Intervention de Jean Arthuis

Réunion du 20 décembre 2016 à 17h00
Commission des affaires européennes

Jean Arthuis, président de la commission des budgets du Parlement européen :

Madame la présidente, je vous remercie de m'avoir convié à cet échange. Je suis très attaché à des relations aussi fréquentes et riches que possible entre les membres des parlements nationaux et les membres du Parlement européen.

Siégeant au Parlement européen depuis le renouvellement de 2014, j'en préside la commission des budgets. Je m'efforce de comprendre le fonctionnement de nos institutions et je dois vous avouer qu'on a souvent le sentiment, au Parlement européen, d'être dans une bulle et non pas suffisamment proche du terrain et des citoyens. En fait de démocratie européenne, c'est peu dire que l'Europe ne parle pas aux Européens, et le budget non plus ! Du moins celui-ci permet-il de se faire une opinion sur les prérogatives de l'Union européenne. Au fond, l'Union n'est-elle pas encore une addition d'égoïsmes nationaux ? Si elle a une compétence exclusive pour négocier des traités de libre-échange, si elle multiplie donc les initiatives de ce point de vue, il m'arrive de penser qu'il serait bon de mettre ces négociations au service d'une vision et d'une stratégie.

Notre budget est plutôt modeste : 158 milliards d'euros en engagements et seulement 134 milliards d'euros en paiements. La différence entre le montant des engagements et celui des paiements tient au fait que les opérateurs, les acteurs locaux, les collectivités publiques, comme les entreprises, les laboratoires, les ONG mettent du temps à se saisir des nouveaux programmes, du fait de leur complexité parfois dissuasive, dont la Commission européenne prend l'initiative dans chaque cadre financier pluriannuel de sept ans. En raison d'une complexité souvent dissuasive, les engagements sont, dans les premières années d'un cadre financier, d'un montant nettement inférieur aux plafonds prévus.

Voté à l'automne 2013, le cadre actuel couvre les années 2014 à 2020. Un membre du Parlement européen élu après qu'a été approuvé le cadre financier pluriannuel a l'impression, en matière budgétaire, que chaque année une tranche est coupée et que les marges de manoeuvre sont vraiment infimes. Représentant environ 1 % du produit intérieur brut européen, ce budget est financé par des ressources propres à hauteur de 10 %, constituées par les droits de douane – mais dans la mesure où nous n'arrêtons pas de signer des traités de libre-échange, ils fondent comme neige au soleil… Les 90 % restants émanent des États membres et, compte tenu de leurs situations budgétaires respectives, vous imaginez leur ardeur à mettre la main à la poche… Contrairement à l'Assemblée nationale, le Parlement européen n'est pas compétent en matière de recettes. Budgétairement hémiplégique, il ne discute que des dépenses ; qui plus est, le Conseil soupçonnant sans doute les parlementaires enclins à la dépense, le niveau des dépenses est lui-même enchâssé dans un cadre financier pluriannuel.

Le cadre actuellement en vigueur a été décidé à l'automne 2013. Si j'en crois ce qu'on m'a dit, le débat a été vif. L'autorité budgétaire est constituée de deux branches : le Conseil et le Parlement. Le Conseil a fait pression pour réduire les plafonds d'engagements et de paiements ; le Parlement a accepté un compromis, mais à une double condition. D'une part, le cadre devait être révisé à mi-parcours ; d'autre part, une étude devait être menée sur les ressources propres – les premières conclusions du groupe de haut niveau présidé par Mario Monti seront rendues publiques le 12 janvier, à l'occasion d'une présentation devant la commission des budgets au Parlement européen. Le cadre est donc extrêmement contraint, d'autant que pratiquement 80 euros sur 100 dépensés repartent vers les États, par deux canaux : d'une part, le fonds de cohésion, en l'occurrence le fonds européen de développement régional (FEDER) et le fonds social européen ; d'autre part, la politique agricole commune (PAC). Pratiquement, la part réservée à chaque État membre est calculée à l'euro près. Ne restent de nature supranationale qu'entre 20 % et 25 % de ce budget, dont le tiers, ou presque finance les services de la Commission européenne, du Parlement européen, du Conseil, de la Cour de justice de l'Union européenne, de la Cour des comptes européenne et des agences. Ce qui reste pour donner du sens à des actions supranationales est extrêmement modeste : je songe au programme de recherche Horizon 2020 et au programme d'infrastructures de communication Connecting Europe Facility, mais aussi aux actions visant à conforter la présence de l'Europe dans le monde, c'est-à-dire l'action humanitaire et cet embryon de démarche pour la justice, la sécurité et la défense communes.

