COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Mercredi 14 décembre 2016
Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission
La séance est ouverte à 8 h 30 (audition non ouverte à la presse)
Audition de M. Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman, et de M. Jean-François Jamet, enseignant à Sciences Po Paris, sur l'avenir de l'Europe.
Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à participer à ce cycle d'auditions sur l'avenir de l'Europe.
Monsieur Thierry Chopin, vous êtes chercheur en sciences politiques, et actuellement le directeur des études de la Fondation Robert Schuman. Monsieur Jean-François Jamet, vous êtes économiste, spécialiste de l'économie européenne ; vous travaillez actuellement à la Banque centrale européenne, mais c'est à titre personnel que vous vous exprimez devant nous.'
Vous avez récemment écrit, messieurs, plusieurs contributions à quatre mains pour la Fondation Robert Schuman, notamment « Après le référendum britannique, redéfinir les relations entre les “deux Europe” » et « L'avenir du projet européen ». Dans cette dernière, vous mettez en garde à la fois contre la tentation de repli sur le niveau national et contre celle « du statu quo qui consiste, dans le meilleur des cas, à consolider l'Union sous l'effet des différents chocs qui l'affectent mais sans réforme d'ensemble du système ». Mais les conditions sont-elles aujourd'hui réunies pour une réforme d'ensemble du système ? Et quelle est cette réforme que vous appelez de vos voeux ? Pouvez-vous nous aider à trouver des propositions qui auraient du sens ? Comment approfondir cette démocratie européenne, qui paraît très fragile aujourd'hui ? Comment approfondir l'« espace politique européen » ?
Quel rôle pour les Parlements nationaux dans ce cadre ? De plus en plus, malgré tout, les parlements nationaux se parlent entre eux, grâce à des outils traditionnels, comme la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'Union des parlements de l'Union européenne (COSAC), mais aussi grâce à cet article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire, qui leur a donné plus de visibilité. Plus récemment encore, en regard des « cartons jaunes », qui sont toujours des protestations des parlements, ont été proposés des « cartons verts », qui sont plutôt des propositions faites par les parlements nationaux au Parlement européen et à la Commission européenne. Le premier, émanant des Lords anglais – pour leur part désolés du Brexit –, portait sur la lutte contre le gaspillage alimentaire. Le second, issu de notre commission des affaires européennes, porte sur la responsabilité sociale des multinationales par rapport à leurs filiales et à leurs sous-traitants.
Vous considérez qu'il pourrait être possible, avec le Brexit, de clarifier les relations entre les « deux Europe » : d'un côté, en faisant de l'Espace économique européen le cadre institutionnel pertinent pour la gestion du marché intérieur – cela paraît assez logique – et, de l'autre, en réalignant la zone euro avec l'Union européenne, ce qui formerait un noyau de pays qui veulent aller plus loin. Cependant, après Bratislava, où les vingt-sept ont réaffirmé leur souhait de travailler ensemble, des volontés de bloquer une relance spécifique de la zone euro pourraient se faire jour du côté de la Pologne et de la Hongrie. Cette bonne idée d'une zone euro plus avancée ne risquerait-elle donc pas, finalement, de créer de nouvelles divergences, sinon de nouvelles divisions ? Votre proposition me semble, par ailleurs, faire écho à la contribution de la fondation Bruegel – qui a fait beaucoup de bruit – proposant un « partenariat continental » qui permettrait de formaliser cette Union à deux vitesses. Nous songions pour notre part à quelque chose de plus souple qu'une telle Union à deux vitesses.
Enfin, comment renforcer les droits fondamentaux et lutter contre la montée des populismes et le repli national ? Comment conjuguer solidarité renouvelée, besoin de protection et exercice de la souveraineté réelle, au niveau de l'Union, à l'heure où Alep nous montre que l'Europe ne fait pas si bien que cela son travail, à l'heure où elle se referme, quoique pas totalement ?
Merci beaucoup, madame la présidente, de cette invitation, qui nous honore. Dans un premier temps, je reviendrai sur un certain nombre d'éléments qui nous semblent caractéristiques de la situation européenne actuelle. Dans un deuxième temps, Jean-François Jamet fera une série de remarques plus centrées les conditions d'une réforme.
Le coeur du problème nous semble tenir à l'usure des récits et discours politiques qui ont justifié et légitimé jusqu'à une date récente la construction européenne aux yeux des citoyens. Nous avons tous en tête des discours sur la paix, la réconciliation mais aussi la prospérité économique – ce dernier discours s'est brisé sur la crise financière et ses conséquences politiques. Un phénomène est moins évoqué dans le débat public : l'usure d'un certain nombre de récits plus spécifiquement nationaux qui ont eux aussi légitimé la construction européenne, auprès des opinions publiques nationales.
