Intervention de Michel Theys

Réunion du 21 décembre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Michel Theys, journaliste :

Je suis tout à la fois honoré et surpris de me trouver devant vous aujourd'hui. La seule raison valable qui justifie ma présence ici tient sans doute à ma longévité de journaliste européen : je couvre l'information européenne depuis trente-sept ans, ayant écrit mes premiers articles dans La Libre Belgique, sous la présidence danoise en 1978. Depuis, je n'ai plus cessé d'observer la manière dont l'Europe se construit. Si le journaliste a le devoir de cultiver l'objectivité, il lui arrive aussi, de temps à autre, d'écrire en italiques, c'est-à-dire de formuler des commentaires, voire des éditoriaux. C'est le privilège que j'ai depuis quelques mois à l'Agence Europe, où j'ai succédé aux deux monuments du journalisme européen que sont Emanuele Gazzo et Ferdinando Riccardi. Je vous livrerai donc mon point de vue personnel sur l'état de la construction européenne. Je ne vous dirai pas la vérité, mais ma vérité.

En trente-sept ans, l'Europe a énormément progressé. Lors du premier Conseil européen que j'ai couvert à Copenhague, en septembre 1978, on parlait de serpent monétaire et de système monétaire européen. J'ai eu quelques sueurs froides à la découverte de ce dossier, lorsque Léo Tindemans, qui était à l'époque le ministre des affaires étrangères belge, essayait de m'expliquer ce dont il s'agissait. Aux années de l'europessimisme et de l'euromorosité ont succédé les années Delors et le grand marché intérieur sans frontières, puis la procédure par étapes qui a conduit à la naissance de la monnaie unique, la lente gestation de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, et enfin l'extension géographique impressionnante et permanente – même si elle est sans doute interrompue – de l'Union.

Pourtant, avec le recul, il m'arrive de me demander si toutes ces avancées ont été une bonne chose pour la construction européenne. Qu'est-ce aujourd'hui que la zone euro ? C'est la crise des dettes souveraines, une politique d'austérité qui fait le miel des populistes, nationalistes et autres extrémistes, la mise à mal de l'approche communautaire au profit d'une approche intergouvernementale selon laquelle la raison, voire la loi du plus fort est toujours la meilleure. Qu'est-ce aujourd'hui que l'espace Schengen ? C'est le retour des frontières, voire des barbelés, face à la vague des réfugiés, le refus de la solidarité avec les États, comme l'Italie et la Grèce qui sont en première ligne, laissées presque seules pour gérer cette problématique humaine dramatique ; c'est aussi la remontée, un peu partout en Europe, de réflexes xénophobes, voire racistes, et la peur du terrorisme djihadiste – une peur légitime, comme en atteste l'attentat de Berlin, mais que les États membres ne se donnent pas les moyens d'attaquer ensemble de manière efficace.

Le marché unique est une autre avancée, mais c'est aussi un espace où les travailleurs de pays moins prospères viennent « voler » le travail d'autres Européens, où les États jouent la carte d'une concurrence fiscale presque éhontée entre eux pour attirer les entreprises, comme l'illustre l'affaire Apple qui en dit long sur la manière dont les États respectent leur devoir de loyauté à l'égard de leurs partenaires. Tous les gouvernements sont peu ou prou engagés dans une scandaleuse course au moins-disant fiscal. Enfin, c'est un espace que de nombreux citoyens européens perçoivent comme l'antichambre d'une mondialisation débridée au seul service des multinationales et de ce que l'on appelle « le 1 % » de l'humanité qui en bénéficie.

En clair, parce que les progrès de l'Union européenne ont été insuffisants et incomplets, il ne se passe plus un mois sans que l'Union soit contestée par un nombre croissant de citoyens. Pour des franges de plus en plus importantes de la population, le rêve européen est mort. C'est ce que l'essayiste belge Jean Cornil a parfaitement saisi en observant que l'actuel « désert des valeurs réanime la pulsion tribale, le repli sur des identités closes, la reféodalisation sur le terroir et la famille ». Ces phénomènes n'épargnent plus aucun État membre, pas même la France.

À bien y regarder, en effet, la démocratie est malade dans presque tous les États de l'Union. Toutes les démocraties semblent aujourd'hui atteintes d'un mal qui provoque l'insatisfaction sournoise et grandissante de leurs citoyens. Partout prévaut un temps de « fatigue démocratique », comme l'estime France Stratégie pour la France. Plus inquiétant encore, sur le plan des idées, il se produit une « colonisation culturelle des partis démocratiques classiques par les forces populistes et nationalistes », comme l'estime le professeur Sylvain Kahn. Les évêques français ont récemment estimé que « la crise de la politique est d'abord une crise de confiance envers ceux qui sont chargés de veiller au bien commun et à l'intérêt général ». C'est sans doute vrai sur le plan national, mais ce l'est bien davantage encore au niveau européen, car les citoyens sont tout simplement privés du droit d'y devenir le peuple souverain. Les nationalistes et les extrémistes en attestent on ne peut plus clairement : ils ne veulent pas que les citoyens aient voix au chapitre sur les questions européennes. En réalité, vingt-huit – et bientôt vingt-sept – démocraties nationales se coalisent pour empêcher qu'une démocratie européenne digne de ce nom ne voie le jour. Là est le problème majeur que nous connaissons aujourd'hui.