Du coup, à chaque fois que survient une crise, nous nous retrouvons pris au dépourvu, faute de moyens pour y faire face. Nous l'avons constaté avec ces migrations massives qui auraient pourtant pu être anticipées : ce sont les printemps arabes qui ont déclenché la destruction de l'État en Libye et les événements en Syrie, et c'est à ce moment que les flux migratoires ont pris cette ampleur considérable. Comme toujours, l'Europe a réagi avec un certain décalage, d'autant que les crédits prévus dans le cadre financier pluriannuel 2014-2020 pour les migrations et l'accueil des réfugiés étaient d'un montant moindre que ceux du cadre 2007-2013. C'est dire notre capacité d'anticipation…

En matière de migration, en vertu des accords de Dublin, les États membres ont gardé toutes leurs prérogatives. Jusqu'à une date récente, les moyens de l'agence FRONTEX lui permettaient seulement de tenir des statistiques à propos des franchissements illégaux des frontières. En application des accords de Schengen, opérants à partir de 1995, les frontières intérieures ont disparu et les États membres ayant des frontières extérieures sont responsables du contrôle de celles-ci. Ainsi, les flux arrivant en Europe par Lampedusa ou la Sicile sont de la responsabilité des Italiens ; de même, si des migrants arrivent des côtes turques sur les îles grecques, c'est la Grèce qui est responsable. Certes, un corps européen de garde-côtes et de gardes-frontières a été créé récemment, mais, lorsqu'ils interviennent, ces garde-côtes et gardes-frontières restent sous la responsabilité de l'État concerné. C'est dire si la maîtrise des flux migratoires reste un défi – je doute que nous ayons mis en place les moyens appropriés.

Que se passe-t-il en cas de crise ? Nous l'avons vu avec la crise de l'euro, quand il fut nécessaire de mettre quelque peu la main à la poche pour venir en aide à la Grèce, dans le cadre d'accords supranationaux avec les créanciers. Nous l'avons surtout vu avec les migrations.

Lorsque M. Juncker a pris ses fonctions de président de la Commission européenne, il a constaté, non sans pertinence, que l'Europe souffrait depuis dix ans d'un déficit d'investissement – privé comme public. En l'absence de crédits disponibles dans le budget, il a imaginé un dispositif relevant de l'ingénierie financière, avec effet de levier : le fonds européen d'investissement stratégique, la Banque européenne d'investissement (BEI), qui est à l'Union européenne ce que la Caisse des dépôts et consignations est à l'État français, étant chargée de mettre en oeuvre les moyens dégagés par ledit fonds. Pour gager les garanties, il fallait quand même bien sortir un peu d'argent du budget de l'Union européenne : on a prévu un engagement de 16 milliards d'euros, la BEI contribuant pour sa part à hauteur de 5 milliards d'euros, ce qui fait un total 21 milliards d'euros, permettant de couvrir 63 milliards d'euros. Il a été décidé que les établissements financiers et bancaires qui auraient recours au fonds européen d'investissement stratégique devraient s'engager à hauteur du quintuple de cette garantie de 63 milliards d'euros dont ils bénéficieraient. Cinq fois soixante-trois font 314 : voilà comment on a pu dire que 315 milliards d'euros étaient dégagés pour faciliter les investissements publics et privés. On a commencé par prendre 8 milliards d'euros. Le débat a été très difficile. Il a fallu raboter non sur ce qui revient aux États – autrement dit sur les fonds de cohésion ou la PAC – mais sur ce qui est supranational, c'est-à-dire Horizon 2020 et Connecting Europe Facility, autrement dire sur les investissements d'avenir !

