Intervention de Marie Mendras

Réunion du 23 janvier 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Marie Mendras :

Je suis heureuse de pouvoir partager avec vous mes réflexions sur la Russie, et me réjouis de le faire avec M. Pierre Morel, qui a été un ambassadeur remarquable et très accueillant pour les chercheurs qui pouvaient alors s'aventurer sans permission ni visa sur les terres russes durant l'exaltante période de découverte que furent les années Eltsine.

L'un des paradigmes forts de la Russie tient à sa complexité et à sa diversité. Il n'y a pas de Russie « moyenne », mais une Russie plurielle, de plus en plus disparate, inégale et fragmentée. La vision que les Russes ont de l'Europe, de la Chine et du Japon à Vladivostok est très différente de celle qu'ils peuvent en avoir dans le Sud-Ouest du pays, près du Caucase ou en Carélie. Cette complexité est précisément ce qui justifie mon travail de chercheuse et d'universitaire.

Poser en quelques minutes les grandes questions de politique étrangère et intérieure de la Russie est un défi. Dans un article de la revue Commentaire qui vous a été distribué, je souligne que, pour comprendre la pensée et les comportements des dirigeants russes en politique extérieure, il est indispensable de comprendre leur conception de leur propre pays et leur conception des défis internes dans les domaines politique, économique, social et culturel, ainsi qu'en matière de sécurité. Cette observation vaut certes pour tous les pays, mais elle est encore plus vraie pour la Russie qui est, pour citer l'économiste finlandais Pekka Sutela, non pas tant un pays émergent qu'une ancienne superpuissance qui a échoué.

Il importe d'autant plus de comprendre le mode de pensée des dirigeants russes que la Russie n'est pas un pays démocratique, mais autoritaire et personnalisé, où l'opinion publique n'a pratiquement pas d'influence sur les choix de politique étrangère.

La Russie est aujourd'hui gouvernée par un régime contesté, sur la défensive, qui a peur du changement, peur de l'autre, peur de l'imprévu et peur du risque. Or, à l'époque où nous vivons, on ne choisit pas le risque et le rythme s'est accéléré : pour les dirigeants de Moscou, l'imprévu est bien plus important aujourd'hui qu'il y a quarante ans. La question du rythme, du temps et de l'espace est donc au coeur de la problématique russe.

L'an dernier, la contestation des élections et la mobilisation d'une partie de la société et des élites ont montré qu'un écart se creuse entre, d'une part, une direction politique et des groupes dirigeants qui résistent au changement pour préserver leur position et, d'autre part, une partie de la société et des élites – entendues cette fois en un sens plus large – qui souhaitent certains changements et sont inquiètes de la difficulté qu'éprouve le régime à innover et à moderniser le pays.

La Russie possède un potentiel considérable, mais elle pourrait l'utiliser beaucoup mieux – c'est là un effet de la « malédiction du pétrole », qui réduit la capacité des dirigeants à opérer des réformes lorsque l'argent afflue sans effort dans les caisses de l'État. Dans tous les pays, la réforme implique pour la classe dirigeante un peu de risque – et un peu plus encore dans un pays autoritaire qui ne dispose plus des relais, des dynamiques sociales et de l'esprit entrepreneurial qui peuvent, ailleurs, porter le changement sans que les réformes viennent d'en-haut.

Mon analyse de la politique russe actuelle s'organise autour des limites d'un régime conservateur et autoritaire de moins en moins légitime. En un temps où le monde change, les 140 millions de Russes sont presque tous connectés, directement ou par l'Internet, avec le monde extérieur – jusqu'à la grand-mère qui, dans sa campagne, sait par ses petits-enfants et par les nouvelles formes de communication que Vladimir Poutine n'a pas été élu honnêtement.

En désignant, en mars dernier, le nouveau mandat de Vladimir Poutine comme son « quatrième mandat », je tenais à souligner que, pendant le mandat présidentiel de Dimitri Medvedev, Vladimir Poutine était resté le chef tout-puissant de l'exécutif et qu'il exerçait donc en réalité un troisième mandat, en qualité de Premier ministre. En août prochain, V. Poutine sera au pouvoir depuis 14 ans !

Deux grandes questions se posent, qui portent respectivement sur la politique intérieure et extérieure : les dirigeants russes peuvent-ils et veulent-ils moderniser leur pays ? La Russie peut-elle et veut-elle être un partenaire actif de la France, de l'Europe et de la communauté internationale ?

En politique intérieure, les dirigeants russes ont-ils un projet et, s'ils n'en ont pas, peuvent-ils encore consolider leur pouvoir politique, économique et financier sans propositions pour l'avenir et sans une dynamique de changement ? Cette question est au coeur des événements politiques des 18 derniers mois et, au vu des témoignages que je reçois quotidiennement, occupe de plus en plus les esprits, non seulement au Kremlin, dans les administrations et parmi les conseillers des dirigeants, mais aussi au sein des classes moyennes. Ces dernières commencent à être saisies par le doute, alors que le régime de Poutine bénéficiait encore, voici quelques années, d'un fort soutien, dû en grande partie à la hausse constante, de 2001 à juillet 2008, du prix des matières premières.

