Intervention de Thierry Chopin

Réunion du 14 décembre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman :

Merci beaucoup, madame la présidente, de cette invitation, qui nous honore. Dans un premier temps, je reviendrai sur un certain nombre d'éléments qui nous semblent caractéristiques de la situation européenne actuelle. Dans un deuxième temps, Jean-François Jamet fera une série de remarques plus centrées les conditions d'une réforme.

Le coeur du problème nous semble tenir à l'usure des récits et discours politiques qui ont justifié et légitimé jusqu'à une date récente la construction européenne aux yeux des citoyens. Nous avons tous en tête des discours sur la paix, la réconciliation mais aussi la prospérité économique – ce dernier discours s'est brisé sur la crise financière et ses conséquences politiques. Un phénomène est moins évoqué dans le débat public : l'usure d'un certain nombre de récits plus spécifiquement nationaux qui ont eux aussi légitimé la construction européenne, auprès des opinions publiques nationales.

Nous ne ferons pas l'inventaire – fastidieux, sinon impossible – des vingt-huit récits nationaux, mais nous pouvons au moins en distinguer quatre. Un premier discours, très classique, était celui de la rédemption, notamment tenu en Allemagne. Un deuxième discours, centré sur un désir de réincarnation, caractérisait assez fortement, récemment encore, le rapport de notre pays à la construction européenne. Un troisième discours, plus caractéristique des pays du nord de l'Europe mais aussi du Royaume-Uni, se concentrait sur l'optimisation des intérêts nationaux – chaque pays cherche évidemment à optimiser ses intérêts nationaux, mais ce discours était particulièrement prégnant au Royaume-Uni, au moins jusqu'au récent référendum. Selon un quatrième discours, plus propre aux pays du sud et aux pays d'Europe centrale et orientale, qui se sont libérés de la dictature, l'adhésion à la construction européenne était le vecteur d'une transformation la plus rapide possible, à la fois politique, avec le retour ou la découverte de la démocratie, et économique, avec une volonté de rattraper les États déjà membres de l'Union européenne.

Ce qui caractérise la situation européenne actuelle, c'est que ces récits ont évolué. La dynamique de ces visions nationales nous paraît centrale. Pour le dire de manière un peu schématique, après sa réunification, et alors qu'elle a renoué avec des performances économiques qui lui confèrent de fait un leadership politique et économique sur la scène européenne, l'Allemagne s'inscrit-elle toujours dans une logique de rédemption ? Et la France croit-elle encore en sa réincarnation à l'échelle européenne ? Avec la montée, dans les opinions publiques mais aussi chez les représentants politiques, d'un euroscepticisme qu'il convient de distinguer d'une europhobie se manifestant par la volonté de quitter l'Union européenne, ce n'est pas certain. Le Royaume-Uni est-il encore dans une logique d'optimisation de ses intérêts nationaux ? Sans doute dans une certaine mesure, mais le choix fait le 23 juin dernier n'est pas uniquement utilitariste, ce n'est pas que le fruit d'un arbitrage entre coûts et avantages – sur la base d'un tel raisonnement, les Britanniques auraient sans doute décidé de rester au sein de l'Union européenne. Quant aux pays du sud de l'Europe et aux pays d'Europe centrale et orientale, envisagent-ils de manière toujours aussi favorable leur adhésion à la construction européenne ? Les effets sociaux de la crise économique ont alimenté une défiance importante vis-à-vis de la construction européenne, si bien qu'au Portugal est apparu un nouveau mot dans le débat public : troicado, qui veut dire « se faire avoir » – voilà qui dit quelque chose d'un rapport à la construction européenne qui évolue ! En Europe centrale aussi, les visions nationales de la construction européenne, au départ favorables, ont évolué, sous des formes d'ailleurs très diverses. Finalement, au discours des dissidents, très positif, sur le retour à la famille européenne s'est substitué un discours utilitariste considérant l'Union européenne comme un ensemble distribuant des fonds de cohésion et des fonds agricoles. Avec le développement, en Hongrie et en Pologne, d'un populisme nationaliste et autoritaire, « illibéral » en tant qu'il vise l'affaiblissement des contre-pouvoirs, nous sommes encore passés à une nouvelle phase. Il nous semble important de prendre en considération cette dynamique des visions nationales pour comprendre la situation de l'Union européenne.