Quand le budget n'offre pas les moyens nécessaires, on crée un satellite budgétaire. Pour faire face à la crise migratoire, nous avons bien sûr voulu nous attaquer aux causes des migrations, dont nombre viennent d'Afrique et procèdent de motifs économiques. Pour les prévenir, nous avons intérêt à aider les pays africains à se développer ; l'Afrique compte aujourd'hui 1,2 milliard d'habitants, elle en aura probablement 2 milliards d'ici à vingt-cinq ans, on peut donc anticiper des flux migratoires importants. Comment venir en aide à l'Afrique ? Nous avons inventé un nouvel instrument financier, un trust fund : on prend un peu d'argent dans le budget de l'Union européenne, et les États sont invités à compléter. Suivant la même logique, nous avons créé un trust fund for Syria – je ne sais pas comment vous traitez cela dans le cadre de la loi de finances. Et lorsque M. Erdoğan a demandé, en plus des 650 millions d'euros perçus chaque année par la Turquie au titre de la pré-adhésion, de l'argent pour arrêter de laisser passer un certain nombre de migrants – ce qui constituait, semble-t-il, une activité assez lucrative pour certains opérateurs turcs –, nous avons créé une facilité budgétaire au bénéfice de la Turquie à hauteur de 3 milliards d'euros. Comme le budget n'offre pas les moyens de répondre à ces nouveaux défis, on crée de nouveaux instruments, multipliant ainsi les satellites qui échappent au contrôle des parlements, tant des parlements nationaux que du Parlement européen.

J'ai fait dresser un diagramme représentant ce que j'appelle la galaxie budgétaire de l'Union européenne, et il n'est pas simple pour les citoyens de l'Union européenne de comprendre le contenu de ce document ! L'Europe gagnerait en crédibilité démocratique si elle était mesure d'établir un budget lisible et compréhensible : sur ce plan, les marges de progression sont considérables. Notre budget est donc corseté, et nous manquons terriblement d'instruments de flexibilité.

Est venue la révision du cadre financier pluriannuel, sur laquelle nous avons fondé maints espoirs, estimant que nous devions tirer les conséquences des crises récentes et prévoir des crédits de paiement et de fonctionnement à la hauteur des enjeux. La discussion a été extrêmement difficile. Nos collègues Mme Isabelle Thomas et M. Jan Olbrycht ont commencé à travailler il y a plus de deux ans, dès le lendemain du renouvellement du Parlement, pour préparer cette révision à mi-parcours.

La Commission européenne, qui devait présenter sa propre vision, a rendu public son projet au mois de septembre dernier ; ce document, à la vérité, ne fait pour l'essentiel que reprendre le cadre financier pluriannuel, en insistant toutefois sur la nécessité d'utiliser les plafonds prévus, en prévoyant quelques marges pour les dépasser éventuellement, via certains instruments financiers tout à fait exceptionnels, pour faire face à des crises.