Nous ne ferons pas l'inventaire – fastidieux, sinon impossible – des vingt-huit récits nationaux, mais nous pouvons au moins en distinguer quatre. Un premier discours, très classique, était celui de la rédemption, notamment tenu en Allemagne. Un deuxième discours, centré sur un désir de réincarnation, caractérisait assez fortement, récemment encore, le rapport de notre pays à la construction européenne. Un troisième discours, plus caractéristique des pays du nord de l'Europe mais aussi du Royaume-Uni, se concentrait sur l'optimisation des intérêts nationaux – chaque pays cherche évidemment à optimiser ses intérêts nationaux, mais ce discours était particulièrement prégnant au Royaume-Uni, au moins jusqu'au récent référendum. Selon un quatrième discours, plus propre aux pays du sud et aux pays d'Europe centrale et orientale, qui se sont libérés de la dictature, l'adhésion à la construction européenne était le vecteur d'une transformation la plus rapide possible, à la fois politique, avec le retour ou la découverte de la démocratie, et économique, avec une volonté de rattraper les États déjà membres de l'Union européenne.
Ce qui caractérise la situation européenne actuelle, c'est que ces récits ont évolué. La dynamique de ces visions nationales nous paraît centrale. Pour le dire de manière un peu schématique, après sa réunification, et alors qu'elle a renoué avec des performances économiques qui lui confèrent de fait un leadership politique et économique sur la scène européenne, l'Allemagne s'inscrit-elle toujours dans une logique de rédemption ? Et la France croit-elle encore en sa réincarnation à l'échelle européenne ? Avec la montée, dans les opinions publiques mais aussi chez les représentants politiques, d'un euroscepticisme qu'il convient de distinguer d'une europhobie se manifestant par la volonté de quitter l'Union européenne, ce n'est pas certain. Le Royaume-Uni est-il encore dans une logique d'optimisation de ses intérêts nationaux ? Sans doute dans une certaine mesure, mais le choix fait le 23 juin dernier n'est pas uniquement utilitariste, ce n'est pas que le fruit d'un arbitrage entre coûts et avantages – sur la base d'un tel raisonnement, les Britanniques auraient sans doute décidé de rester au sein de l'Union européenne. Quant aux pays du sud de l'Europe et aux pays d'Europe centrale et orientale, envisagent-ils de manière toujours aussi favorable leur adhésion à la construction européenne ? Les effets sociaux de la crise économique ont alimenté une défiance importante vis-à-vis de la construction européenne, si bien qu'au Portugal est apparu un nouveau mot dans le débat public : troicado, qui veut dire « se faire avoir » – voilà qui dit quelque chose d'un rapport à la construction européenne qui évolue ! En Europe centrale aussi, les visions nationales de la construction européenne, au départ favorables, ont évolué, sous des formes d'ailleurs très diverses. Finalement, au discours des dissidents, très positif, sur le retour à la famille européenne s'est substitué un discours utilitariste considérant l'Union européenne comme un ensemble distribuant des fonds de cohésion et des fonds agricoles. Avec le développement, en Hongrie et en Pologne, d'un populisme nationaliste et autoritaire, « illibéral » en tant qu'il vise l'affaiblissement des contre-pouvoirs, nous sommes encore passés à une nouvelle phase. Il nous semble important de prendre en considération cette dynamique des visions nationales pour comprendre la situation de l'Union européenne.
Je m'arrête sur le cas du Royaume-Uni. Jean-François Jamet et moi-même avons réactualisé après le référendum britannique la proposition que nous avions faite pour la Fondation Robert Schuman, proposition que vous avez eu, madame la présidente, l'amabilité de citer. Il s'agit de savoir comment peuvent être redéfinies les relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne après la sortie effective du Royaume-Uni de l'Union européenne – nous n'y sommes évidemment pas encore. Nous envisageons essentiellement une révision de l'Espace économique européen, en considérant qu'il est dans l'intérêt à la fois du Royaume-Uni et de l'Union européenne de maintenir des liens économiques mais aussi politiques et stratégiques. Du point de vue des liens économiques, l'Espace économique européen ne nous paraît pas représenter, dans sa forme actuelle, une possibilité attirante pour le Royaume-Uni. Certes, il permet l'accès au marché intérieur mais ceux de ses membres qui ne sont pas membres de l'Union européenne ne participent pas aux mécanismes de prise de décision. Compte tenu de l'importance de la thématique de la souveraineté dans la campagne référendaire, c'est un problème pour le Royaume-Uni. Une deuxième difficulté tient à la libre circulation : les États membres de l'Espace économique européen non-membres de l'Union européenne appliquent les quatre libertés, y compris la liberté de circulation. Par ailleurs, la participation à l'Espace économique européen suppose une contribution financière au budget de l'Union européenne ; la Norvège, le Liechtenstein, l'Islande contribuent financièrement, mais cela peut poser un problème au Royaume-Uni.
Dans ce cadre général, nous avons imaginé la possibilité d'une révision de l'Espace économique européen, susceptible de répondre aux exigences tant du Royaume-Uni que de l'Union européenne. Après le référendum du 23 juin dernier, les vingt-sept autres membres de l'Union européenne ont – félicitons-nous en – adopté une position homogène : l'accès au marché intérieur est conditionné au respect des quatre libertés, y compris la liberté de circulation, élément fondamental de l'Union. Comment donc répondre au souhait britannique de conserver un accès au marché intérieur tout en respectant les exigences de l'Union européenne ? Tel était le problème que nous avons essayé de résoudre. Quelle solution de compromis ?