Je m'arrête sur le cas du Royaume-Uni. Jean-François Jamet et moi-même avons réactualisé après le référendum britannique la proposition que nous avions faite pour la Fondation Robert Schuman, proposition que vous avez eu, madame la présidente, l'amabilité de citer. Il s'agit de savoir comment peuvent être redéfinies les relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne après la sortie effective du Royaume-Uni de l'Union européenne – nous n'y sommes évidemment pas encore. Nous envisageons essentiellement une révision de l'Espace économique européen, en considérant qu'il est dans l'intérêt à la fois du Royaume-Uni et de l'Union européenne de maintenir des liens économiques mais aussi politiques et stratégiques. Du point de vue des liens économiques, l'Espace économique européen ne nous paraît pas représenter, dans sa forme actuelle, une possibilité attirante pour le Royaume-Uni. Certes, il permet l'accès au marché intérieur mais ceux de ses membres qui ne sont pas membres de l'Union européenne ne participent pas aux mécanismes de prise de décision. Compte tenu de l'importance de la thématique de la souveraineté dans la campagne référendaire, c'est un problème pour le Royaume-Uni. Une deuxième difficulté tient à la libre circulation : les États membres de l'Espace économique européen non-membres de l'Union européenne appliquent les quatre libertés, y compris la liberté de circulation. Par ailleurs, la participation à l'Espace économique européen suppose une contribution financière au budget de l'Union européenne ; la Norvège, le Liechtenstein, l'Islande contribuent financièrement, mais cela peut poser un problème au Royaume-Uni.

Dans ce cadre général, nous avons imaginé la possibilité d'une révision de l'Espace économique européen, susceptible de répondre aux exigences tant du Royaume-Uni que de l'Union européenne. Après le référendum du 23 juin dernier, les vingt-sept autres membres de l'Union européenne ont – félicitons-nous en – adopté une position homogène : l'accès au marché intérieur est conditionné au respect des quatre libertés, y compris la liberté de circulation, élément fondamental de l'Union. Comment donc répondre au souhait britannique de conserver un accès au marché intérieur tout en respectant les exigences de l'Union européenne ? Tel était le problème que nous avons essayé de résoudre. Quelle solution de compromis ?

Il nous a semblé qu'une révision de l'Espace économique européen autour d'un certain nombre de points pouvait être une piste intéressante. Premier principe, il faudrait concevoir des modalités de participation des pays membres de l'Espace économique européen même non-membres de l'Union européenne à la prise de décision en matière de définition des règles relatives au marché intérieur. Deuxième principe, contrepartie du premier plutôt à l'avantage du Royaume-Uni, il faudrait s'assurer que l'entrée en vigueur simultanée des textes applicables dans l'ensemble des États membres de l'Espace économique est garantie, institutionnellement, de même que l'interprétation et l'application homogènes de cette législation commune. Troisième principe, il faudrait garantir également que la liberté de circulation soit respectée par les États membres de l'Espace économique européen révisé, même par le Royaume-Uni si ce statut l'intéresse. Notre proposition est un peu différente de celle de Bruegel, à plusieurs titres mais d'abord parce qu'il nous semble qu'il ne faut pas déroger au principe de la liberté de circulation – c'est beaucoup moins évident dans la proposition de Bruegel. Par ailleurs, notre proposition s'inscrit dans le cadre d'institutions préexistantes, tandis que l'union continentale proposée par Bruegel suppose la création d'institutions intergouvernementales ad hoc.

J'en viens à la montée en puissance des populismes, une montée en puissance au niveau national mais dont l'impact est fort au niveau européen. Revenons sur le terme même de populisme. Tout d'abord, si les partis extrémistes sont tous populistes, tous les populistes ne sont pas nécessairement des extrémistes ; populisme et extrémisme sont pourtant souvent confondus. En même temps, c'est un mot qui nous paraît plus qu'un mot-valise. Il correspond à une réalité qui présente un certain nombre de caractéristiques.

Premièrement, le discours populiste se caractérise tout d'abord par un « anti-élitisme », et l'opposition entre le peuple et élites est une grille de lecture appliquée à certains récents événements politiques d'importance, comme le référendum britannique ou l'élection de Donald Trump. Nous voudrions cependant introduire un petit bémol car les choses nous paraissent un peu plus compliquées que ne le suggère cette grille de lecture, en partie discutable nonobstant la réalité de cette défiance croissante à l'égard du système politique – ou de l'establishment. Peut-on sérieusement prétendre que les seize millions d'électeurs britanniques favorables au maintien dans l'Union européenne font tous partie des élites ? C'est peu probable, à moins que la promotion sociale ne soit exceptionnelle au Royaume-Uni ! Quant aux États-Unis, rappelons que Mme Clinton a recueilli deux millions de suffrages de plus que M. Trump. Tous ses électeurs font-ils partie des élites ?