Très vite, nous avons compris que le Conseil était peu disposé à aller dans ce sens. La Commission européenne avait prévu pour les quatre années 2017, 2018, 2019 et 2020 une enveloppe d'argent frais de l'ordre de 12 milliards d'euros. Sous présidence slovaque, le Conseil a été diligent et sa dernière proposition prévoit un supplément de crédits de l'ordre de 6 milliards d'euros – à peu près 1 milliard d'euros en redéploiement – démarche classique – et 5 milliards d'euros d'argent frais. Jusqu'à maintenant, nous n'avons pas trouvé d'accord. En matière budgétaire, c'est le Conseil ECOFIN, composé des ministres des finances, qui est compétent, et il statue à la majorité simple, mais, lorsqu'il s'agit du cadre financier pluriannuel ou de sa révision, la compétence revient au Conseil Affaires générales, où les décisions doivent être prises à l'unanimité. Le Conseil s'est heurté à la réserve formulée par le gouvernement italien, et, malgré ses efforts, la présidence slovaque n'a pu aboutir. Tout laisse à penser que c'est sous la présidence maltaise que les travaux seront conclus.

La position du Parlement européen est délicate. Nous avons tenu un certain nombre de réunions informelles pour essayer de convaincre le Conseil de la nécessité et de l'opportunité d'augmenter telle ou telle ligne de crédits – pour les migrations, pour l'accueil des réfugiés, pour la flexibilité des actions humanitaires dans des pays dévastés par la guerre et la terreur. Le Conseil s'est montré extrêmement réticent. Nous avons aussi insisté sur l'emploi des jeunes. Au sein de l'Union européenne, ce sont plus de cinq millions de jeunes qui sont au chômage ; c'est un véritable fléau. En moyenne, c'est un jeune sur quatre, mais dans certains pays, le chômage touche plus d'un jeune sur deux ; seuls les pays ayant une longue pratique de l'apprentissage, tels l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Autriche, sont relativement épargnés. Nous avons donc insisté sur la nécessité de renouveler une initiative prise à la fin de l'année 2013, lors d'une rencontre entre Mme Merkel et M. Hollande : Youth Employment Initiative. L'évaluation de l'usage qui a été fait des 6 milliards d'euros prévus à l'époque étant relativement lente, nous avons instamment prévenu le Conseil que le Parlement européen n'était pas disposé à accepter une révision qui ne comporterait pas des suppléments de crédits significatifs pour l'emploi des jeunes en Europe. Le message n'a été que partiellement entendu si l'on en croit la dernière version sur la table, qui a suscité la réserve des Italiens. Ces derniers, en première ligne sur le front des migrations depuis que la frontière grecque est gardée par les autorités turques, réclament pour leur part des crédits supplémentaires pour l'accueil des réfugiés et le contrôle des frontières. Voilà où nous en sommes de la révision du cadre financier pluriannuel, et les Italiens n'ont toujours pas levé leur réserve.

Les ressources propres suscitent l'espoir de nombre de mes collègues, mais de nouvelles ressources propres ne pourraient être que des impôts. Cela supposerait que la nature institutionnelle du Parlement européen change, car nous serions là dans l'esquisse d'un système fédéral. Quelles pourraient-elles être exactement ? On parle beaucoup d'un impôt sur les sociétés, mais les cultures fiscales varient d'un pays à l'autre : chacun a sa martingale, ses exonérations, ses déductions, ses abattements, ses crédits d'impôt recherche… Ce n'est pas si simple d'avoir une assiette commune ; nonobstant le projet ACCIS (Assiette consolidée commune d'impôt sur les sociétés), je doute fort que les États membres arrivent à se mettre d'accord. Ce pourrait être la TVA, mais ce n'est pas évident non plus : la TVA repose sur un mécanisme de récupération, et chaque État membre est comptable des transferts de récupération entre fournisseurs, distributeurs et consommateurs. À moins de décider qu'une certaine fraction de la masse de TVA collectée par un État sera allouée au budget de l'Union européenne. On peut aussi imaginer, avec des taxes carbone aux frontières extérieures, le rétablissement de droits de douane dans une version écologique.

