Intervention de Seybah Dagoma

Réunion du 15 février 2017 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSeybah Dagoma, rapporteure de la mission d'information :

Vous n'êtes pas sans savoir qu'entre la France et la Côte d'Ivoire, c'est une longue histoire.

Du temps de la colonisation, Félix Houphouët-Boigny militait pour l'égalité des droits entre colons et populations dites « indigènes » au sein du syndicat agricole africain. Mais il était loin d'être un pourfendeur de l'union avec la France, dont il pensait qu'elle avait beaucoup apporté à son pays. Ministre de la République française sous la IVème République, Houphouët-Boigny a pris acte de l'indépendance de son pays en 1960, plus qu'il ne l'a demandée. Le père de l'indépendance ivoirienne était, en effet, l'artisan d'une forte amitié, qui perdure aujourd'hui entre nos deux pays.

Dans les décennies qui ont suivi la décolonisation, il a appelé de ses voeux le maintien d'une présence française très importante, qui s'est traduite par l'envoi de milliers de coopérants techniques chargés de faire fonctionner les administrations ivoiriennes et de former leur homologues. Et le Président Houphouët-Boigny considérait en quelque sorte le 43ème Bataillon d'infanterie de marine (BIMA), stationné dans le pays à partir de 1970, comme une armée de la Côte d'Ivoire. Pendant cette période, des générations de fonctionnaires et de militaires ivoiriens ont été envoyés se former dans les écoles et universités françaises.

Ces échanges ont tissé des liens denses entre les élites politiques, administratives et militaires. Indéniablement, cette coopération apaisée a contribué à la construction d'un Etat ivoirien solide, qui a résisté à la crise profonde des années 1990 et 2000.

Cette époque est désormais révolue. La coopération technique a connu un coup d'arrêt dans les années 1990 : des milliers de coopérants que l'on trouvait à cette époque, il n'en reste aujourd'hui plus qu'une trentaine, qui ont un rôle d'appui et conseil, et non plus de substitution. Nous devons nous en réjouir. La France a changé, la Côte d'Ivoire aussi : nos deux pays aspirent aujourd'hui à des relations de partenariat, fondées sur la réciprocité.

Dans cet esprit, l'accord de défense qui nous liait à la Côte d'Ivoire a été remplacé en 2012 par un partenariat de défense qui organise une coopération entre nos deux pays et ne prévoit plus de clause d'intervention en cas d'agression extérieure. Et le 43ème BIMA a cédé la place aux Forces françaises en Côte d'Ivoire, dont la vocation principale est de servir de base opérationnelle avancée pour les opérations dans la région, notamment au Sahel.

Ces évolutions ne signifient pas que nous ne devons pas avoir de l'ambition pour nos relations. La Côte d'Ivoire et la France conservent des liens étroits et nombreux dont nous devons tirer parti, dans l'intérêt mutuel de nos pays.

Ces liens, quels sont-ils ?

Nous avons cité la connaissance mutuelle entre les élites. Ce sont aussi les diasporas, importantes dans les deux pays. En Côte d'Ivoire, on compte environ 25.000 Français, dont une majorité de double-nationaux. Les Ivoiriens de France seraient environ 700.000. La diaspora ivoirienne s'est constituée assez tardivement. Dans les années 1960 à 1980, elle était peu nombreuse et principalement composée de cadres qui venaient pour être formés en France. C'est surtout dans les années 1990 et 2000 que des vagues importantes de migrations économiques puis politiques ont été enregistrées. Il faut noter que cette diaspora a la caractéristique d'être plutôt qualifiée, puisque 30% des émigrants sont diplômés du supérieur. Nous considérons qu'elle est un levier potentiellement puissant mais trop faiblement exploité pour bâtir des partenariats en faveur du développement. Un chiffre est particulièrement éloquent : 16 milliards de dollars par an. Il s'agit du montant total des transferts des diasporas présentes en France pour l'Afrique. Ces flux financiers sont affectés à l'alimentation, la sante ou l'éducation ; ils sont rarement dédiés à des investissements productifs.

La langue française est évidemment un autre lien important avec la Côte d'Ivoire. Comme ailleurs en Afrique, le français académique y a perdu du terrain, notamment en raison des effets déstructurants de la crise sur le système éducatif. Malgré cela, il existe une exception ivoirienne, qui veut que le français ne soit pas simplement la langue des affaires, de l'enseignement et de l'administration, mais aussi une langue d'usage c'est à dire parlée dans la rue, en famille et entre amis. Les jeunes Ivoiriens se sont réellement approprié un français qu'ils ont adapté à leurs propres réalités, que l'on appelle le « nouchi ». C'est ainsi qu'à Abidjan, tout le monde parle français, un français certes parfois éloigné de celui qu'on enseigne, mais qui n'en donne pas moins accès à un univers francophone commun.

Ce partage de la langue est important car il donne à la France un rôle singulier dans une Afrique de l'Ouest dont l'intégration est, en partie, freinée par le fossé culturel entre anglophones et francophones. Nous nous sommes d'ailleurs rendus au Ghana et avons constaté que les Ghanéens avaient un fort désir de travailler avec la France, justement pour bâtir des ponts avec leur voisinage francophone.

La présence économique française en Côte d'Ivoire est un autre élément important de notre relation bilatérale. Comme partout en Afrique francophone, nos entreprises ont perdu des parts de marché depuis le début des années 2000. En Côte d'Ivoire, cette part est passée de 28% à 14% environ aujourd'hui. Plusieurs partenaires étrangers ont tiré profit du relatif retrait des entreprises françaises lors de la crise des années 2000.