Sans doute m'objecterez-vous, et à raison, que le Parlement européen existe et qu'il est élu démocratiquement tous les cinq ans. Certes, mais ces élections prétendument européennes ne sont en réalité que des scrutins nationaux, et de seconde zone qui plus est ! Il n'existe pas de législation électorale commune. Surtout, les partis politiques n'accordent qu'une attention très relative à ces scrutins, lesquels passent de ce fait souvent inaperçus. En France, on peut même parler de démocratie confisquée, puisque les citoyens n'ont pas le droit d'élire qui ils veulent : sur la liste de leur choix, ils ne peuvent que valider l'ordre des candidats établi par le parti. C'est ce que j'appelle une « particratie » triomphante qui est un déni démocratique. Autrement dit, la parole des citoyens de l'Union européenne est confisquée par les partis politiques et par les dirigeants nationaux, qui s'expriment en leur nom sans leur demander leur avis. Partis et dirigeants nationaux instrumentalisent le projet européen, souvent au détriment des véritables intérêts des citoyens. En matière de lutte contre le terrorisme, par exemple, un FBI européen ne serait-il pas plus efficace que des polices nationales qui essaient de coopérer ?

Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, a récemment décrété à propos des États-Unis d'Europe que « les peuples n'en veulent pas ». Qui le lui a dit ? Est-ce Marine Le Pen ? Theresa May ? Un autre souverainiste, qu'il soit de droite ou de gauche ? Sans doute. C'est la preuve que le discours politique traditionnel est pollué partout en Europe par les forces populistes et extrémistes. Ce sont elles qui donnent le la. Le citoyen européen, lui, n'a rien dit parce qu'on ne lui demande pas son avis ou alors de manière vicieuse, dans le cadre d'un référendum national qui, naturellement, ouvre grand la porte à un « non » – qui n'est pas un « non » au projet européen, mais au gouvernement national qui pose la question. Le référendum national sur un sujet européen est devenu un instrument de chantage permanent à la disposition des partis europhobes. Les partis démocratiques s'en accommodent parce qu'il leur permet de laisser entendre que décidément, non, le peuple ne veut pas des États-Unis d'Europe ou, du moins, d'une intégration plus poussée. En confisquant de la sorte la voix de tous les peuples de l'Union, les dirigeants nationaux se confèrent le droit de gérer l'Europe à leur guise, en fonction de leurs intérêts politiques personnels et non pas des intérêts bien compris de leurs concitoyens.

Les ministres incarnent cette confiscation de la parole des citoyens. Lors du vingtième anniversaire de la fondation Notre Europe, lancée par Jacques Delors, Manuel Valls a déclaré qu'il « faut dire non aux États-Unis d'Europe rêvés par Victor Hugo », et continuer à croire aux nations qui sont « un repère dans ce monde qui change si vite ». Jugez plutôt de la cohérence de son raisonnement : dans la foulée, l'ancien Premier ministre français a dû admettre que « bien sûr, face aux grandes nations qui émergent ou qui reviennent sur le devant de la scène mondiale, les Européens seront plus faibles sans une union puissante ». Le message est clair : pour de nombreux dirigeants nationaux, tout doit être sacrifié au culte de la souveraineté nationale, même au détriment des intérêts bien compris de leurs concitoyens.

Qui est le bénéficiaire de cette forme de hold-up dont sont victimes les citoyens européens ? Le monarque collectif qu'est devenu le Conseil européen. Deux personnalités politiques françaises pointent, elles aussi, un doigt accusateur sur cette institution – reconnue comme telle dans le traité de Lisbonne – et n'ont pas de mots assez durs pour stigmatiser la glissade antidémocratique dont se rendent coupables les chefs d'État et de gouvernement, ce qui est pour le moins paradoxal. Pour Sylvie Goulard, « par leurs hésitations et leurs arrangements opaques, ceux-là même qui devraient fortifier l'Europe sont devenus les artisans de son malheur », c'est-à-dire un « monarque absolu inefficace ». Et la députée européenne de conclure en ces termes : « En faisant main basse sur l'Europe, les dirigeants nationaux assoient leur pouvoir mais ne servent ni l'Europe ni l'intérêt national ». L'ancien député européen Jean-Louis Bourlanges n'est pas moins virulent lorsqu'il dénonce « les princes eurosceptiques qui nous gouvernent depuis vingt ans », tous coupables de s'être « ingéniés à court-circuiter le système communautaire » en redonnant vie au Congrès de Vienne sous la forme du Conseil européen, d'où la condamnation suivante : « Ce système primitif de réunion des dirigeants nationaux qui, dans sa forme la plus achevée, prend ses fausses décisions à l'unanimité, en dehors de toute préparation collective en amont, de toute association parlementaire en parallèle et de tout vrai contrôle juridictionnel en aval est l'absolue négation de celui que l'Union a reçu de ses fondateurs, un système qui combine le pouvoir d'initiative d'une institution commune, la Commission, la prise de décision des États à la majorité qualifiée, l'association pleine et entière d'une instance parlementaire élue au suffrage universel et le contrôle d'une juridiction impartiale et respectée », la Cour européenne de justice. Difficile de trouver procureur plus implacable ! Cela n'empêche pas certains responsables politiques français d'avoir récemment rêvé d'un Conseil européen doté d'une administration propre à son service afin de pouvoir se passer de la Commission, et même de rêver à un parlement renationalisé comme avant 1979. Où serait l'avancée ?