Quoi qu'il en soit, si l'Europe avait des ressources propres supplémentaires, il faudrait se poser la question de savoir qui en supporte le poids. Directement ou indirectement, c'est toujours le citoyen. Dans ces conditions, il faudrait que corrélativement à la perception de ces nouvelles ressources propres les impôts levés à l'échelle nationale par les États membres ou les collectivités territoriales soient allégés en conséquence ; et si tel était le cas, je suis porté à penser que la contribution des États membres au budget de l'Union européenne serait immédiatement révisée à la baisse… J'ai peine à imaginer que des ressources propres permettraient d'arrondir le budget de l'Union européenne, à moins d'accabler les contribuables – hypothèse que je ne suis pas prêt à valider.

On parle aussi de la taxe sur les transactions financières, mais rien n'est plus délocalisable qu'une transaction financière. Voudrait-on faire un cadeau à la place de Londres, au moment même où Londres s'apprête à prendre ses distances vis-à-vis de l'Union, qu'on ne s'y prendrait pas autrement ! J'ai cru comprendre que, malgré les réserves du Gouvernement, qui redoute une délocalisation des activités et des emplois, le Parlement français avait donné un petit coup de pouce à une telle fiscalité.

Une question va se poser très vite : comment allons-nous préparer le prochain cadre financier pluriannuel ? D'ailleurs, est-il légitime de prévoir, comme par le passé, un tel cadre financier ? J'ai le sentiment que nous sommes à la fin d'un cycle et que nous cherchons vainement, dans les discours que nous tenons les uns et les autres, à faire dire à ce budget ce qu'il n'a pas les moyens d'accomplir. Car il est modeste, enfermé dans un corset étroit, et la vraie question est la suivante : quelle Europe voulons-nous instituer ? En d'autres termes, quelles compétences imaginons-nous pour cette Europe à l'heure de la mondialisation ? Il m'arrive de penser que, dans maints domaines – diplomatie, défense, lutte contre les paradis fiscaux –, les États membres n'ont plus les moyens d'assumer leurs prérogatives de souveraineté nationale.

Ainsi, lorsque l'État fédéral américain se fâche pour obtenir des autorités suisses la levée du secret bancaire, il l'obtient au bout d'une semaine. Pour leur part, les Européens ont été incapables de définir une position commune à l'égard de la Suisse… Tel n'aurait pas été le cas s'il avait existé une autorité européenne chargée de lutter contre la fraude fiscale. C'est à cette seule condition que nous pouvons être efficaces.

De même, pour lutter contre le terrorisme, nous avons voté la mise en place d'un registre des données de passagers aériens – passenger name record (PNR) –, mais, en réalité, nous avons prévu vingt-huit PNR sans obligation pour les États membres à mettre les informations en commun ! Autrement dit, nous n'avons pas vraiment répondu à l'objectif de communication instantanée des données entre les différentes autorités nationales.

En définitive, il faut se poser la question suivante : l'Europe que nous connaissons aujourd'hui est-elle davantage qu'un simulacre d'Europe ? Il m'arrive de penser que le budget européen est, du fait de sa modestie, un simulacre de budget, qui n'offre pas de véritables moyens. On implore l'Europe de s'engager, mais celle-ci n'en a pas les moyens, ni institutionnellement ni budgétairement. C'est à cela qu'il faut réfléchir.

Il existe un premier cercle : la zone euro. Le jour où l'on a créé la zone euro, on a partagé une souveraineté, mais le débat a été discret. Ma conviction est que l'on a pris ce jour-là un billet aller sans retour vers l'intégration politique. À l'époque, on n'a pas cru devoir mettre en place un gouvernement économique, financier et budgétaire, puisque l'on avait adopté un règlement de copropriété, que l'on a appelé le pacte de stabilité et de croissance. Mais, lorsque certains ont transgressé les règles du pacte, ils n'ont fait l'objet d'aucune sanction. Du coup, nous nous retrouvons aujourd'hui sans règles ni gouvernement.