Deuxièmement, le populisme se caractérise aussi par un « anti-pluralisme ». Les leaders populistes, de manière générale, prétendent détenir le monopole de la représentation de la volonté du peuple – c'est d'ailleurs très prétentieux. On a souvent le sentiment que le peuple est pris en otage par le discours populiste avant même que les électeurs se soient exprimés.

Troisièmement, le discours populiste révèle en son coeur même une tension entre la composante populaire de nos démocraties, au sens propre du terme, et la composante libérale. Le discours populiste – le populisme pénal, le populisme judiciaire… – conteste toujours les contre-pouvoirs. C'est ainsi que les juges de la Haute Cour de Londres se sont retrouvés qualifiés d'ennemis du peuple en une d'un tabloïd britannique lorsqu'ils ont décidé que le Parlement devait intervenir dans l'activation de l'article 50 du traité sur l'Union européenne au mois de mars prochain.

Ces populismes, qui progressent dans nos pays européens, sont alimentés par des ressorts d'abord spécifiquement nationaux. La convergence des populismes dans un discours très régulièrement antieuropéen, contestant la légitimité du système politique et économique européen, n'en est pas moins réelle.

Ces populismes nationaux sont alimentés par une série de facteurs que l'on retrouve à des degrés divers dans de nombreux pays européens, qui doivent nous interroger. Ils constituent autant de points sur lesquels agir pour combattre ces populismes et tenter de répondre à la question que vous posiez. Je présenterai très schématiquement les trois types de facteurs explicatifs qui nous paraissent importants dans la montée de ces populismes.

Premier facteur, le populisme a partie liée avec le sentiment de déstabilisation économique et identitaire qui résulte de l'ouverture internationale depuis au moins vingt-cinq ans. Évidemment, ce sentiment a été renforcé par la crise économique depuis 2008.

Deuxième facteur, si ces populismes émergent, se développent dans des pays aux économies prospères, notamment ceux du nord de l'Europe, et si on les retrouve aussi dans des pays qui sont en difficulté économique, c'est qu'ils peuvent prendre une forme que Dominique Reynié a appelée « patrimoniale ». Ils répondent à la crainte d'une perte de patrimoine matériel mais aussi immatériel, à des craintes culturelles de type identitaires, formulées dans des espaces politiques nationaux.

Troisième et dernier facteur, le populisme illustre évidemment la crise d'une représentation politique en difficulté pour refléter, pour mettre en scène les nouveaux clivages. S'exprime évidemment aussi une lassitude vis-à-vis d'une forme d'alternance qui ne paraît pas offrir de solutions satisfaisantes ni répondre aux attentes des citoyens. Dans ce contexte politique général qu'on retrouve dans de nombreux pays membres, aussi bien des démocraties de consensus que des démocraties majoritaires, les partis populistes apparaissent bien souvent comme la seule alternative.

Je ne pense pas que l'Union européenne soit l'origine, l'élément déclencheur, ou une condition d'existence de ces populismes, même si elle exacerbe et démultiplie chacun des trois facteurs que je viens de mentionner. Sur le plan économique, l'Union européenne est souvent perçue comme un cheval de Troie de la mondialisation. Sur le plan identitaire, la question de l'identité européenne n'a pas été prise en compte et, comme la nature, plus encore la nature politique, a horreur du vide, cet espace laissé vacant est occupé depuis un certain nombre d'années par les partis populistes etou extrémistes. Quant à la crise de la représentation politique, cette défiance, cette distance croissante entre les citoyens et leurs représentants est démultipliée à l'échelle européenne, au moins par un effet de distance, et sans doute par le sentiment que les mécanismes de représentation politique sont beaucoup moins ancrés à l'échelle communautaire qu'à l'échelle nationale. La vie politique, au niveau de l'Union européenne, se réduit de plus en plus à deux composantes : d'un côté, une composante relativement technocratique ; de l'autre, le jeu diplomatique entre chefs d'État et de gouvernement au sein du Conseil européen pour faire face aux crises. Entre les deux, finalement, quid des mécanismes de représentation politique au sens classique du terme, au niveau de l'Union européenne ?

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