Il nous a semblé qu'une révision de l'Espace économique européen autour d'un certain nombre de points pouvait être une piste intéressante. Premier principe, il faudrait concevoir des modalités de participation des pays membres de l'Espace économique européen même non-membres de l'Union européenne à la prise de décision en matière de définition des règles relatives au marché intérieur. Deuxième principe, contrepartie du premier plutôt à l'avantage du Royaume-Uni, il faudrait s'assurer que l'entrée en vigueur simultanée des textes applicables dans l'ensemble des États membres de l'Espace économique est garantie, institutionnellement, de même que l'interprétation et l'application homogènes de cette législation commune. Troisième principe, il faudrait garantir également que la liberté de circulation soit respectée par les États membres de l'Espace économique européen révisé, même par le Royaume-Uni si ce statut l'intéresse. Notre proposition est un peu différente de celle de Bruegel, à plusieurs titres mais d'abord parce qu'il nous semble qu'il ne faut pas déroger au principe de la liberté de circulation – c'est beaucoup moins évident dans la proposition de Bruegel. Par ailleurs, notre proposition s'inscrit dans le cadre d'institutions préexistantes, tandis que l'union continentale proposée par Bruegel suppose la création d'institutions intergouvernementales ad hoc.
J'en viens à la montée en puissance des populismes, une montée en puissance au niveau national mais dont l'impact est fort au niveau européen. Revenons sur le terme même de populisme. Tout d'abord, si les partis extrémistes sont tous populistes, tous les populistes ne sont pas nécessairement des extrémistes ; populisme et extrémisme sont pourtant souvent confondus. En même temps, c'est un mot qui nous paraît plus qu'un mot-valise. Il correspond à une réalité qui présente un certain nombre de caractéristiques.
Premièrement, le discours populiste se caractérise tout d'abord par un « anti-élitisme », et l'opposition entre le peuple et élites est une grille de lecture appliquée à certains récents événements politiques d'importance, comme le référendum britannique ou l'élection de Donald Trump. Nous voudrions cependant introduire un petit bémol car les choses nous paraissent un peu plus compliquées que ne le suggère cette grille de lecture, en partie discutable nonobstant la réalité de cette défiance croissante à l'égard du système politique – ou de l'establishment. Peut-on sérieusement prétendre que les seize millions d'électeurs britanniques favorables au maintien dans l'Union européenne font tous partie des élites ? C'est peu probable, à moins que la promotion sociale ne soit exceptionnelle au Royaume-Uni ! Quant aux États-Unis, rappelons que Mme Clinton a recueilli deux millions de suffrages de plus que M. Trump. Tous ses électeurs font-ils partie des élites ?
Deuxièmement, le populisme se caractérise aussi par un « anti-pluralisme ». Les leaders populistes, de manière générale, prétendent détenir le monopole de la représentation de la volonté du peuple – c'est d'ailleurs très prétentieux. On a souvent le sentiment que le peuple est pris en otage par le discours populiste avant même que les électeurs se soient exprimés.
Troisièmement, le discours populiste révèle en son coeur même une tension entre la composante populaire de nos démocraties, au sens propre du terme, et la composante libérale. Le discours populiste – le populisme pénal, le populisme judiciaire… – conteste toujours les contre-pouvoirs. C'est ainsi que les juges de la Haute Cour de Londres se sont retrouvés qualifiés d'ennemis du peuple en une d'un tabloïd britannique lorsqu'ils ont décidé que le Parlement devait intervenir dans l'activation de l'article 50 du traité sur l'Union européenne au mois de mars prochain.
Ces populismes, qui progressent dans nos pays européens, sont alimentés par des ressorts d'abord spécifiquement nationaux. La convergence des populismes dans un discours très régulièrement antieuropéen, contestant la légitimité du système politique et économique européen, n'en est pas moins réelle.
Ces populismes nationaux sont alimentés par une série de facteurs que l'on retrouve à des degrés divers dans de nombreux pays européens, qui doivent nous interroger. Ils constituent autant de points sur lesquels agir pour combattre ces populismes et tenter de répondre à la question que vous posiez. Je présenterai très schématiquement les trois types de facteurs explicatifs qui nous paraissent importants dans la montée de ces populismes.
Premier facteur, le populisme a partie liée avec le sentiment de déstabilisation économique et identitaire qui résulte de l'ouverture internationale depuis au moins vingt-cinq ans. Évidemment, ce sentiment a été renforcé par la crise économique depuis 2008.
Deuxième facteur, si ces populismes émergent, se développent dans des pays aux économies prospères, notamment ceux du nord de l'Europe, et si on les retrouve aussi dans des pays qui sont en difficulté économique, c'est qu'ils peuvent prendre une forme que Dominique Reynié a appelée « patrimoniale ». Ils répondent à la crainte d'une perte de patrimoine matériel mais aussi immatériel, à des craintes culturelles de type identitaires, formulées dans des espaces politiques nationaux.