Pour aborder ce problème, la commission des budgets et la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen ont pris l'initiative de rédiger un rapport sur ce que pourrait être un budget de la zone euro, ce qui est une façon de s'interroger sur la gouvernance de ladite zone. Les rapporteurs sont mes collègues Reimer Böge, membre du Parti populaire européen (PPE), et Pervenche Berès, membre de l'Alliance des socialistes et démocrates (S & D). Le problème de l'Europe est qu'elle n'est pas gouvernée, qu'il n'y a pas de leadership : la Commission n'est pas un gouvernement ; parmi les États membres et leurs dirigeants, il n'y a pas véritablement de leader capable d'entraîner les autres pour aller de l'avant.

Or la solidarité entre les partenaires de la zone euro est, selon moi, sans commune mesure avec celle qui existe entre les vingt-huit États membres au titre du marché intérieur. Nous l'avons notamment constaté lorsque la Grèce s'est retrouvée en situation de cessation de paiements : certes, on aurait pu l'abandonner à son triste sort, mais on a assez vite compris que, si elle était surendettée, c'est parce que des créanciers aveugles lui avaient fait confiance trop facilement, et on s'est aperçu que lesdits créanciers se trouvaient en France et en Allemagne. Et nous n'étions pas malheureux lorsqu'il s'agissait pour nos entreprises de travaux publics de rénover les stades grecs, d'installer un métro à Athènes ou à Thessalonique, ou pour nos entreprises d'armement de compléter le dispositif militaire de la Grèce pour lui permettre de contenir une éventuelle agression turque ! D'autre part, nous étions à la limite d'un risque systémique : si nous avions laissé la Grèce sortir de la zone euro, la communauté financière internationale aurait pu douter de la pérennité de l'euro. Après la Grèce, les spéculateurs se seraient probablement intéressés à l'Italie, à l'Espagne et peut-être à d'autres pays. C'en eût été fini de l'euro.

Pour tirer la conséquence de cette solidarité, il a fallu imaginer un mécanisme de mutualisation du surendettement, que l'on a appelé le mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Il s'agit d'un autre instrument financier hors budget, autrement dit d'un angle mort du contrôle budgétaire. Ce sont les parlements nationaux qui votent les crédits nécessaires pour doter le capital du MESF ou pour garantir les emprunts émis par celui-ci, mais aucun parlement ne le contrôle, pas plus le Parlement européen que les parlements nationaux. Je m'étonne d'ailleurs que nous n'ayons pas une autre attitude sur la question de la gouvernance de la zone euro lorsque nous nous réunissons au titre de l'article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire, dit pacte budgétaire européen – fiscal compact. Nous devrions nous réunir au moins une fois par mois dans ce format et demander à la Commission européenne et à l'Eurogroupe de rendre des comptes.

L'Europe fonctionne comme si elle se résumait à un club de chefs d'État et de gouvernement ou de ministres. Pourtant, plusieurs d'affaires auraient pu ou pourraient favoriser l'émergence d'une opinion publique européenne : le LuxLeaks, les Panama Papers et, aujourd'hui, le Football Leaks. Si certaines multinationales ne paient pas d'impôts en Europe, c'est parce que les États membres sont suffisamment stupides pour se faire mutuellement concurrence et inciter les dirigeants de ces sociétés à s'installer chez eux en leur disant qu'ils n'y paieront pas d'impôts ! Que s'est-il passé sur ce dossier ? À la fin du mois de juin dernier, les ministres des finances se sont réunis un vendredi à Bruxelles et ont publié un communiqué pour dire qu'ils avaient trouvé un accord pour lutter contre l'évitement de l'impôt. C'est beau comme l'antique ! En réalité, ils n'ont rien changé, car il ne fallait pas gêner l'Irlande qui applique un taux d'impôt sur les bénéfices des sociétés de 12,5 %, voire de zéro dans bien des cas, ni tel ou tel pays d'Europe centrale qui avait un problème de TVA… Si l'opinion publique se saisissait de ces dossiers, il me semble que les données du problème changeraient.