Le Conseil européen s'est révélé être une nuisance depuis qu'il est sorti de son rôle initial qui consistait à donner des impulsions et, parfois, à trancher des différends ministériels. Il est une nuisance, par exemple, parce qu'il a pris, sans en référer à personne, la décision de ne plus choisir le président de la Commission européenne que parmi ceux qui fréquentaient ce cénacle. Ainsi, il n'est désormais plus question d'un Jacques Delors à la présidence de la Commission, puisqu'il n'a pas été membre du Conseil. En revanche, nous avons droit à des Barroso et à la belle image qui en découle : des personnages falots qui acceptent de subir la loi du monarque absolu qu'est le Conseil européen. D'ailleurs, on peut se demander si les critiques détournées dont M. Juncker fait parfois l'objet dans certaines capitales ne traduisent pas le regret qu'il n'ait pas été choisi par le seul Conseil européen, mais aussi par la victoire du Parti populaire européen aux dernières élections européennes, puisqu'il est l'émanation fragile du souhait des citoyens.

Le Conseil est aussi une nuisance démocratique parce qu'au détour de la crise grecque, il s'est rendu coupable, selon le philosophe allemand Jürgen Habermas, d'un « évidement du processus démocratique », ayant consacré l'auto-habilitation des exécutifs sur le plan budgétaire dans une proportion jusqu'ici inconnue. Autrement dit, il s'agit d'un véritable coup d'État des exécutifs. Le contrôle des exécutifs européens est moindre qu'au Danemark ou au Royaume-Uni, par exemple. Quel chef d'État ou de gouvernement, proposant une décision au Conseil, est soumis à un véritable contrôle parlementaire ? Aucun.

Y a-t-il encore des raisons d'espérer ? J'aurais tendance à dire non s'il ne fallait pas tenir compte de cet enseignement prêté à Albert Einstein : on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré. En clair, on ne résoudra pas le problème existentiel de l'Union européenne si l'on ne prend pas la Bastille des temps modernes, le château de Versailles de la souveraineté nationale qu'est le Conseil européen. Je ne crois pas qu'une sortie par le haut puisse être le fait des responsables politiques nationaux qui instrumentalisent depuis longtemps l'Union en fonction de leurs intérêts et au rythme des oukases des forces populistes et extrémistes. Il faut changer de logiciel, en misant d'abord sur la société civile et en cessant de prêter trop d'attention aux bas instincts de l'opinion publique tels que les relaient les ténors populistes de droite et de gauche.

Ensuite, différentes pistes sont envisageables. Pour recréer la confiance, Emmanuel Macron a, par exemple, proposé d'organiser une convention démocratique pendant six mois ou un an dans les vingt-sept États de l'Union, afin de « réinterroger » – il serait plus exact de dire « interroger » – les gens sur ce qu'ils attendent, dans le but de construire un projet politique commun et non une somme illisible manipulée par tous. Ce serait, en effet, un pas dans la bonne direction. De même, les Verts européens proposent d'organiser une assemblée instituante européenne composée de citoyens tirés au sort, qui aurait pour mission de faire émerger l'idée d'une communauté de destin dont les membres se sentent redevables les uns vis-à-vis des autres ; c'est là aussi une piste intéressante.

Permettez-moi pour conclure d'apporter une modeste pierre à l'édifice de la construction européenne, indispensable si l'on ne veut pas que meure l'oeuvre de Monnet et de Schuman. Je propose que soit convoquée une convention européenne où ne siègeraient que des jeunes de moins de trente-cinq ou quarante ans, à qui il appartiendrait de dire dans quelle Europe ils veulent demain vivre, travailler, aimer, car, après tout, ils sont les premiers intéressés par l'avenir de l'Europe. Voilà qui permettrait enfin d'entendre la voix des citoyens et de connaître leurs aspirations, et non celles de vingt-huit gouvernements nationaux agrippés à leur semblant de pouvoir.

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