Troisième et dernier facteur, le populisme illustre évidemment la crise d'une représentation politique en difficulté pour refléter, pour mettre en scène les nouveaux clivages. S'exprime évidemment aussi une lassitude vis-à-vis d'une forme d'alternance qui ne paraît pas offrir de solutions satisfaisantes ni répondre aux attentes des citoyens. Dans ce contexte politique général qu'on retrouve dans de nombreux pays membres, aussi bien des démocraties de consensus que des démocraties majoritaires, les partis populistes apparaissent bien souvent comme la seule alternative.
Je ne pense pas que l'Union européenne soit l'origine, l'élément déclencheur, ou une condition d'existence de ces populismes, même si elle exacerbe et démultiplie chacun des trois facteurs que je viens de mentionner. Sur le plan économique, l'Union européenne est souvent perçue comme un cheval de Troie de la mondialisation. Sur le plan identitaire, la question de l'identité européenne n'a pas été prise en compte et, comme la nature, plus encore la nature politique, a horreur du vide, cet espace laissé vacant est occupé depuis un certain nombre d'années par les partis populistes etou extrémistes. Quant à la crise de la représentation politique, cette défiance, cette distance croissante entre les citoyens et leurs représentants est démultipliée à l'échelle européenne, au moins par un effet de distance, et sans doute par le sentiment que les mécanismes de représentation politique sont beaucoup moins ancrés à l'échelle communautaire qu'à l'échelle nationale. La vie politique, au niveau de l'Union européenne, se réduit de plus en plus à deux composantes : d'un côté, une composante relativement technocratique ; de l'autre, le jeu diplomatique entre chefs d'État et de gouvernement au sein du Conseil européen pour faire face aux crises. Entre les deux, finalement, quid des mécanismes de représentation politique au sens classique du terme, au niveau de l'Union européenne ?
Quelles pistes envisager ? Ou du moins quelles formes de nouveau récit, de nouveau discours pour montrer que le projet européen peut, adapté, répondre aux exigences des citoyens ? Les attentes de ces derniers en termes de sécurité, d'identité sont parfaitement légitimes et il faut y répondre. J'envisagerai successivement l'exigence de sécurité et d'identité et l'exigence économique – nombreux sont les Européens qui ont trop souffert de la crise.
Dans la période actuelle, l'Europe doit pouvoir porter un discours régalien. À défaut, le niveau européen n'a pas de réponse à apporter sur ces grands sujets, en particulier la sécurité, qui sont au coeur des préoccupations des citoyens. Ce projet d'une Europe régalienne nous semble avoir des justifications solides.
Tout d'abord, les enjeux internationaux mettent en jeu la capacité collective des Européens à répondre à des transformations géopolitiques mondiales qui les affectent tous : la question des flux migratoires et les enjeux de sécurité liés au terrorisme, mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique et les négociations commerciales sont autant de questions qui engagent les intérêts collectifs des Européens. De ce point de vue, les sujets régaliens permettent de répondre à la question de l'identité, car les aborder permet généralement d'identifier un dedans et un dehors. Or l'identification d'un dehors peut permettre de renforcer la cohésion interne. La dynamique consécutive au référendum britannique l'illustre d'ailleurs : le fait que les vingt-sept aient à négocier avec ce qui sera à terme un pays tiers tend à les unir. En outre, les enquêtes réalisées à la suite du Brexit, de même que le résultat de l'élection présidentielle autrichienne, au terme d'une campagne où la question de l'appartenance à l'Union européenne a été centrale, montrent que les opinions publiques sont devenues plus favorables à la participation à cette Union.
Une deuxième justification de cette Europe régalienne nous vient de l'économie. L'un des fondements de la puissance régalienne est la capacité à lever l'impôt. Or l'érosion de celle-ci par l'évasion, la fraude ou l'optimisation fiscales est au coeur des débats. C'est aussi un enjeu de justice sociale. Le soutien très large dont la Commission européenne a bénéficié dans l'affaire Apple et les progrès rapides du Conseil et du Parlement quant à l'adoption d'un certain nombre d'initiatives en matière fiscale soulignent que la demande est forte dans ce domaine, et qu'il est possible d'aller de l'avant.
Ce récit, ce discours sur l'Europe régalienne peut permettre de déplacer le débat sur la souveraineté. Une Europe régalienne, c'est effectivement une Europe qui renforce la souveraineté de la puissance publique, que celle-ci s'exerce au niveau national ou au niveau européen. Et, selon notre modèle démocratique et libéral, tant l'Union européenne que les États nationaux ont pour justification de protéger la sécurité de leurs citoyens, leur sécurité physique mais aussi économique, tout en donnant le plus grand espace possible à la liberté individuelle. C'est cet équilibre qu'il faut trouver. Sur ces sujets régaliens, la France peut avoir une voix forte, compte tenu de sa puissance militaire et diplomatique, mais aussi de son expertise reconnue – notamment en matière fiscale –, et parce qu'elle bénéficie, à la suite des attaques terroristes dont elle fut la cible, de la solidarité européenne. Il nous semble, par ailleurs, que l'Allemagne est ouverte à des progrès sur ces sujets régaliens, qu'il s'agisse de la défense ou des questions fiscales. De plus, 82 % des Européens veulent une intervention plus importante de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi 75 % dans la lutte contre la fraude fiscale, 71 % dans la protection des frontières extérieures, 66 % en matière de sécurité et de défense. Il y a une vraie demande !