Quant aux Grecs, ce sont des gens adorables : on leur donne le soir un projet de loi, ils le votent dès le lendemain matin… Le problème, c'est que ces lois ne sont jamais appliquées. Mais cela permet de cocher la case imposée par le Fonds monétaire international (FMI) ou la Commission européenne… Lorsque je me suis rendu en Grèce en février 2012, dans le cadre de la mission que le Premier ministre m'avait confiée sur l'avenir de la zone euro, j'ai rencontré le directeur de l'autorité statistique grecque. Le pauvre homme était en pleine dépression : alors qu'il avait dit la vérité, qu'il s'était efforcé de donner une image fidèle de la situation des finances publiques grecques, il se voyait poursuivi devant une juridiction pénale à l'initiative d'une fraction du parlement grec au motif qu'il avait porté atteinte à l'honneur du pays ! Nous l'avons auditionné récemment au Parlement européen, par visioconférence, car il s'est réfugié aux États-Unis, étant toujours poursuivi pour la qualité du travail qu'il a accompli !

Les pénalités que l'on veut infliger aux États qui transgressent les règles sont contestables dans leur principe : si cet État est déjà déficitaire, ce sont ses partenaires qui devront lui prêter de l'argent pour qu'il paie son amende. En revanche, il serait utile de mettre les petites turpitudes et autres dysfonctionnements sur la place publique, car c'est l'opprobre qui fait bouger les États, c'est l'opinion publique qui peut amener les parlementaires et les gouvernants à agir. L'urgence est là : l'Europe est un déficit démocratique.

Nos concitoyens attendent, j'en suis persuadé, qu'on leur propose une certaine vision de l'Europe à l'heure où la mondialisation suscite tant de peurs et d'angoisse. Le monde est dangereux, et il va bien falloir l'organiser. Or aucun État membre, pas même la France en dépit des valeurs dont elle est héritière et porteuse, ne peut prétendre influencer à lui seul l'organisation du monde et prévenir les dangers qu'il recèle. Seule l'Europe peut le faire.

Au moment où les Américains sont sans doute tentés par l'isolationnisme, peut-être serait-il temps de s'interroger sur les capacités de sécurité et de défense en Europe. Nous avons fait un premier pas : le Parlement européen a voté, avec le soutien de la Commission, une enveloppe de 80 millions d'euros pour la recherche en matière militaire, dont une première tranche de 25 millions pour 2017. C'est ce qu'on appelle une « action préparatoire », les actions préparatoires étant au Parlement européen ce qu'est la réserve parlementaire au Parlement français. J'espère que les États membres se mettront rapidement d'accord sur l'utilisation de ces 25 millions ; cela ne va pas être si simple. D'autre part, il y a eu des prises de position au sommet de Bratislava, et la France et l'Allemagne viennent de publier des déclarations communes. On peut donc espérer une avancée dans le domaine de la défense et de la sécurité. Selon moi, ce débat ne peut plus attendre.

J'en viens au Brexit. La phase précédant le référendum britannique m'avait rendu malheureux. Au mois de février 2016, les Britanniques avaient demandé en substance, par la voix de M. Cameron, que l'on révise les traités sur deux points : que l'on cesse de dire, d'une part, que l'Europe était un projet d'intégration politique et, d'autre part, que la monnaie européenne était l'euro, ce qui était une façon de renoncer à utiliser la monnaie comme une arme économique et financière, ainsi que le font les Américains lorsqu'ils infligent des amendes aussi lourdes à des banques ou à des industriels européens, par exemple à Alstom. J'avais trouvé ces sollicitations honteuses, mais le président du Conseil européen, M. Donald Tusk, avait donné satisfaction à M. Cameron pour qu'il puisse se présenter devant ses électeurs avec quelques chances de maintenir le Royaume-Uni au sein de l'Union européenne. Et pendant ces quatre mois – je le dis sous le contrôle de mon collègue Bruno Gollnisch ici présent –, nous n'avons pas eu le droit de dire qu'il y avait un problème.

