Intervention de Jean-François Jamet

Réunion du 14 décembre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Jean-François Jamet, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris :

Quelles pistes envisager ? Ou du moins quelles formes de nouveau récit, de nouveau discours pour montrer que le projet européen peut, adapté, répondre aux exigences des citoyens ? Les attentes de ces derniers en termes de sécurité, d'identité sont parfaitement légitimes et il faut y répondre. J'envisagerai successivement l'exigence de sécurité et d'identité et l'exigence économique – nombreux sont les Européens qui ont trop souffert de la crise.

Dans la période actuelle, l'Europe doit pouvoir porter un discours régalien. À défaut, le niveau européen n'a pas de réponse à apporter sur ces grands sujets, en particulier la sécurité, qui sont au coeur des préoccupations des citoyens. Ce projet d'une Europe régalienne nous semble avoir des justifications solides.

Tout d'abord, les enjeux internationaux mettent en jeu la capacité collective des Européens à répondre à des transformations géopolitiques mondiales qui les affectent tous : la question des flux migratoires et les enjeux de sécurité liés au terrorisme, mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique et les négociations commerciales sont autant de questions qui engagent les intérêts collectifs des Européens. De ce point de vue, les sujets régaliens permettent de répondre à la question de l'identité, car les aborder permet généralement d'identifier un dedans et un dehors. Or l'identification d'un dehors peut permettre de renforcer la cohésion interne. La dynamique consécutive au référendum britannique l'illustre d'ailleurs : le fait que les vingt-sept aient à négocier avec ce qui sera à terme un pays tiers tend à les unir. En outre, les enquêtes réalisées à la suite du Brexit, de même que le résultat de l'élection présidentielle autrichienne, au terme d'une campagne où la question de l'appartenance à l'Union européenne a été centrale, montrent que les opinions publiques sont devenues plus favorables à la participation à cette Union.

Une deuxième justification de cette Europe régalienne nous vient de l'économie. L'un des fondements de la puissance régalienne est la capacité à lever l'impôt. Or l'érosion de celle-ci par l'évasion, la fraude ou l'optimisation fiscales est au coeur des débats. C'est aussi un enjeu de justice sociale. Le soutien très large dont la Commission européenne a bénéficié dans l'affaire Apple et les progrès rapides du Conseil et du Parlement quant à l'adoption d'un certain nombre d'initiatives en matière fiscale soulignent que la demande est forte dans ce domaine, et qu'il est possible d'aller de l'avant.

Ce récit, ce discours sur l'Europe régalienne peut permettre de déplacer le débat sur la souveraineté. Une Europe régalienne, c'est effectivement une Europe qui renforce la souveraineté de la puissance publique, que celle-ci s'exerce au niveau national ou au niveau européen. Et, selon notre modèle démocratique et libéral, tant l'Union européenne que les États nationaux ont pour justification de protéger la sécurité de leurs citoyens, leur sécurité physique mais aussi économique, tout en donnant le plus grand espace possible à la liberté individuelle. C'est cet équilibre qu'il faut trouver. Sur ces sujets régaliens, la France peut avoir une voix forte, compte tenu de sa puissance militaire et diplomatique, mais aussi de son expertise reconnue – notamment en matière fiscale –, et parce qu'elle bénéficie, à la suite des attaques terroristes dont elle fut la cible, de la solidarité européenne. Il nous semble, par ailleurs, que l'Allemagne est ouverte à des progrès sur ces sujets régaliens, qu'il s'agisse de la défense ou des questions fiscales. De plus, 82 % des Européens veulent une intervention plus importante de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi 75 % dans la lutte contre la fraude fiscale, 71 % dans la protection des frontières extérieures, 66 % en matière de sécurité et de défense. Il y a une vraie demande !

Je n'entrerai pas dans le détail des formes concrètes que peut prendre l'Europe régalienne, mais vous avez déjà mentionné, madame la présidente, des initiatives en cours, par exemple, en matière de défense, sur lesquelles le Conseil européen se penche à nouveau cette semaine. Dans le cadre des traités, il serait aussi possible de créer un parquet européen compétent en matière de lutte contre le terrorisme – dans la mesure où celle-ci a une dimension transfrontalière, cela pourrait avoir du sens pour étendre les compétences d'Eurojust. Et si tous les États n'étaient pas prêts à faire ce pas, pour expérimenter et montrer la validité d'une telle approche, il serait possible de passer par une coopération renforcée.

J'en viens à la dimension économique. Il faut répondre aux doutes qui se sont exprimés pendant la crise sur la capacité de la zone euro à faire face aux crises, à les prévenir et à les surmonter, mais aussi sur sa capacité à prospérer, puisque c'est là l'une des promesses de la construction européenne.