Je n'entrerai pas dans le détail des formes concrètes que peut prendre l'Europe régalienne, mais vous avez déjà mentionné, madame la présidente, des initiatives en cours, par exemple, en matière de défense, sur lesquelles le Conseil européen se penche à nouveau cette semaine. Dans le cadre des traités, il serait aussi possible de créer un parquet européen compétent en matière de lutte contre le terrorisme – dans la mesure où celle-ci a une dimension transfrontalière, cela pourrait avoir du sens pour étendre les compétences d'Eurojust. Et si tous les États n'étaient pas prêts à faire ce pas, pour expérimenter et montrer la validité d'une telle approche, il serait possible de passer par une coopération renforcée.
J'en viens à la dimension économique. Il faut répondre aux doutes qui se sont exprimés pendant la crise sur la capacité de la zone euro à faire face aux crises, à les prévenir et à les surmonter, mais aussi sur sa capacité à prospérer, puisque c'est là l'une des promesses de la construction européenne.
Selon la règle de Tinbergen, il faut autant d'instruments indépendants les uns des autres que l'on se fixe d'objectifs de politique économique. Or, pour répondre à la crise, de nouveaux instruments ont été développés. La question est de savoir si nous avons maintenant tous les instruments à la fois pour répondre à la composante commune d'une crise et des enjeux économiques et pour faire face aux différences de situation qui peuvent se faire jour entre les États membres. Avec l'instauration, notamment, du mécanisme européen de stabilité, du fonds de résolution des crises bancaires, de la supervision bancaire européenne, en avons-nous fait assez ? Compte tenu de certaines fragilités persistantes, c'est l'une des questions que continuent de se poser les investisseurs, mais aussi les citoyens. Il me semble que le travail entrepris pour remédier à certaines fragilités financières mérite d'être poursuivi. Les instruments macroprudentiels, qui permettent de limiter la procyclicité bien connue des marchés financiers, doivent être développés car de nombreux risques pèsent sur la stabilité financière. Il faut aussi que l'échelon européen dispose de tous les instruments pour compléter les décisions nationales. Si la politique monétaire permet de faire face à la composante commune du cycle économique, les instruments macroprudentiels peuvent être ciblés sur des secteurs, sur des aires géographiques spécifiques si des divergences apparaissent.
En matière budgétaire, le cercle vicieux entre les risques du secteur bancaire et les risques souverains n'a pas encore été complètement brisé. Un des grands enjeux, me semble-t-il, est celui de la diversification des risques au sein du secteur bancaire. Cela implique de développer des instruments qui incitent les banques à détenir des actifs diversifiés de l'ensemble des États de la zone euro.
Par ailleurs, il n'y aura pas d'augmentation durable des revenus sans augmentation durable de la productivité. De ce point de vue, la question est de savoir si l'intégration économique bénéficie à l'ensemble de la population. La réaction à la mondialisation mais aussi à l'intégration économique européenne n'est pas toujours positive ; il existe un sentiment d'exclusion des bénéfices de cette intégration. Ce qui est crucial, pour que les territoires en bénéficient, c'est qu'ils soient intégrés dans les chaînes de valeur européennes. Les territoires qui profitent de l'intégration européenne – Toulouse, par exemple, en matière médicale ou aéronautique – sont ceux qui parviennent à utiliser les chaînes de valeur européennes. Pour cela, il est essentiel d'assurer que les structures économiques, nationales ou locales, et des investissements publics bien ciblés facilitent la participation à ces chaînes de valeur. Des pays comme la Slovaquie, bien intégrés dans des chaînes de valeur très compétitives comme le secteur automobile, ont clairement bénéficié de l'intégration économique et monétaire. Ces chaînes de valeur européennes sont un avantage dans la mondialisation, en termes de capacité à concurrencer d'autres grands ensembles économiques.
La volonté de conférer une capacité budgétaire à la zone euro se heurte à des réticences car elle implique un plus grand partage des risques. En lien avec ce que nous avons dit de la dimension régalienne, des instruments budgétaires communs sont plus acceptables si des besoins communs concrets ont été identifiés, par exemple en matière de défense, de recherche et développement, de réseaux d'infrastructures – dépenses généralement centralisées dans les États fédéraux –, plutôt que d'évoquer des objectifs un peu abstraits comme la stabilisation macroéconomique.
La question de la méthode est clairement indissociable de la volonté politique. Même s'il faut partir d'une volonté sincère d'évoluer à vingt-huit ou vingt-sept autant que faire se peut, force est de reconnaître – c'est l'histoire même de l'Union européenne – qu'il faut toujours apporter la preuve de la validité de certaines initiatives avant que certains souhaitent s'y joindre. Tous les États n'étaient pas présents dès le départ. C'est cette capacité d'initiative pour répondre de façon innovante aux attentes des citoyens qu'il faut développer, particulièrement dans les domaines régaliens, et il nous semble qu'à ce point de vue le dialogue franco-allemand a un rôle à jouer, ne serait-ce qu'en raison du poids des deux pays au sein de l'Union et plus encore dans la zone euro.