Pour la première fois, les Russes sont devenus des consommateurs et ont pu commencer à faire des projets. Tandis que certains entrepreneurs pouvaient s'organiser, d'autres étaient mis en prison, comme Mikhaïl Khodorkovski, le pouvoir tenant à garder le contrôle non seulement de l'exploitation des matières premières, mais aussi de leur vente et de tous leurs revenus – rappelons que plus de 75 % des revenus d'exportation de la Russie proviennent de la vente de matières premières. Dans le dernier rapport d'analyse de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), en date de décembre dernier, l'économiste en chef de cette institution écrit que « la Russie continue de suivre un modèle de croissance basé essentiellement sur des matières premières. L'expérience internationale montre que de telles politiques conduisent à un ralentissement de la croissance à long terme. De plus, ces politiques sont très souvent associées à des institutions faibles et à une distribution inégale des revenus et de la richesse ». C'est le paradoxe de l'État faible, qui se caractérise par des institutions publiques faibles et des réseaux forts. Nos gouvernements ne font pas assez la distinction entre l'État russe, c'est-à-dire les institutions publiques, et le pouvoir poutinien. Or, si les deux fonctionnent parfois en symbiose, Poutine s'est affirmé en affaiblissant les institutions publiques – qu'il s'agisse de la justice ou de la Douma d'État – chambre basse du Parlement.

Il existe en Russie une imbrication étroite entre les aspects politiques et les aspects économiques et financiers. La plupart des personnages les plus importants du régime sont aussi – ou ont été – à la tête des très grandes entreprises, notamment de celles qui exportent des matières premières : il est donc difficile de séparer oligarchie économique et oligarchie politique.

En matière de politique étrangère, un État non démocratique ne se comporte pas comme un État démocratique. De plus, une ancienne puissance qui souhaiterait l'être encore ne raisonne pas comme un pays ordinaire.

Vladimir Poutine et les hommes, peu nombreux, qui le conseillent sur la politique étrangère, considèrent que le monde extérieur est hostile et qu'il faut se protéger de son influence politique, mais que la Russie en a néanmoins besoin pour assurer son développement économique – à tout le moins les rentrées budgétaires de l'État – et pour consolider une sphère de sécurité nationale et, selon l'expression employée par Dmitri Medvedev lorsqu'il était président, la sphère des intérêts privilégiés de la Russie, c'est-à-dire les républiques qui faisaient précédemment partie de l'URSS et qu'évoquera tout à l'heure l'ambassadeur Morel.

Le pouvoir russe affiche une vision protectionniste, quelque peu craintive et défensive, car l'influence de l'extérieur a toujours un effet sur les sociétés et sur les économies, et donc aussi sur les régimes politiques. Le protectionnisme intérieur implique une forme de protectionnisme en politique étrangère. Il y a là une certaine contradiction pour un pays qui veut aussi avoir une place importante en Europe et en Asie, comme au Sud de ses frontières et à l'ONU, et participer à une forme de gestion de certains grands dossiers avec les États-Unis pour sauver un partenariat privilégié qui remonte à l'époque de la guerre froide. Aujourd'hui encore, la Russie ne peut prétendre être une grande puissance que parce que les États-Unis et les institutions des Nations Unies reconnaissent structurellement qu'elle en est encore une.

La Russie a donc soif de reconnaissance, mais chaque fois qu'elle a l'occasion de jouer un rôle positif et d'imprimer sa marque sur un dossier pour le faire avancer, elle hésite avant de le faire ou s'y refuse, comme c'est le cas pour la Syrie. Les facteurs qui l'expliquent sont nombreux : la crainte à Moscou de la nouvelle chute d'un dictateur ami, le refus de soutenir la position occidentale, de surcroît partagée par la Ligue arabe, la question iranienne, l'indifférence devant l'extrême violence et le désastre humanitaire.

Une autre contradiction réside dans la relation ambivalente qu'entretiennent les dirigeants russes avec la Chine et avec l'Europe. Cette contradiction, que j'observe depuis des années, a été particulièrement visible lors de l'intervention militaire russe en Géorgie, en août 2008. Alors que la Russie s'efforce de combler son retard dans la relation avec la Chine, elle manifeste un réel tropisme vers l'Europe et l'Occident. C'est là une bonne nouvelle, malgré une rhétorique assez pénible pour les pays membres de l'OTAN, de savoir que la société russe et ses élites voient et continueront de voir en l'Europe la région la plus proche, la plus amie et la plus à même d'accompagner les transformations de leur pays.

En passant le témoin à M. Pierre Morel, je soulignerai enfin que, si nous sommes conscients du besoin et du désir des Russes de vivre en bonne intelligence avec les pays européens, nous sommes confrontés à un défi politique et économique majeur en ce qui concerne les pays de l'entre-deux, ou « pays sandwiches » – les six États du « partenariat oriental » de l'Union européenne : Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan –, qui jouissent d'une souveraineté faible dont la Russie se satisfait fort bien, quand elle n'en joue pas. Ces pays se voient ainsi privés de perspectives de se développer sur le plan économique et social et en tant qu'États de droit. Nos gouvernements et l'Union européenne devraient aborder avec plus de dynamisme la question des relations avec ces pays et de l'avenir de ces derniers.

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