Selon la règle de Tinbergen, il faut autant d'instruments indépendants les uns des autres que l'on se fixe d'objectifs de politique économique. Or, pour répondre à la crise, de nouveaux instruments ont été développés. La question est de savoir si nous avons maintenant tous les instruments à la fois pour répondre à la composante commune d'une crise et des enjeux économiques et pour faire face aux différences de situation qui peuvent se faire jour entre les États membres. Avec l'instauration, notamment, du mécanisme européen de stabilité, du fonds de résolution des crises bancaires, de la supervision bancaire européenne, en avons-nous fait assez ? Compte tenu de certaines fragilités persistantes, c'est l'une des questions que continuent de se poser les investisseurs, mais aussi les citoyens. Il me semble que le travail entrepris pour remédier à certaines fragilités financières mérite d'être poursuivi. Les instruments macroprudentiels, qui permettent de limiter la procyclicité bien connue des marchés financiers, doivent être développés car de nombreux risques pèsent sur la stabilité financière. Il faut aussi que l'échelon européen dispose de tous les instruments pour compléter les décisions nationales. Si la politique monétaire permet de faire face à la composante commune du cycle économique, les instruments macroprudentiels peuvent être ciblés sur des secteurs, sur des aires géographiques spécifiques si des divergences apparaissent.

En matière budgétaire, le cercle vicieux entre les risques du secteur bancaire et les risques souverains n'a pas encore été complètement brisé. Un des grands enjeux, me semble-t-il, est celui de la diversification des risques au sein du secteur bancaire. Cela implique de développer des instruments qui incitent les banques à détenir des actifs diversifiés de l'ensemble des États de la zone euro.

Par ailleurs, il n'y aura pas d'augmentation durable des revenus sans augmentation durable de la productivité. De ce point de vue, la question est de savoir si l'intégration économique bénéficie à l'ensemble de la population. La réaction à la mondialisation mais aussi à l'intégration économique européenne n'est pas toujours positive ; il existe un sentiment d'exclusion des bénéfices de cette intégration. Ce qui est crucial, pour que les territoires en bénéficient, c'est qu'ils soient intégrés dans les chaînes de valeur européennes. Les territoires qui profitent de l'intégration européenne – Toulouse, par exemple, en matière médicale ou aéronautique – sont ceux qui parviennent à utiliser les chaînes de valeur européennes. Pour cela, il est essentiel d'assurer que les structures économiques, nationales ou locales, et des investissements publics bien ciblés facilitent la participation à ces chaînes de valeur. Des pays comme la Slovaquie, bien intégrés dans des chaînes de valeur très compétitives comme le secteur automobile, ont clairement bénéficié de l'intégration économique et monétaire. Ces chaînes de valeur européennes sont un avantage dans la mondialisation, en termes de capacité à concurrencer d'autres grands ensembles économiques.

La volonté de conférer une capacité budgétaire à la zone euro se heurte à des réticences car elle implique un plus grand partage des risques. En lien avec ce que nous avons dit de la dimension régalienne, des instruments budgétaires communs sont plus acceptables si des besoins communs concrets ont été identifiés, par exemple en matière de défense, de recherche et développement, de réseaux d'infrastructures – dépenses généralement centralisées dans les États fédéraux –, plutôt que d'évoquer des objectifs un peu abstraits comme la stabilisation macroéconomique.

La question de la méthode est clairement indissociable de la volonté politique. Même s'il faut partir d'une volonté sincère d'évoluer à vingt-huit ou vingt-sept autant que faire se peut, force est de reconnaître – c'est l'histoire même de l'Union européenne – qu'il faut toujours apporter la preuve de la validité de certaines initiatives avant que certains souhaitent s'y joindre. Tous les États n'étaient pas présents dès le départ. C'est cette capacité d'initiative pour répondre de façon innovante aux attentes des citoyens qu'il faut développer, particulièrement dans les domaines régaliens, et il nous semble qu'à ce point de vue le dialogue franco-allemand a un rôle à jouer, ne serait-ce qu'en raison du poids des deux pays au sein de l'Union et plus encore dans la zone euro.

La dissonance entre la zone euro et le reste de l'Union, que vous avez évoquée, est aujourd'hui moins forte, me semble-t-il, en tout cas sur les sujets régaliens : il existe aussi une attente des pays hors zone euro sur ces sujets. Par ailleurs, après le Brexit, le chevauchement des deux est plus grand et il est donc peut-être devenu moins important de développer des instruments spécifiques à la zone euro. Enfin, il faut également être clair, quand on démarre des projets européens, sur le fait que l'on est prêt à les mener à terme car il n'y a rien de pire que de se retrouver au milieu du gué, à cause d'instruments qui ne sont pas à la hauteur, après avoir créé des attentes.

Un dernier point sur les parlements nationaux. Ceux-ci ont un rôle essentiel à jouer pour tous les instruments nationaux dont nous avons parlé. On continuera d'avoir besoin de ces instruments nationaux et les parlements ont un rôle à jouer pour les développer en adéquation avec les objectifs et pour veiller à leur utilisation stricte. Le Parlement européen a également un rôle de légitimation au plan européen. Une relation doit être nouée entre les deux niveaux. L'idée d'une approche qui ne soit pas seulement négative mais positive – j'ai évoqué le carton vert – est à promouvoir.

Thierry Chopin a parlé des contre-pouvoirs. Un lien intéressant peut être créé entre eux. La saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires est une composante très importante qui permet à une minorité au sein du Parlement d'exprimer des inquiétudes, protégeant ainsi les minorités contre ce qui pourrait être un risque de tyrannie de la majorité. Nous pourrions envisager de développer ce type d'instrument au niveau européen, avec la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne par une minorité de parlementaires européens ou un système similaire au carton vert. Il ne me semble pas nécessaire de modifier les traités pour cela ; un accord politique peut suffire.

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