La dissonance entre la zone euro et le reste de l'Union, que vous avez évoquée, est aujourd'hui moins forte, me semble-t-il, en tout cas sur les sujets régaliens : il existe aussi une attente des pays hors zone euro sur ces sujets. Par ailleurs, après le Brexit, le chevauchement des deux est plus grand et il est donc peut-être devenu moins important de développer des instruments spécifiques à la zone euro. Enfin, il faut également être clair, quand on démarre des projets européens, sur le fait que l'on est prêt à les mener à terme car il n'y a rien de pire que de se retrouver au milieu du gué, à cause d'instruments qui ne sont pas à la hauteur, après avoir créé des attentes.
Un dernier point sur les parlements nationaux. Ceux-ci ont un rôle essentiel à jouer pour tous les instruments nationaux dont nous avons parlé. On continuera d'avoir besoin de ces instruments nationaux et les parlements ont un rôle à jouer pour les développer en adéquation avec les objectifs et pour veiller à leur utilisation stricte. Le Parlement européen a également un rôle de légitimation au plan européen. Une relation doit être nouée entre les deux niveaux. L'idée d'une approche qui ne soit pas seulement négative mais positive – j'ai évoqué le carton vert – est à promouvoir.
Thierry Chopin a parlé des contre-pouvoirs. Un lien intéressant peut être créé entre eux. La saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires est une composante très importante qui permet à une minorité au sein du Parlement d'exprimer des inquiétudes, protégeant ainsi les minorités contre ce qui pourrait être un risque de tyrannie de la majorité. Nous pourrions envisager de développer ce type d'instrument au niveau européen, avec la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne par une minorité de parlementaires européens ou un système similaire au carton vert. Il ne me semble pas nécessaire de modifier les traités pour cela ; un accord politique peut suffire.
Merci pour vos exposés très clairs. Je suis député de Strasbourg, une ville qui porte une part d'histoire, étant capitale européenne, et n'est pas toujours récompensée en retour.
Quand on adhère à un projet, c'est, en principe, que l'on adhère à son objet. On pourrait donc penser qu'en adhérant à l'Europe, l'ensemble des membres ont totalement pratiqué « l'innutrition », comme dirait Rabelais, des statuts et objectifs de l'Union. Or nous savons bien que ce n'est pas le cas. Les membres les plus récents, notamment, sont venus parce que l'Europe était la liberté mais aussi une association de pays de cocagne.
La plus belle caricature du Brexit que j'ai vue montre un Anglais sur le seuil d'une porte, à la manière d'un cambrioleur, avec un pied dans une direction et l'autre dans la direction opposée. On ne sait pas trop s'il entre ou s'il sort. C'est à la carte. Le Brexit va donner des idées à beaucoup de pays.
Vous avez parlé à juste titre du danger de la montée des populismes, auquel, en tant qu'Alsacien, je suis doublement sensible. Sans rien faire, les populistes progressent et je souhaite beaucoup de plaisir aux candidats pour expliquer à nos concitoyens que l'Europe n'est pas ce qu'ils pensent, un petit club fermé où nul n'a de prise. Notre présidente n'a pas ménagé sa peine pour faire comprendre à nos collègues de quoi il s'agissait mais je ne suis pas sûr qu'elle ait été toujours entendue. Je ne reviens pas sur les abattoirs de Munich ni sur les travailleurs détachés : les gens sont abreuvés de contre-exemples négatifs. L'Alsacien que je suis est totalement européen, comme la plupart de mes compatriotes.
En écho à votre réflexion sur l'évolution des récits, je dois dire que je suis effrayée par l'idée de récit national qui commence dans plusieurs pays à ressembler à l'histoire officielle telle que nous avons pu en entendre parler il y a quelques années au sujet de certains pays d'Amérique latine. Je ne suis toutefois pas aussi inquiète qu'André Schneider au sujet du Brexit.
Vous avez parlé de l'idée de rédemption en Allemagne. Il y a deux ans, j'ai participé à une mission en Serbie avec nos homologues du Bundestag. Les Allemands s'opposaient à l'ouverture des négociations pour l'entrée de la Serbie dans l'Union européenne, sur le thème : « C'est vous, maintenant, les bourreaux, ce n'est plus nous. »
Le rejet de l'establishment est fort un peu partout, aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs. C'est l'entre-soi des politiciens qui est contesté. Les débats préélectoraux sont d'ailleurs de nature à renforcer ce sentiment. De même, tout ce qui reste obscur dans les grands traités internationaux du type du CETA (pour Comprehensive Economic and Trade Agreement) alimente le populisme. Mais les populismes ne sont pas tous les mêmes. Selon moi, le Mouvement 5 étoiles n'est pas la même chose que le Front national. On retrouve dans le premier des choses qui ressemblent au Front national mais aussi de nombreuses organisations non gouvernementales.. Cette forme composite me semble gagner du terrain, comme Podemos en Espagne, même si c'est très différent. En Grèce, quoi que l'on puisse reprocher à Tsipras et à son équipe, Aube dorée est largement redescendue et continue de descendre, même si les Grecs connaissent encore des difficultés sociales importantes. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?
