. Ces accords ont permis à ces trois pays de créer un poste de procureur de liaison rattaché à Eurojust. Nous avons donc un point de contact direct au sein d'Eurojust avec ces trois pays.
Ces procureurs de liaison ont à peu près les mêmes capacités d'action que les membres nationaux : ils peuvent ouvrir un dossier, organiser des réunions de coordination et les présider, et participer à une équipe commune d'enquête. La Suisse ayant ratifié le deuxième protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire de 1959, le procureur de liaison suisse ne se distingue presque pas, sur le plan opérationnel, d'un membre national. La seule différence avec les membres nationaux est que les procureurs de liaison ne participent pas aux réunions du Collège d'Eurojust, c'est-à-dire à la gouvernance de l'organisation. Dans une agence intergouvernementale qui n'exerce aucun pouvoir propre, ces réunions ne portent que sur des éléments de fonctionnement quotidien de l'agence. Aucune décision d'importance susceptible d'engager l'avenir d'Eurojust ne peut être prise au sein du collège. Finalement, c'est presque une chance pour ce procureur de liaison de ne pas participer aux réunions du Collège, qui ne sont pas toujours extrêmement passionnantes…
Sur le plan opérationnel, j'imagine que les Britanniques feront le choix de créer un poste de procureur de liaison. Nous n'avons aucune raison de nous y opposer, cela fait partie des relations normales que nous pouvons établir avec des pays tiers. Les Britanniques, aujourd'hui très impliqués dans le fonctionnement d'Eurojust, feront en sorte de nommer un procureur de liaison doté d'adjoints et d'un secrétariat, ce qui leur permettra d'avoir exactement la même capacité opérationnelle qu'actuellement.
Il en ira de même pour Europol, qui peut également passer des accords de coopération opérationnels et stratégiques avec des pays tiers. J'imagine que le Royaume-Uni demandera à bénéficier de ce statut. Il est d'autant plus important pour nous de conserver une coopération étroite avec les Britanniques qu'ils sont particulièrement actifs et compétents sur le terrain du renseignement. Il faut établir avec eux des collaborations très fortes et très étroites, qui permettent de continuer à travailler ensemble, d'autant qu'aujourd'hui Europol et Eurojust sont très étroitement associés dans tous les champs de la criminalité organisée, également en matière de terrorisme, ce qui n'était pas le cas auparavant. Europol est un énorme bureau d'analyse criminelle. En matière de crime organisé, il traite 25 millions de renseignements – que l'on appelle « entités structurées » – et 3 millions en matière de terrorisme.
Ce bureau d'analyse criminelle recoupe en permanence toutes les informations qu'il reçoit des services de police et de renseignement des États membres, mais aussi des pays tiers avec lesquels Europol a un accord de coopération opérationnelle.
Europol a ouvert vingt-sept ou vingt-huit fichiers d'analyse criminelle – que l'on appelle des « points focaux » – consacrés chacun à une thématique particulière : les transactions financières suspectes, la surveillance des sites internet terroristes, et cinq fichiers particuliers en matière de terrorisme. Parmi ces derniers, les deux plus importants sont aujourd'hui les fichiers « Hydra », consacrés au terrorisme islamiste en général ; et le fichier « Travellers », consacré aux combattants terroristes étrangers.
Jusqu'en 2015, il n'existait pas d'accord d'association entre Eurojust et Europol en matière de terrorisme, faute de confiance. Après les attentats de janvier et novembre 2015, l'urgence opérationnelle et la pression politique qui s'est exercée ont été telles que nous avons signé en quelques mois des accords d'association avec Europol sur les deux fichiers que je viens de citer. J'ai été désigné par le Collège « point de contact » de ces fichiers, ce qui me permet de participer à toutes les réunions opérationnelles s'y rapportant et d'entretenir des relations très étroites avec les analystes d'Europol qui travaillent sur ces sujets.
Le Royaume-Uni est pour nous un partenaire extrêmement important dans le champ de la sécurité, et nous devons continuer à coopérer selon les modalités déjà prévues pour les pays tiers.
J'en viens aux instruments de reconnaissance mutuelle. Ce principe s'est imposé à partir du Conseil européen de Tampere, en octobre 1999, qui en avait fait la pierre angulaire de la coopération judiciaire en Europe. Après cette grande déclaration politique, il s'est ensuite passé ce qui arrive parfois au sein de l'Union européenne : pas grand-chose. Il a fallu les attentats du 11 septembre 2001 pour que l'Union commence sérieusement à mettre en oeuvre le programme de Tampere dans le domaine de la coopération judiciaire. La pression politique très forte que les États-Unis ont exercée sur les États européens a eu pour résultat l'adoption de la décision concernant Eurojust le 28 février 2002. Le projet était déjà en cours, fortement soutenu par la France, mais les négociations avançaient très difficilement, notamment du fait de l'opposition de l'Allemagne. Autre résultat de cette pression des États-Unis, l'adoption quelques mois plus tard du mandat d'arrêt européen. Dans le champ de l'extradition, c'est une révolution copernicienne : nous avons changé de monde.
