Intervention de Marie Mendras

Réunion du 23 janvier 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Marie Mendras :

Je partirai de la question démographique, de la fragmentation de l'espace et de l'immigration pour en venir à l'identité de l'État, à l'idéologie et à la religion. Il faut en effet tenir compte de tous ces éléments pour s'interroger sur l'identité russe, celle du sujet post-impérial : comment passer de l'empire tsariste, puis de l'URSS, à ce qu'est aujourd'hui la Russie – un pays moyen, moins performant et compétitif du point de vue économique que nombre de ses voisins, dont les dirigeants n'ont rien d'autre à proposer que la consolidation des acquis et leur propre maintien au pouvoir ? Voyez les craintes qu'inspirent à Poutine, dans le domaine énergétique, l'émergence du gaz de schiste et la perspective d'une rupture avec le confort des revenus considérables du pétrole et du gaz naturel.

Le déclin démographique est beaucoup plus accentué dans la partie asiatique de la Russie : on vit moins longtemps qu'ailleurs dans la plupart des régions de Sibérie et d'Extrême-Orient, on les quitte beaucoup plus que les autres, on y immigre aussi beaucoup moins. En outre, les populations qui vivent dans ces régions communiquent peu avec les habitants de ce que les Russes nomment la Russie centrale et que nous appelons la Russie européenne. On constate ainsi une tendance à la fragmentation démographique, économique et sociale du pays, qui n'est pas politique, mais humaine, et qui affecte les perspectives offertes à chaque région. N'oublions pas que la Russie est une fédération au sein de laquelle les petites républiques du Nord-Caucase, par exemple, n'ont été conquises qu'au xixe siècle, au terme de violents conflits, notamment en Tchétchénie, qui a subi deux terribles guerres depuis 1994.

Il convient par conséquent de distinguer, d'une part, la tendance longue au déclin de la démographie russe, principalement affectée par le nombre anormalement élevé de décès parmi les hommes âgés de 45 à 60 ans ; et, d'autre part, une croissance démographique venue de l'immigration.

Or, Moscou peine à prendre la mesure de ce problème, pour des raisons qui éclairent un phénomène a priori incompréhensible : pourquoi les dirigeants russes ont-ils autant de mal à instaurer une véritable politique d'immigration, notamment par l'intégration des populations ex-soviétiques, dont la démographie est généralement plus dynamique et qui, souvent, travaillent dans la Fédération de Russie, mais pour la plupart de manière illégale ?

Ces raisons sont d'abord politiques ; elles sont liées à l'inquiétude qui entoure la définition de l'identité russe. Malheureusement, Poutine et ses conseillers ont choisi de celle-ci une version de plus en plus « ethnique ». « La Russie aux Russes » a ainsi été l'un des grands slogans de campagne lors des dernières élections et de celles de 2007-2008. On entend dire que « le Caucase, ce n'est pas vraiment chez nous », qu'il ne faut pas nourrir les Caucasiens alors que les Russes ont besoin d'argent et d'investissements.

Cette politique a conduit à une définition de l'État et de la nation russes sans précédent dans l'histoire de la Russie, ni pendant la période tsariste, ni pendant l'ère soviétique. À l'époque soviétique, la politique était officiellement « multinationale » : on était soviétique avant d'être arménien, russe ou ukrainien. Et cette construction idéologique d'un État principalement russe, fait pour les Russes, pose de nombreux problèmes : pour le percevoir, il suffit de regarder, sur la carte, les petites républiques qui portent encore le nom d'un peuple – le Tatarstan, la Tchétchénie, l'Ingouchie, la Carélie – ou de songer à la question de l'islam et des religions en général.

C'est après le début de la crise financière et la guerre de Géorgie, en août 2008, que Poutine, qui n'est pourtant pas un idéologue, a, pour la première fois depuis 1999, éprouvé le besoin de bâtir une idéologie afin de renforcer sa légitimité vacillante. Il a fondé cette idéologie sur l'identité russe et sur un discours hostile aux populations non russes, notamment les Géorgiens et les Ukrainiens – la « révolution orange » survenue en Ukraine en 2004 fait partie des événements importants de l'histoire récente de la Russie. Quant à l'Église, elle s'est immédiatement impliquée dans l'affaire des Pussy Riot et le régime montre de plus en plus ouvertement que le patriarcat gouverne avec lui. Ce qui – vous avez raison, Mme Guittet – est contraire à la Constitution ; mais nous en aurions pour plusieurs heures si j'entreprenais de dresser la liste de toutes les violations récentes des grands principes inscrits dans la Constitution russe.

Il existe par ailleurs un décalage entre les mesures affichées, ou la rhétorique employée, et la réalité. Ainsi, on prétend réformer l'armée, mais on limoge le ministre Serdioukov à l'automne 2012, alors que Poutine déteste être obligé de se séparer de ses proches publiquement et brutalement. Cette affaire révèle la corruption qui gangrène le pays et que tous, à tous les niveaux, reconnaissent. En outre, contrairement à ce que l'on entend dire, ce n'est pas une armée de métier mais une armée de conscription qui a été envoyée à deux reprises en Tchétchénie et devra livrer à nouveau, le cas échéant, des combats du même type.

Le problème de la Russie me semble moins tenir aux fantasmes de ses dirigeants, monsieur Guillet, qu'à leurs peurs – du changement, de l'Autre, de ce qu'ils ne contrôlent pas. Ces peurs montrent qu'ils ne sont plus tout à fait sûrs de pouvoir porter seuls leur pays et son avenir. De fait, la grande bataille livrée par les oppositions – j'emploie le pluriel à dessein – et par tous ceux qui, au sein de la société russe, s'inquiètent de l'avenir visait à mettre enfin à bas ce qui représente le coeur de la construction poutinienne en matière politique : ce que Poutine lui-même appelle le « système sans alternative » et qui exige le maintien du régime, fût-il imparfait. « Il existe une alternative à Poutine et au poutinisme » : tel est le message que sont parvenus à transmettre les manifestants et tous ceux qui se sont mobilisés sur Internet. Les manifestations massives sont d'autant plus remarquables qu'il y a un an et demi encore, sous ce régime autoritaire et qui demeure policier, quelques dizaines de personnes qui se réunissaient dans les rues de Moscou s'exposaient au risque d'être immédiatement arrêtées. En brandissant pour la première fois, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de Vladivostok, des banderoles proclamant : « Putin, ukhodi ! » – « Poutine, va-t'en ! » –, les manifestants ont touché à la dimension quasi sacrée du personnage.

Cela montre que le régime doit bien plus au système de réseaux et de clans qui entourent Vladimir Poutine et ses proches qu'à des institutions publiques qui conforteraient une dictature. Je suis d'accord pour dire que ce dernier terme n'est pas le plus approprié. Il s'agit en revanche d'un régime autoritaire, clientéliste, toujours personnalisé et irrespectueux des droits de l'homme, de la liberté des médias et de l'indépendance des juges. Toutefois, ce système contesté ne saurait durer éternellement ; Pierre Morel l'a dit, la Russie ne pourra rester un pays enfermé qui se voile la face et se bouche les oreilles : elle ne peut qu'évoluer, ouvrir son territoire par le commerce et la compétitivité, et les élites russes l'ont bien compris. Nous avons donc des raisons d'espérer une évolution progressive, mais qui ne sera pas portée par les politiques poutiniennes.

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