Le cas des Pussy Riot est extrêmement révélateur, comme celui de Sergueï Magnitski – du nom de l'avocat tué en détention provisoire en 2009. Pourquoi les Américains ont-ils décidé de faire de ce dernier cas l'affaire de la décennie ? Pourquoi le sort des Pussy Riot a-t-il été pour nous, et d'abord pour notre jeunesse, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ? Ces deux affaires témoignent de profonds dysfonctionnements : les institutions publiques susceptibles de contrecarrer le pouvoir exécutif ont perdu tout sens et toute marge de manoeuvre, de sorte que ceux qui, en Russie et ailleurs, sont révoltés par ces abus savent qu'ils ne peuvent faire appel à la médiation institutionnelle. Il est devenu inutile de s'adresser au parti au pouvoir, de demander qu'un débat soit organisé à la Douma d'État ou d'attendre du juge qu'il fasse preuve d'indépendance. Il faut donc en appeler l'opinion publique en Russie et à l'étranger.
Nous, Européens, sommes donc confrontés à un véritable dilemme. Nous sommes régulièrement informés de cas de ce type, qui choquent de plus en plus notre population, en particulier la jeunesse. À ce propos, je suis convaincue que l'affaiblissement du système poutiniste en Russie résulte d'abord de clivages générationnels, les jeunes Russes constatant que Poutine ne leur propose aucun avenir, qu'ils soient pauvres ou aisés – et beaucoup fuient un régime conservateur et fermé pour aller faire leurs études à l'étranger. Quoi qu'il en soit, ces affaires nous invitent à réfléchir à la nature du régime et à son espérance de vie.
Pour résoudre ce dilemme, il me paraît essentiel de réagir avec honnêteté à chaque violation d'une loi, d'un principe fondamental, d'un texte international reconnu par la Russie. Au lieu de nous attaquer aux dérives que connaît la Russie, nous devrions constamment rappeler les fondements de notre système et de nos sociétés démocratiques. Ce faisant, nous n'inquiéterons pas les citoyens russes ; au contraire, nous les rassurerons puisqu'ils sauront que, chez leurs voisins européens, ces principes et ces valeurs sont respectés, que les institutions publiques y fonctionnent et permettent de sanctionner le pouvoir en place, sans risque de violence ni de guerre. La médiation pacifique, qui permet d'éviter les violences, est essentielle aux yeux des Russes, et l'Europe est pour eux un exemple. Or, le sort de Magnitski ou des Pussy Riot témoigne de la violence politique, pour ne rien dire des guerres menées par le pouvoir. Sans agresser le régime, nous devons donc répéter sans cesse : « Nous ne sommes pas comme vous. » Nous, Français, tentons trop souvent de plaire aux dirigeants russes, et à eux seuls, en leur disant qu'ils sont comme nous, qu'ils sont européens, que nous leur faisons confiance et que, pour cette raison, nous allons leur vendre des Mistral ! Eux-mêmes ne comprennent pas ce langage, qui révèle notre propre incompréhension à leur endroit. Il nous faut au contraire leur montrer que nous connaissons bien la Russie, ses forces comme ses faiblesses, et ses perspectives d'avenir.
L'engagement de la société civile en matière d'écologie est lui aussi révélateur, monsieur Mamère. En ce qui concerne le patrimoine écologique, il n'y a jamais eu de blocages au sein de la société soviétique. Mon tout premier travail d'étudiante, aux États-Unis, était un mémoire sur les écologistes en Sibérie dans les années soixante : ce sont les scientifiques de Novossibirsk, avec leur revue Eko, qui ont réussi à faire barrage au projet fou des brejnéviens, lesquels voulaient détourner les fleuves sibériens pour alimenter l'Asie centrale en eau. Pour les habitants de cette grande Russie, le patrimoine, l'espace, les ressources sont absolument primordiaux. Mais le pouvoir en place n'en parle guère ; du reste, comment faire appliquer une charte écologique lorsque règne la corruption contre laquelle se bat Evguenia Tchirikova ?
Quant aux forces d'opposition, je répète qu'aucune opposition au régime ne peut se développer et se structurer au sein des institutions publiques actuelles. Il ne faut donc espérer aucun miracle puisque toute la stratégie poutiniste consiste à empêcher ceux qui ne font pas partie de la clientèle d'user de ces institutions pour critiquer le régime. Il en est une seule que les activistes ont réussi à utiliser : le suffrage universel, qu'ils ont bousculé en montrant que ni les députés ni le président Poutine n'ont été honnêtement élus, écornant ainsi la légitimité et l'autorité des grands personnages de l'État.
L'investissement de la sphère institutionnelle – partis politiques, associations, pouvoirs locaux – devrait être l'étape suivante, mais le clientélisme, l'étendue du pays et sa fragmentation compliquent la tâche des opposants. La bataille politique se joue aujourd'hui sur deux fronts : d'une part, la contestation des fausses informations, en particulier grâce aux sites et réseaux sociaux sur Internet ; d'autre part, la dénonciation de tous les abus dont la corruption au sein du complexe militaro-industriel qui a coûté son poste au ministre de la défense. Les Russes s'y attellent. « Non au parti des voleurs et des escrocs » : c'était le premier grand slogan de décembre 2011, inventé par le juriste et blogueur Alexeï Navalny et qui ajoute l'accusation de vol des voix à la critique plus ancienne de la corruption du pouvoir. Pour la première fois, on a ainsi exprimé l'imbrication de l'économique et du politique sous un régime vieillissant et de plus en plus rigide. Mais le combat est rude, car le pouvoir conserve et monopolise des ressources et des moyens considérables.