D'autre part, alors que le projet de budget pour l'année suivante est habituellement déposé au mois de mai, on nous a informés qu'il ne le serait cette fois-ci qu'à la fin du mois de juin, lorsqu'on y verrait un peu plus clair. Vous voyez donc quelles peuvent être la pusillanimité et la fébrilité au niveau européen.

D'ailleurs, le Brexit est curieux à certains égards, car le fonctionnement de l'Union européenne avait été très largement formaté par les Britanniques. Si l'on ne pouvait pas avancer, c'est parce qu'ils s'y opposaient chaque fois ; ils avaient vraiment mis l'Europe à leur main.

Au lendemain du vote britannique, les chefs d'État et de gouvernement des vingt-sept se sont réunis. Comme le frein avait été levé, on pensait qu'ils allaient trouver l'embrayage… mais on ne peut pas dire qu'ils soient allés bien loin. Peu de temps après, M. Hollande, Mme Merkel et M. Renzi se sont rencontrés sur l'île de Ventotene, lieu hautement emblématique. Et, là non plus, on n'a pas senti le grand souffle européen. Il y a comme un déficit d'ambition de la part de nos chefs d'État et de gouvernement, qui s'évertuent à prolonger l'illusion qu'ils ont encore en main toutes les prérogatives de souveraineté, au risque de donner en spectacle leur propre impuissance, ce qui exaspère naturellement un nombre croissant de nos concitoyens.

Nous ne savons pas encore très bien à quel moment les Britanniques vont déclencher la procédure prévue à l'article 50 du traité sur l'Union européenne. Mme Theresa May a annoncé qu'elle le ferait à la fin du mois de mars 2017. Les Britanniques disposeront alors de deux ans pour négocier leur sortie.

Nous commençons à évaluer les conséquences du Brexit. Nous pouvons anticiper que le budget européen perdra la recette annuelle acquittée par le Royaume-Uni, mais que, en contrepartie, l'Union n'aura plus à débourser ce qui est versé actuellement à ce pays au titre des différentes politiques, notamment de la politique de cohésion et de la politique agricole commune. Au total, la diminution nette de ressources sera de 5 à 7 milliards d'euros selon les années, sachant qu'il faudra aussi tenir compte des engagements pour payer les retraites des fonctionnaires et des parlementaires britanniques. Mais pour l'heure, les parlementaires britanniques sont toujours présents. Ils continuent à participer aux travaux législatifs et à présider des commissions – elles sont nombreuses au Parlement européen.

Chacun se prépare à la négociation. Le président Juncker a désigné M. Michel Barnier comme négociateur au nom de la Commission. Le président Schulz, avec l'accord du bureau, a chargé M. Guy Verhofstadt de représenter le Parlement européen dans les discussions. J'espère que l'Europe aura une véritable position de négociation, car je ne voudrais pas que les Britanniques soient tentés de jouer les États membres les uns contre les autres, au détriment des intérêts européens. Peut-être souhaiteront-ils rester au sein du marché unique, selon les mêmes modalités que les Norvégiens actuellement ? Dans ce cas, ils devront passer à la caisse : la Norvège paie environ 96 euros par habitant pour bénéficier de l'accès au marché unique. Dans ces conditions, je ne suis pas sûr que la sortie du Royaume-Uni aura des conséquences budgétaires considérables, d'autant que le budget européen est ce qu'il est. L'important, c'est que l'Europe sache très précisément ce qu'elle veut. Les Britanniques ont laissé entendre qu'ils voulaient garder leur place au sein du marché intérieur tout en rétablissant un contrôle strict sur les migrations en provenance de l'Union européenne. Or ce n'est pas possible : on ne peut pas dissocier les libertés de circulation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion