L'Europe est d'autant plus mal perçue, sur le terrain, que les chefs d'État et de gouvernement et même, parfois, les parlementaires nationaux, l'incriminent sitôt que quelque chose dysfonctionne. C'est commode. Il est vrai que, plutôt que de respecter le principe de subsidiarité, l'Union européenne édicte des réglementations dont certaines paraissent quelque peu superfétatoires, mais il faut bien s'occuper… Alors on fait des règles, comme dans les ministères ! De surcroît, lorsque l'Europe édicte une règle, il est rare que le ministère concerné par sa transposition n'en rajoute pas une couche ; et c'est même le cas des régions, désormais chargées de la gestion des fonds européens – le service ad hoc, à Nantes où je me trouvais récemment, compte cinquante personnes ! Ainsi, lorsqu'il s'agit de décliner un programme européen, on l'agrémentera de quelques dispositions réglementaires particulières.
Tout ce monde s'auto-entretient, si je puis m'exprimer ainsi ; on fabrique de la règle alors qu'on a besoin de liberté et alors qu'on attend de l'Europe qu'elle s'occupe des grandes choses, comme le déclare de temps en temps Juncker, et qu'elle cesse de se mêler de l'accessoire ; mais les États veulent garder pour eux les domaines les plus importants même s'ils n'ont plus les moyens de les assumer, et de fait donnent en spectacle leur propre impuissance, ce qui est dramatique pour la démocratie. Dès lors, je le répète, on se rabat, au niveau européen, sur l'accessoire, on ne cesse de voter sur tout, pratique renforcée par le rating : l'usage des indicateurs de performance par ailleurs source d'infantilisation.
On s'interroge par conséquent sur la valeur ajoutée européenne : quelle est celle du budget s'il ne s'agit que de produire des règles ? En outre, le décalage entre les engagements et les paiements est considérable. Certes, ce n'est pour l'heure pas très gênant du fait du faible nombre d'engagements qui permet de payer les factures du précédent cadre financier pluriannuel ; mais je gage qu'en 2018, 2019 et 2020 les factures impayées vont s'amonceler. Ce qu'on appelle le reste à liquider entre les engagements et les paiements représente plus de 200 milliards d'euros, à savoir une fois et demie le budget annuel.
J'en viens à l'Europe de la défense. La France intervient avec l'efficacité qu'on sait et pas grand monde, en Europe, n'est capable d'assumer les opérations militaires qu'elle mène, même si elle a tendance à intervenir avant même d'avoir consulté ses partenaires. Il faudrait donc concevoir un dispositif qui permette d'en parler et de se mettre d'accord avec les partenaires européens avant de s'engager. Le système Athena est très compliqué ; des battle groups sont mobilisés mais n'interviennent jamais ; nous disposons sur étagère de nombreux dispositifs mais qui ne servent à rien… Or l'élection de Trump aux États-Unis devrait provoquer un choc pour tous les Européens que nous sommes. Et, sans écarter l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), nous pourrions tout de même nous préoccuper de constituer un pilier européen de la défense pourvu d'un minimum d'autonomie, de capacité d'intervention.
Quand vous rencontrez des collègues provenant des pays baltes, ils vous disent vivre dans l'angoisse, vous mettent en garde contre la désinformation russe. J'ai rencontré récemment un haut fonctionnaire européen d'origine lettonne qui hésite à retourner avec sa famille dans son pays ! Or que ferait l'Europe dans l'hypothèse d'une initiative militaire ? Alep est une honte pour l'Europe ; on fait des déclarations, des discours… Au mois de juillet dernier je suis allé à Gaza, en Palestine… L'Europe est le principal donateur dans la région ; mais si une conférence de la paix devait se tenir, nous ne serions même pas autour de la table !
Si je me montre critique vis-à-vis de l'Europe, ce n'est pas pour demander moins d'Europe, au contraire !