Que signifie le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice ? Que la demande n'est plus une demande, mais une décision. Par exemple, si un juge d'instruction français décerne un mandat d'arrêt européen contre un ressortissant allemand qui réside en Allemagne, il ne s'agit plus d'une demande aimable formulée par le juge d'instruction français aux Allemands, mais d'une décision prise par l'autorité judiciaire française et qui sera exécutée en Allemagne presque comme s'il s'agissait d'un mandat d'arrêt allemand. Il existe un principe d'assimilation de la décision étrangère à la décision nationale. Les motifs de refus sont extrêmement limités, et leur mise en oeuvre est très encadrée.
L'obligation pour les États membres d'extrader leurs ressortissants nationaux constitue également un progrès considérable, puisque, vous le savez, le principe est que la France n'extrade pas les siens.
Le mandat d'arrêt européen repose sur cette logique et marque une étape très importante dans la création de l'espace judiciaire européen, auquel elle donne tout son sens. Des instruments ont été créés pour toutes les décisions que peut prendre un procureur ou un juge d'instruction et qui sont susceptibles d'être appliquées en dehors du territoire français. Le principe de reconnaissance mutuelle a été décliné dans toutes les matières possibles, de la reconnaissance mutuelle des sanctions pécuniaires à celle des décisions de gel des avoirs et des preuves – outil important dans le traitement des dossiers de faux ordres de virement, forme d'escroquerie qui s'est développée depuis quelques années et cause des préjudices considérables aux entreprises. Dans ce domaine, la première mesure à prendre ne consiste pas à arrêter les gens, mais à geler l'argent, à essayer de récupérer ce qui peut l'être par le biais d'une mesure qui sera exécutée immédiatement par les autorités judiciaires du pays concerné. Le gel – mesure provisoire – est suivi de la confiscation – à moins que l'on ne restitue ses biens à leur propriétaire.
Toujours dans le cadre de la reconnaissance mutuelle, le contrôle judiciaire, décerné par un juge français, peut aussi être exécuté à l'étranger. Enfin, dernier instrument en date, la décision d'enquête européenne va couvrir l'ensemble de la coopération judiciaire pénale et remplacer définitivement les commissions rogatoires internationales.
Dès lors que le Royaume-Uni sort de l'espace judiciaire européen, il ne peut plus utiliser les instruments de reconnaissance mutuelle. Malgré toute l'empathie que je peux avoir, à titre personnel, pour les Britanniques, je n'imagine pas comment, dans ces conditions, nous pourrions conserver le Royaume-Uni à bord. La reconnaissance mutuelle nécessite un niveau de confiance qui ne peut exister qu'au sein de cet espace, puisque les autorités judiciaires doivent exécuter quasiment les yeux fermés la décision qu'elles reçoivent : un mandat d'arrêt européen comporte un résumé très succinct des raisons pour lesquelles le juge étranger l'a décerné, et il n'y a pas de contrôle d'opportunité possible.
Par ailleurs, des missions d'évaluation mutuelles sont régulièrement réalisées par des magistrats et des fonctionnaires de la Commission européenne qui vont mesurer dans chaque État membre la manière dont les instruments en question ont été transposés en droit interne et sont appliqués par les autorités judiciaires. Ces mesures de contrôle inhérentes à la reconnaissance mutuelle ne pourraient plus être appliquées à un pays qui ne sera plus membre de l'Union européenne, mais qui sera désormais un pays tiers.
La seule solution pour le Royaume-Uni est d'en revenir aux anciens instruments de coopération judiciaire, non pas ceux de l'Union européenne, donc, mais ceux du Conseil de l'Europe – notamment la convention d'extradition de 1957. Nous aurons même des difficultés à faire bénéficier le Royaume-Uni des conventions de l'Union européenne de 1995 et 1996 adoptées par la suite et visant à mettre en place une procédure simplifiée en matière d'extradition. J'imagine que les juristes du secrétariat général du Conseil et ceux des États membres trouveront des solutions plus élégantes et mettront en place des procédures plus rapides et simplifiées avec le Royaume-Uni.
Vous allez considérer qu'on en revient à l'âge de pierre dans nos relations avec le Royaume-Uni ; d'une certaine manière, c'est vrai. Aussi est-ce sans doute à ce pays de faire un effort supplémentaire pour faciliter la coopération avec les États de l'Union européenne et pour ne pas en revenir aux situations que nous avons connues avec un dossier comme celui de Rachid Ramda.