Intervention de Pierre Morel

Réunion du 23 janvier 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Pierre Morel, ancien ambassadeur de France en Russie :

Si la relation franco-russe mérite une attention privilégiée, c'est qu'elle a une histoire millénaire, ayant survécu à toutes les vicissitudes de nos pays respectifs. Cette relation a contribué à la formation du monde contemporain, des grands débats de la guerre froide – que la France a marqués avec le triptyque « détente-entente-coopération » – à la collaboration scientifique et spatiale. Aujourd'hui encore, sa dimension stratégique et opérationnelle lui donne une importance particulière.

La relation fut d'abord économique. Dès l'époque du général de Gaulle, la Grande et la Petite Commission avaient porté des initiatives remarquables ; la coopération a pris depuis des formes différentes, notamment au sein du Conseil économique, financier, industriel et commercial (CEFIC). Les dernières années ont également vu se développer une véritable relation politique et stratégique, marquée par les rencontres régulières des ministres des affaires étrangères et de la défense russes et français. Les liens ne concernent pourtant pas les seules autorités, l'échange entre nos sociétés respectives étant également très vivant, comme en attestent, entre autres, les années France-Russie 2010 et 2012 ou, par exemple, la récente exposition sur l'intelligentsia de nos deux pays.

Le 24 septembre 2011, le Premier ministre Vladimir Poutine annonçait qu'il se présenterait pour un troisième mandat présidentiel. Si celui-ci ne mérite pas, à mes yeux, d'être qualifié de quatrième, c'est que je souscris à la formule employée par un spécialiste russe pour lequel, à l'époque de la présidence Medvedev : « Il n'y [avait] pas deux pouvoirs à Moscou, mais un et demi ». Le partage des tâches entre un président tourné vers la classe moyenne et la jeunesse, et un premier ministre faisant appel aux tréfonds du pays, avait, en effet, introduit une certaine complexité au sein de l'exécutif. Malgré l'argument de la nécessité de prolonger l'effort, avancé par M. Poutine, l'annonce de la permutation a dès lors été perçue par les Russes comme un « roque » témoignant d'un déni de respect. C'est donc avec grande vigilance que la population a abordé les élections législatives, la tension entre la base et les autorités se traduisant ensuite par des manifestations.

L'évolution de ces manifestations est remarquable. La première, organisée au lendemain des élections, prit la forme d'une action de protestation classique, et fut gérée par les forces de l'ordre avec la rudesse habituelle. En revanche, la manifestation massive du 10 décembre 2011 fut marquée par l'importance des réseaux sociaux dans la mobilisation et par le souci des autorités d'éviter les violences. Les deux parties prenantes ont donc fait appel à de nouvelles ressources et méthodes, cet échange de signaux entre la population et le pouvoir témoignant d'une nouvelle forme de gestion du mécontentement.

Certains s'attendaient alors à revivre à Moscou un équivalent de la place Tahrir ; si rien de tel ne s'est produit parce que le contexte n'était pas le même, le parallèle peut être esquissé. Dans les deux cas, on a assisté à une explosion civique sans force politique structurante, les partis russes d'opposition restant incapables de proposer un autre gouvernement. Malgré le reflux de la mobilisation, ces manifestations représentent un tournant, dans la mesure où elles signent l'émergence d'une classe moyenne politiquement disponible, d'un hyperconsommateur prêt à redevenir citoyen.

Si M. Poutine a souhaité briguer un troisième mandat, c'est que le poste de président donne des fonctions différentes de celui de premier ministre, même au sein d'un tandem aussi contrôlé. De retour à la tête du pays, il engage la Russie sur la voie d'une logique autocentrée, celle d'une politique de puissance dans un jeu multipolaire. Il ne s'agit plus de courir après le rêve d'une reconquête complète de l'influence d'antan. Le monde extérieur est perçu comme menaçant, difficile et n'offrant pas à la Russie beaucoup de perspectives, ce qui exige un recentrage et une remobilisation des forces russes. Cette vision assez dure est marquée par le sentiment d'urgence, la vigilance, une certaine nostalgie, la volonté de retrouver sa propre histoire et d'en dépasser les césures, et de faire appel à la dimension morale. Il s'agit, en somme, d'un redéploiement du patriotisme, la personnalité de M. Poutine lui conférant une dose d'intimidation, voire de sarcasme, dont on est familier depuis son discours à Munich. Celui qu'il a prononcé le 12 décembre dernier insiste ainsi sur la nécessité de « dé-offshoriser » la Russie : alors que les forces vives sont aujourd'hui dispersées, que des centaines de milliers de Russes vivent et travaillent à l'étranger, il faut concentrer les forces dans un jeu à la fois solitaire et multipolaire, impliquant un partage du travail entre plusieurs puissances.

