Monsieur Guillet, la politique énergétique russe n'est pas complètement incohérente. Les « huit glorieuses » – années exceptionnelles qui ont suivi l'avènement au pouvoir de Vladimir Poutine – avaient quelque peu faussé le jugement, tout en enfermant la Russie dans la logique d'exportation des matières premières et de l'énergie. Cette phase très favorable aurait pu permettre d'augmenter les investissements et de moderniser l'appareil de production ; si elle a permis de récupérer des ressources au-delà des frontières – dans les pays d'Asie centrale notamment –, la rénovation des puits et le forage ont souffert d'un sous-investissement manifeste, la priorité ayant été donnée au maintien d'un prix bas de l'énergie pour la satisfaction de la population. Le statut de monopole dont disposait Gazprom avait verrouillé ce système ; mais la nécessité de se procurer les nouvelles technologies, indispensables au développement de la production dans le Nord sibérien et dans le Grand Nord, peut redistribuer les cartes. Gazprom pèse lourd dans les orientations de la Russie, amenant un lot de confrontations. Le gazoduc Nord Stream a ainsi constitué la riposte au risque de pression de la part de l'Ukraine – alors même que ce pays évoluait dans un sens pro-russe –, et le projet South Stream, consistant à bloquer l'idée du quatrième corridor énergétique européen, en est la continuation logique. Le gazoduc Transcaspien finira par aboutir – l'accord sur la construction du Trans-Anatolian Pipeline (TANAP) vient de montrer qu'au moins pour le gisement Shah Deniz II, les choses s'amorcent – mais la Russie bloque délibérément, avec les propos les plus catégoriques, la traversée de la Caspienne pour le gaz turkmène. Sa démarche est donc marquée par une certaine cohérence, même si elle nous paraît à courte vue.
Quant au GNL, la Russie n'était pas seule à parier sur cette technologie, à une époque où l'on ne connaissait pas encore les opportunités en gaz de schiste. Pourtant, si Total s'est engagé sur l'exploitation du gisement Chtokman, c'était moins pour le GNL russe, que pour assurer la poursuite de l'approvisionnement européen. La situation est donc volatile, mais la ligne russe est maintenant assez claire.
Même si les initiatives de l'UE sont, en effet, globalement modestes, l'Europe s'est fait entendre à propos du « troisième paquet énergie ». La ligne selon laquelle Gazprom, ayant accès au marché européen, doit en respecter les règles, crée une tension sérieuse avec la Russie, évoluant vers un contentieux. Ce problème finira par être réglé, car l'exigence n'est en rien anti-russe ; les règles sont les mêmes pour tout le monde, et mettre Gazprom au régime général n'a rien d'anormal. Mais cette politique de l'UE remet en cause l'avantage structurel que la Russie pensait avoir par rapport aux pays européens consommateurs, et le levier considérable que représentait pour elle la dépendance énergétique quasi-complète des pays d'Europe de l'Est et des Balkans.
Cependant, l'UE a fait un premier pas vers une politique énergétique commune : les interconnecteurs permettent désormais – y compris grâce aux efforts de l'Allemagne qui a compris qu'elle devait compenser le choc qu'avait constitué Nord Stream – des transferts de gaz à l'intérieur de l'espace européen, inexistants au moment des embargos de janvier 2006 et de janvier 2009. Les choses commencent donc à se structurer, et il est bon que ce point difficile soit au centre du débat entre l'UE – qui remplit son rôle – et la Russie.
Madame Guittet, l'appartenance de la Russie aux BRICS – sur laquelle elle a, en effet, joué – est un élément de façade. Ces cinq ou six pays émergents – ou qui se présentent comme tels – sont profondément différents, et il serait insensé pour nous, Français, de ne considérer la Russie qu'en tant que membre de ce groupe. Ramener à cette fausse catégorie un pays qui a toujours été un partenaire historique, et que l'on connaît infiniment mieux que beaucoup d'autres, serait appauvrir notre relation vieille de mille ans. C'est par choix tactique, en fonction du contexte international, que le président Poutine a considéré qu'il était utile d'adhérer à ce club. Cela lui permet, tout en étant extrêmement prudent vis-à-vis de la Chine, de partager un message contestataire en direction des puissances occidentales, dans un moment et dans des circonstances donnés. En réalité, si les BRICS revendiquent une meilleure place au soleil, ils ne veulent pas prendre de responsabilités internationales. Ils tergiversent lorsqu'on leur demande, dans les sommets du G20, de construire des normes monétaires, sociales ou environnementales. Ils représentent une construction provisoire, et lorsqu'on y regarde de près, non seulement la Russie, mais également la Chine, le Brésil, l'Afrique du Sud et l'Inde sont aujourd'hui obligés de revoir le modèle qui a fait leur succès. Leur situation n'est pas mauvaise – elle est meilleure que celle de bien d'autres pays, y compris peut-être le nôtre –, mais le progrès n'est plus garanti, et ils ne peuvent pas se contenter de continuer sur leur lancée.
S'agissant enfin de la capacité militaire, la Russie a longtemps vécu sur sa base soviétique, mais cette phase est aujourd'hui terminée. Le pays crée une armée de métier ; le corps des officiers, qui était surchargé, a été considérablement réduit, ce qui a entraîné des conséquences sociales dramatiques, car le statut militaire était garanti à vie. L'idée de forces plus mobiles s'est développée au sein de la Russie et de la CEI, selon la formule de l'OTSC, l'organisation du traité de sécurité collective – en russe ODKB –, bras armé que la puissance multipolaire russe veut déployer dans son espace. Cette mutation n'est pas achevée. Elle appelle de nouveaux investissements militaires, auxquels s'ajoutent ceux que le défi tactique lancé aux États-Unis implique en matière nucléaire – avec notamment de nouveaux missiles –, et le budget militaire reste le premier du pays. Mais elle suscite des débats internes aigus dont on a pris la mesure au moment du départ de Serdioukov, le 6 novembre dernier, et qui ne sont pas tranchés, comme le montrent les redistributions et les reprises en main que l'on a pu observer.
Politique soviétique ou politique russe ? C'est un sujet de débat parmi les Russes eux-mêmes. Le meilleur ouvrage sur le sujet est sans doute le livre de Dmitri Trenin Post Imperium, qui montre bien qu'une politique néo-impériale ne peut être envisagée, faute de moyens. Ce qui ne signifie pas que la tentation d'y recourir n'existe pas : j'ai évoqué la CEI ; je songe aussi aux conflits prolongés, en Géorgie, au Karabakh –le plus aigu sans doute – ou en Moldavie. Une nouvelle forme de coopération aurait pu être expérimentée pour mettre fin à ce dernier conflit, conformément à la proposition allemande ; il est regrettable qu'un compromis n'ait pu être trouvé alors qu'il semblait à notre portée. Quoi qu'il en soit, en Afghanistan, pour ne citer qu'un exemple, la coopération à laquelle nous sommes parvenus aurait été inconcevable à l'époque soviétique.