Je vous remercie pour les pistes que vous avez avancées. Nous allons les exploiter, en particulier sur l'aspect régalien. L'exemple de l'Autriche, plutôt inattendu, est encourageant car Alexander Van der Bellen n'a jamais varié son discours : « Nous sommes Européens, nous voulons rester Européens. » N'est-ce pas le moment de redire que l'Europe est la seule solution, dans un monde anxiogène pour les raisons de sécurité que vous avez évoquées mais aussi parce que la mondialisation laisse beaucoup de gens sur le bord du chemin ? La pauvreté a beaucoup augmenté ces dernières années, y compris en Allemagne. Peut-on donner les moyens d'espérer à cette Europe pauvre qui se sent rejetée ?
Selon les enquêtes d'opinion post-Brexit, comme celle de la fondation Bertelsmann, le sentiment de confiance et d'adhésion à l'égard de l'Union européenne s'est accru dans les six grands pays membres, sauf l'Espagne. L'étude ne porte pas sur l'Autriche mais ce qui m'a beaucoup frappé dans la campagne autrichienne, c'est que le président nouvellement élu a tiré les leçons du référendum britannique en soulignant que, si son adversaire était élu, il organiserait un référendum sur la sortie de l'Autriche de l'Union européenne. Cela a pu jouer. L'effet de mémoire politique a sans doute aussi joué un rôle de verrou, encore aujourd'hui, mais l'Europe a été utilisée dans cette campagne, intelligemment et avec succès.
Je suis d'accord que l'Allemagne reste en partie dans une logique de rédemption, mais cela a évolué. Elle est encore dans cette logique sur certains sujets, comme la crise des réfugiés : l'attitude d'Angela Merkel ne s'explique pas uniquement par des raisons liées à la démographie de l'Allemagne mais aussi par des raisons liées à son histoire. De même, le mot « guerre » reste banni du débat public en Allemagne. Cette logique de rédemption a également produit des effets au plan budgétaire : si l'Allemagne est depuis toujours un contributeur net au budget européen, et même un colosse budgétaire, c'est sans doute en partie en raison d'une logique de rachat, au double sens financier et éthique du terme. Mais au plan économique et financier, je pense que l'Allemagne n'est plus dans cette logique.
Le rejet de l'establishment comporte au moins trois éléments importants : une demande de renouvellement, une demande d'efficacité dans les réponses apportées aux attentes des citoyens et une demande d'exemplarité. Un des ressorts de la montée du populisme réside dans les affaires de corruption, les scandales financiers et fiscaux qui émaillent la chronique de nos démocraties nationales depuis un certain nombre d'années. Si l'on parvenait à lutter contre la corruption et à répondre à cette demande de respect de l'État de droit, le problème serait en partie résolu.
Il existe des populismes de droite, des populismes de gauche, ainsi que des populismes qui empruntent aux deux camps. Le Mouvement 5 étoiles emprunte à différentes logiques. Sur certains sujets il est plutôt à gauche, sur d'autres plutôt à droite.
Certains pays, monsieur Schneider, ont fait leur marché dans le projet européen, en effet. Ils n'ont pas pris le menu, préférant la carte, dans une pure logique d'optimisation, pour reprendre le terme que nous avons employé tout à l'heure. Le Royaume-Uni et les pays du nord de l'Europe se singularisent par cette logique et ce n'est pas un hasard car cela dessine une certaine vision de la construction européenne, une vision de « l'Europe marché ». La construction européenne est dans une ambivalence entre deux conceptions : d'un côté, un marché qui aurait vocation à être élargi et, de l'autre, une vision plus ambitieuse politiquement, portée traditionnellement par la France, d'union politique. Cette dernière notion est restée un slogan un peu vague ; je pense que ce que nous avons dit au sujet du régalien est de nature à pouvoir lui donner un contenu. Le résultat du référendum britannique peut être une opportunité de trancher ce conflit de vocations.
L'un des éléments qui doit permettre de combattre les populismes, c'est de porter un message politique clair sur ce qui fonde l'Europe et sa légitimité. Il faut demander aux citoyens : « Voulez-vous le repli national ? Avec quelles conséquences ? » Le repli national permet-il de répondre à la crise des migrants ? Le repli national permet-il de lutter efficacement contre la menace terroriste ? Nos défis de sécurité sont des intérêts communs qui correspondent aussi à la défense de valeurs communes : n'avons-nous pas à défendre un modèle de société ? Souhaitons-nous le statu quo, dont nous voyons bien qu'il conduit aujourd'hui sur une pente déclinante, ou bien envisageons-nous de nouvelles coopérations – et avec qui ? – visant à partager l'exercice de certaines missions de type régalien sur des sujets d'intérêt commun ?