Cette vision explique le pragmatisme offensif dont fait preuve la diplomatie russe : tout doit être négocié, rien n'est automatique, et la capacité de riposte fait partie des atouts sur lesquels il faut compter. C'est ainsi que la position russe sur la Syrie constitue une réponse à la guerre en Libye. Il y a eu, semble-t-il, divergence entre le président Medvedev et le premier ministre Poutine au moment du vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies ; et lorsque M. Poutine a repris les commandes, il a tenu à afficher le retour à cette ligne « réalpoliticienne ».

La situation dans le Caucase du Nord compte pour beaucoup dans ce surcroît de vigilance. Après la Tchétchénie, le Daghestan – où les assassinats se multiplient – souffre d'un problème d'autorité majeur. La tentative de mettre en place un plan de modernisation économique de cette région – désormais plus intégrée, avec la nomination d'un vice-premier ministre résidant sur place, M. Khloponine – n'a pas réglé la question. L'« émirat du Caucase » du chef terroriste Dokou Oumarov dispose d'un millier de combattants semble-t-il, mais avec des ramifications, comme en témoigne l'attentat de juillet dernier au Tatarstan – république riche et paisible –, où le mufti adjoint a été assassiné. La perspective des Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, constitue un défi sérieux, alors que les zones proches – la Kabardino-Balkarie et la Karatchaï-Tcherkessie – sont en proie à de fortes tensions. Cette situation intérieure n'est pas étrangère à la vision réaliste – voire hyperréaliste – du rapport des forces dans le monde contemporain, que porte aujourd'hui la Russie.

La CEI constitue une zone d'intérêts privilégiés pour la Russie, et celle-ci est prête à aller jusqu'au conflit militaire lorsque cela est nécessaire. La guerre en Géorgie, en août 2008, l'a amplement démontré, avec la reconnaissance consécutive de l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud – pratique que la Russie évitait, par crainte d'éclatement du Caucase. La CEI représente un espace stratégique : dès lors que l'on adopte une logique multipolaire, il faut avoir maîtrisé son espace et son environnement. L'immigration et la sécurité font également partie des enjeux ; réservoir de main-d'oeuvre vitale pour un pays qui connaît un déclin démographique, la CEI est également une région où l'importance de l'islam va croissant, la frontière du Sud étant ponctuée de foyers de crise et d'incertitudes. Elle garantit un complément indispensable en matière énergétique, car les grands gisements russes n'ont pas été suffisamment exploités pour en récupérer toute la ressource. Plusieurs pays de la CEI jouxtent enfin l'Afghanistan – souvenir douloureux, mais aussi réalité tragique en matière de drogue. Le responsable de l'agence fédérale de contrôle des drogues, M. Ivanov, fait état de 30 000 morts par an par héroïne, avec sans doute plus d'un million d'héroïnomanes. La perspective du retrait des troupes de l'OTAN en 2014 préoccupe particulièrement la Russie.

La CEI est au centre du projet d' « Union eurasiatique », porté par la Russie. Lancé au moment de l'annonce de la nouvelle candidature de M. Poutine, en septembre 2011, ce thème a été repris pendant la campagne présidentielle. Il s'agit de partir de l'Union douanière et du marché intérieur unique que représente la Communauté économique eurasiatique (EURASEC) pour aller, à terme, vers un projet politique, sur le modèle de la Communauté, puis de l'Union européenne. Beaucoup d'anciens membres de la représentation de la Russie auprès de l'UE sont d'ailleurs désormais envoyés auprès des services de cette nouvelle structure, afin d'y apporter leur connaissance des règlements et des modes de définition de normes communes européennes, ce qui montre la volonté de créer un système efficace. Le projet de nouvelle union ne concerne d'abord que la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, mais les autres pays d'Asie centrale – hormis l'Ouzbékistan, très opposé – savent que leur adhésion est, à terme, inéluctable, même s'ils en retardent l'échéance. L'adhésion du Kirghizistan et du Tadjikistan offrirait en effet l'opportunité de créer un espace économique unique face à la Chine ; l'adhésion de l'Ukraine, en revanche, bien qu'étant sans doute l'objectif principal du projet, reste incertaine.

