Nous avons tous en tête les scandales récents autour du pantouflage de l'ancien président de la Commission européenne et de plusieurs membres de son équipe, qui ont remis la question de la lutte contre les conflits d'intérêts au coeur de l'actualité européenne. C'est évidemment l'un des points de départ de notre rapport.
Sur un tel sujet, il importe d'éviter la démagogie. Le lobbying n'est pas un problème en soi : au contraire, l'existence et l'expression d'intérêts divergents est le signe d'une démocratie en bonne santé. De même, il est normal que des dirigeants publics ou leurs proches puissent avoir ou avoir eu des intérêts privés : comment pourrait-on l'empêcher, sauf à encourager une professionnalisation complète de la vie politique, bien plus néfaste ?
Il ne s'agit pas non plus, dans ce rapport, de faire un procès d'intention aux institutions de l'Union européenne, plus exemplaires d'ailleurs que la plupart des États membres dans ce domaine. Il faut d'abord balayer devant sa porte, et nous ne cherchons pas à jouer les donneuses de leçons ! Mais dans un contexte où l'euroscepticisme est latent, les institutions de l'Union européenne doivent être irréprochables pour que le débat européen puisse se dérouler de façon sereine.
Les garde-fous mis en place par la Commission européenne et le Parlement européen - en matière de transparence du lobbying notamment - sont déjà bien plus développés que dans la grande majorité des États membres.
Mais nous pensons que la transparence en matière de conflits d'intérêts ne peut pas être un but en soi : au contraire, cette transparence, si elle n'est pas accompagnée de mesures pour prévenir ou sanctionner les conflits d'intérêt, ne fait que les rendre plus visibles, ne peut qu'exacerber la défiance des citoyens à l'égard des institutions.
Il est possible et nécessaire d'aller encore plus loin, en se focalisant non pas sur la seule transparence mais sur l'amélioration des règles déontologiques applicables aux responsables européens et sur l'effectivité de ces règles. C'est ce que nous tentons de montrer dans ce rapport.
Ce rapport examine tout particulièrement l'accord interinstitutionnel entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil sur le registre de transparence du lobbying proposé par la Commission en septembre dernier.
Comme vous le savez, Bruxelles dispute désormais à Washington le statut de capitale mondiale du lobbying. C'est évidemment la création du marché unique, qui s'est accompagnée d'une activité normative très importante, ainsi que le transfert progressif d'activités de régulation au niveau communautaire, qui expliquent l'émergence de ces représentants d'intérêts.
Les institutions européennes elles-mêmes ont également joué un rôle dans la structuration de ces intérêts, afin notamment de construire une expertise indépendante des États membres mais aussi de légitimer les politiques publiques menées par l'Union.
On estime qu'entre 15 000 et 30 000 lobbyistes y sont aujourd'hui installés – à titre de comparaison, moins de 22 000 fonctionnaires européens travaillent aujourd'hui dans la capitale. Des chiffres comparables, donc.
Si de nombreuses ONG ou collectivités locales sont représentées à Bruxelles, ce sont toutefois les intérêts du secteur privé qui sont les plus fortement représentés. 75% des réunions des commissaires européens et des membres de leurs cabinets avec des groupes d'intérêts auraient lieu avec des lobbyistes d'entreprises et d'industrie.
Un registre des représentants d'intérêts existe déjà depuis 2011 pour la Commission européenne et le Parlement, mais il fonctionne uniquement sur la base du volontariat. Pourtant, c'est un succès quantitatif : plus de 10 000 organisations y sont inscrites. Mais la fiabilité des données contenues dans ce registre reste très insatisfaisante.
Le nouveau registre de transparence proposé par la Commission européenne comporte deux avancées majeures.
Tout d'abord, le secrétariat général du Conseil et la présidence tournante seraient concernés par cet accord, alors qu'actuellement, seuls le Parlement et la Commission sont parties à l'accord.
Ensuite, l'inscription au nouveau registre serait désormais obligatoire pour les représentants d'intérêts s'ils veulent rencontrer les commissaires, les députés européens et les plus hauts fonctionnaires des trois institutions.
L'impact de ce nouveau registre sera forcément limité, car c'est un accord interinstitutionnel que propose la Commission, pas un texte législatif.
Pourquoi un accord interinstitutionnel ? Parce que l'Union européenne ne dispose pas d'une compétence explicite pour légiférer sur l'encadrement des lobbys. Pour adopter un accord législatif contraignant, il aurait fallu la majorité au Conseil, ce qui était perdu d'avance.
Par conséquent, ce texte ne pourra être juridiquement contraignant que pour les institutions qui y seront parties, et non pas pour les représentants d'intérêts.
Il ne sera même pas si contraignant que ça pour les députés européens : le nouveau règlement du Parlement adopté en décembre précise que les « députés devraient adopter la pratique systématique consistant à ne rencontrer que des représentants d'intérêts qui sont officiellement inscrits dans le registre de transparence ». Mais c'est bien du conditionnel.
Enfin, cet accord ne pourra malheureusement s'appliquer aux représentations permanentes des États membres à Bruxelles que sur la base du volontariat. Nous espérons que la Représentation permanente de la France à Bruxelles montrera l'exemple en ce sens !
Dans ce cadre forcément contraint, nous considérons que cette proposition peut tout de même être améliorée.
En premier lieu, la définition du lobbying choisie dans cette nouvelle proposition constitue un important recul par rapport à l'accord interinstitutionnel précédent, car elle n'inclue plus la notion de lobbying indirect.
Ensuite, le champ des agents de l'Union couvert par l'accord est beaucoup trop restrictif. À titre d'exemple, à l'heure actuelle, un représentant d'intérêt n'aurait pas besoin d'être inscrit au registre pour rencontrer le négociateur pour la Commission européenne du TTIP ! Par ailleurs, à Bruxelles, les lobbyistes ne se contentent pas d'agir uniquement au niveau des directeurs généraux. Nous proposons donc que l'inscription au registre soit obligatoire pour participer à des réunions avec des fonctionnaires européens à tous les niveaux, ainsi qu'avec les collaborateurs des parlementaires européens.
Enfin, le nouvel accord devrait permettre d'améliorer la qualité des données déclarées par les organisations.
Nous abordons également dans ce rapport la question spécifique du lobbying de l'industrie du tabac. Des règles ont été définies par l'Organisation mondiale de la Santé, mais la Commission européenne, à l'exception de la direction générale de la Santé, refuse d'appliquer ces règles, au motif qu'elles ne sont pas juridiquement contraignantes.