Vous avez bien présenté la question fondamentale : comment expliquer les bénéfices de l'Union à des citoyens qui se sentent exclus et pensent que les décideurs sont déconnectés de leurs préoccupations ? La première priorité est de retrouver le sens de ce qui nous rassemble. C'est la question des objectifs communs. Quels sont les objectifs que nous sommes prêts à partager ? Il a été question de la corruption : qui peut être contre la lutte contre la corruption ? Il a de même été question de terrorisme : qui peut être contre la lutte contre le terrorisme ? Qui ne voit pas la dimension transfrontalière du terrorisme actuel ? Qui ne reconnaît pas que les problèmes de corruption sont une source de désaffection vis-à-vis de la classe politique, dans maints pays et même au niveau européen, et que les problèmes d'évasion fiscale sont des facteurs de décrédibilisation de la classe politique ? Il est possible d'identifier des intérêts communs auxquels les citoyens puissent adhérer.
Il faut ensuite avoir des objets tangibles pour incarner ces objectifs communs. Un de ces biens communs le plus tangible est l'euro. En dépit des difficultés occasionnées par la crise économique, alors que la confiance dans les institutions nationales et européennes a très fortement décliné, le soutien à l'euro s'est maintenu à des niveaux très élevés dans toutes les opinions publiques. La raison en est qu'il s'agit d'un objet tangible qui développe des habitudes, un rapport affectif. C'est pourquoi renoncer à certains symboles européens serait un mauvais signe.
Le fait que la Commission européenne puisse tenir tête à Apple, un géant économique et financier, répond à une attente en matière fiscale et ne serait pas possible au niveau national. Cela parle aux citoyens. Lorsque le niveau européen a un pouvoir fort qui correspond à des objectifs partagés par les citoyens, ceux-ci ont plutôt tendance à soutenir une telle approche, même quand elle est perçue comme allant contre la souveraineté d'un État, puisqu'il s'agit en l'occurrence d'une aide d'État. J'ai mentionné l'idée d'un procureur européen pour la lutte contre le terrorisme. Les traités rendent possible d'étendre ce genre de chose à d'autres dimensions de la criminalité transfrontalière. La corruption est mentionnée parmi ces dimensions. Ces réponses tangibles sont susceptibles de répondre à une partie de la critique de l'establishment.
Il existe un désir de renouvellement mais, quand vous accédez au pouvoir, vous entrez très vite dans l'establishment et la critique se retourne donc contre vous. La vision que nous portons est une vision traditionnelle au point de vue de la philosophie politique et qui attache une grande importance aux contre-pouvoirs. Or l'espace européen est souvent perçu comme un espace de diplomatie. Les négociations commerciales se tiennent dans cet espace de diplomatie et il est dès lors difficile de les contester. La voie que j'indiquais en termes de saisine est précisément ce qui peut permettre, contre une initiative d'un gouvernement majoritaire, une discussion et le contrôle du respect des principes fondamentaux.
Enfin, il me semble qu'il y a une responsabilité des experts. C'est normal que des faits divers soient utilisés dans les discours politiques et il est souvent difficile de répondre car il aurait fallu prévenir ces faits divers, ce qui vous place en position défensive.
Je prends un exemple banal et concret. À Strasbourg, nous sommes envahis par des prostituées de l'Est. Ceux qui les exploitent sont dans des hôtels à Kehl, en Allemagne. Ils ont les papiers des filles, que des taxis conduisent sur leur lieu de travail. La réglementation en matière de proxénétisme n'est pas la même en France et en Allemagne. Nous avons toutes les nuisances et ils roulent carrosse de l'autre côté de la frontière. Nous avons dû retirer un viaduc entre deux quartiers, le pont Winston Churchill, en partie à cause de ce problème. Un procureur européen pourrait être la réponse sur des sujets très concrets de ce type.
C'est un exemple typique de criminalité transfrontalière. Il y a des choses qui ne fonctionnent pas et il faut reconnaître ces problèmes.
Un autre problème concret entre Strasbourg et Kehl, ce sont les flux de financement du terrorisme. Des initiatives ont été prises récemment car le financement du terrorisme n'est pas que national, et il est d'ailleurs très difficile de créer des murs pour ce type de financement. On en revient à la règle de Tinbergen dont j'ai parlé.
Grâce à Mme la présidente, je suis souvent rapporteur sur les questions de l'énergie. Les pays qui financent les crimes horribles du terrorisme sont les mêmes devant lesquels nous nous prosternons pour avoir du pétrole à bon marché.
C'est un point sur lequel on peut expliquer les bénéfices de l'intégration européenne. Si, grâce aux instruments législatifs européens, nous avons la possibilité de réguler l'espace économique européen, nous sommes bien mieux armés que si les compétences législatives s'arrêtaient aux frontières nationales.
Des collègues ont également remis un rapport sur le blanchiment dans le sport au niveau européen. Les exemples concrets ne manquent pas.
Je vous remercie de vos propositions. Quand nous aurons terminé notre cycle d'auditions, nous serons capables de redonner de l'espoir sur le fait que l'Europe est bien une maison partagée et que c'est même la maison partagée, celle qu'il va falloir continuer de construire et qui donne du sens, dans une période extrêmement difficile.
La séance est levée à 9 h 50