Le Grand Nord représente un autre projet important de ce troisième mandat. Dès 2007, la Russie avait planté son drapeau sous la calotte de l'Arctique ; l'an dernier, l'expédition Arktika s'est livrée à une véritable exploration, au moyen de sous-marins spécialement équipés, montrant, si besoin en était, que la Russie ne manque pas de ressources dans ce domaine. Avec l'ouverture croissante de la route du Nord-Est à la suite du réchauffement climatique, RosAtomFlot peut espérer qu'un jour, les brise-glace russes de Mourmansk deviendront plus rentables que le passage par le canal de Suez. Cette ambition – qu'il ne faut pas ignorer – est à relier à l'opération Rosneft. Cette compagnie vient de passer une alliance avec BP, après la confrontation majeure qui avait opposé, pendant des années, au sein de TNK-BP, cette grande société internationale à des oligarques russes. Au terme de cet accord où TNK-BP passe des mains de l'oligarchie à une firme d'État, M. Setchine – ancien vice-premier ministre et proche du président Poutine, désormais à la tête de Rosneft – récupère des capacités technologiques considérables, tout en permettant à BP de redorer son image après les ennuis que la compagnie a connus dans le golfe du Mexique. Cette opération intervient dans un contexte de redistribution énergétique où Rosneft prend ses distances par rapport à Gazprom, envisageant pour la première fois l'utilisation du gaz associé par les compagnies pétrolières, que le monopole de Gazprom rendait, jusque là, impossible. Près d'un tiers des exportations potentielles de gaz était ainsi perdu dans ces torches que l'on aperçoit lorsqu'on survole la Russie de nuit. Le projet autour du Grand Nord est donc à relier à celui de maîtrise de l'espace stratégique russe.

En matière de politique étrangère et de sécurité, la Russie investit méthodiquement dans l'approche multipolaire, cherchant à définir une ligne autonome. Cette position l'amène, pour le moment, à jouer – au moins en façade – la carte asiatique, à travers sa relation avec la Chine. Comme l'a souligné Marie Mendras, la Russie ne se fait aucune illusion quant au risque chinois ; mais à court terme, elle estime plus avantageux de se ranger du côté des BRICS. Son rapport aux États-Unis devient, en effet, de plus en plus critique depuis que l'opération « Reset » – redéfinition de la relation russo-américaine – semble avoir montré ses limites, et surtout depuis la guerre en Libye.

En même temps, le pays mène un programme de modernisation des forces armées, sur fond de débats intérieurs. En témoignent le limogeage du ministre de la défense, M. Serdioukov, et l'achat des Mistral qui montre que les dirigeants mesurent les limites d'une industrie militaire trop enfermée dans ses habitudes, réflexes et complicités, et souhaitent la secouer. Ces efforts, qui visent à reconstruire la capacité militaire du pays, sont mal perçus à l'extérieur ; ils participent pourtant de cette vision âpre des relations internationales où tout est négociable – jusqu'aux accords nucléaires antérieurement passés –, comme le prouvent les tensions autour des accords nucléaires conclus entre les Etats-Unis et la Russie..

Suivant cette logique de négociation permanente, la Russie peut se retrouver – aux yeux des pays occidentaux – du bon comme du mauvais côté. Dans le conflit syrien, elle est ainsi dans une logique d'opposition, l'évolution sur le terrain pouvant toutefois finir par l'obliger à rechercher un compromis ; sa position sur l'Iran est un mélange d'opposition et de coopération ; sur l'Afghanistan, enfin, offre un exemple de coopération indéniable, qu'il convient de noter si l'on cherche à avoir une vision équilibrée du rôle de la Russie sur la scène internationale. Au moment du blocage complet des routes du Pakistan, la remarquable mise en place par les Etats-Unis et l'OTAN du « réseau de distribution du Nord » – Northern Distribution Network – a permis le transfert transcontinental du ravitaillement des forces de la coalition du port de Ventspils, près de Riga, à Mazar-e-Charif. Il implique une traversée par voie ferroviaire avec des compléments aériens, ainsi que des relais par route dans certains aéroports. Cette collaboration est un des bénéfices substantiels, mais encore méconnus, de l'opération « Reset », et elle restera vitale durant le retrait de la coalition, qui prendra des mois, voire des années, et sera très complexe. L'attitude de la Russie à l'égard des événements au Sahel est également a priori positive. En Amérique latine toutefois, sa relation avec le Venezuela d'Hugo Chavez suscite des interrogations.

Pourtant, même si la Russie cultive l'orientation « asiatique » et s'est attachée au jeu multipolaire, je rejoins Marie Mendras dans l'idée que ce pays reste fondamentalement tourné vers l'Europe. Il suffit d'ailleurs de voir où sont les Russes : s'il y a, depuis toujours, un petit quartier russe à Pekin, abritant des commerçants habiles qui pratiquent la navette entre les deux pays, cette présence est sans commune mesure avec celle des Russes en Occident, où l'on accueille une bonne partie de leurs élites. Lorsqu'on réfléchit, en Russie, à l'opportunité de partir à l'étranger, c'est à l'Ouest que l'on pense en priorité, même si apparaissent, depuis peu, des trajectoires plus originales. Sans minimiser ces tendances, la vocation fondamentale de la Russie est de retrouver les chemins d'une grande politique européenne, dans laquelle la France aurait un rôle à jouer, au sein d'une démarche coordonnée au sein de l'Union européenne.

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