Celles-ci conservent néanmoins une place centrale dans l'économie ivoirienne. Elles représentent 40 à 50% des recettes de l'impôt sur les sociétés, 30% du PIB et emploient 35.000 personnes. Cette implantation est très diversifiée et tous les grands groupes français opérant en Afrique subsaharienne sont présents en Côte d'Ivoire, dont ils font souvent une plateforme pour leurs opérations dans la région : Bolloré, Orange, Bouygues, la Société générale, BNP Paribas, Canal +, Castel, Danone, La Compagnie fruitière, Total, Alstom, Engie, pour n'en citer que quelques-uns. Cette présence est moins ancrée pour les PME françaises, qui ont davantage pâti de la crise.

Quels sont leurs principaux concurrents ? Indéniablement, les Chinois sont montés en puissance en Côte d'Ivoire, mais il n'y ont pas conquis l'hégémonie que l'on connaît dans d'autres pays africains, notamment en raison du fort ancrage des entreprises françaises, et aussi parce que le pays n'est pas un producteur majeur de ressources minières. Les Chinois ont tout de même ont une position très importante dans le BTP et la cimenterie, où ils remportent la plupart des marchés. Le Chinois Startimes s'est aussi positionné pour le déploiement de la TNT dans le pays, en concurrence directe avec notre pays. Et il est incontestable que la part de la Chine dans l'encours de la dette ivoirienne est en augmentation constante, même si cette part demeure à peu près équilibrée avec celle de notre pays.

A côté des Chinois, les Marocains ont accompli une réelle percée en Côte d'Ivoire, où ils bénéficient à la fois de leur francophonie, de leur identité de pays africain, proche des réalités ivoiriennes, et de l'influence plus générale du Maroc, notamment dans le champ religieux. Il faut reconnaître que les Marocains ont su se forger de solides atouts ; nos collègues Jean Glavany et Guy Teissier nous en ont déjà parlé : une stratégie africaine claire et volontariste, portée au plus haut niveau, par le Roi ; un pragmatisme et une aptitude avérée pour « faire des affaires » ; mais aussi une audace et une propension à la prise de risques assez importantes, notamment de la part des banques marocaines qui accompagnent vraiment l'expansion économique marocaine dans le pays.

Outre les Chinois et des Marocains, la Côte d'Ivoire s'applique à diversifier ses partenaires et développe de plus en plus ses relations avec des pays africains tels que le Nigéria et l'Afrique du Sud, avec l'Inde, la Turquie, la Corée et d'autres encore. Les Anglo-saxons et les Européens sont présents aussi, notamment dans l'agro-industrie et l'exploitation minière. Et il faut souligner le poids économique de la diaspora libanaise, la plus importante du continent avec environ 60.000 membres. Elle joue un rôle de premier plan dans des secteurs comme l'immobilier et le commerce.

Vous l'aurez compris, le marché ivoirien présente sans doute des opportunités, mais il est aussi hautement concurrentiel. Quel peut donc être l'avantage comparatif des entreprises françaises ?

Classiquement, on peut mentionner la francophonie, la stabilité institutionnelle qu'offre le franc CFA, l'attrait pour la marque France alors qu'émerge une classe moyenne estimée actuellement à 13% de la population, qui veut consommer des produits de qualité. En Côte d'Ivoire, les entreprises françaises bénéficient en plus d'un dispositif d'accompagnement très complet, avec un bureau régional de Business France, une antenne de BPI France, des chambres de commerce, la coface, proparco (filiale de l'AFD en charge du secteur privé) etc.

Autre avantage : le fait que les entreprises françaises soient bien positionnées et dotées d'une expertise reconnue dans des secteurs où les besoins ivoiriens sont importants : l'agro-industrie, la gestion urbaine, la production et la distribution électrique, entre autres.

Enfin, il faut le souligner, la France a, en Côte d'Ivoire, une aide au développement à fort effet de levier grâce à la mise en oeuvre de contrats de désendettements (C2D). Ce dispositif permet à la France de refinancer sous forme de dons des échéances de dette remboursées par la Côte d'Ivoire. Dans le cadre de l'initiative des pays pauvres très endettes (PPTE), la France a annulé en 2012 une partie de la dette bilatérale de la Côte d'Ivoire, qui était considérable : 900 millions d'euros ont fait l'objet d'une annulation sèche, tandis que 2,9 milliards d'euros devaient être remboursés puis reversés à la Côte d'Ivoire sous forme de projets de développement cogérés avec les Ivoiriens. Ce montant considérable autorise l'AFD à intervenir en Côte d'Ivoire avec des dons annuels de l'ordre de 200 à 250 millions d'euros, un montant exceptionnel qui permet de conduire des projets à fort impact. Ces projets bénéficient évidemment aux entreprises françaises qui disposent d'un positionnement ad hoc dans de nombreux secteurs.

Pourtant, les entreprises françaises doivent savoir répondre à la demande des Ivoiriens, qui veulent aller vers la coproduction locale. Ils aspirent à des transferts de savoir-faire et de technologie afin de développer leur tissu industriel, d'accélérer la diversification et la montée en gamme de leur économie. Les entreprises doivent donc être ouvertes à des montages laissant plus de place au partenariat, à la réciprocité.

La réciprocité, ce concept nous a semblé être l'axe majeur pour donner un nouvel élan à nos relations avec la Côte d'Ivoire, dans tous les domaines. Les Ivoiriens nous l'ont dit, ils veulent continuer à travailler avec notre pays, comme partenaires. C'est aussi notre souhait.

Cette base posée, il nous a semblé que nous devions mettre l'accent sur tout ce qui pouvait favoriser la connaissance et la compréhension mutuelle, en particulier le rapprochement des territoires, la coopération décentralisée étant quasiment inexistante entre nos deux pays (24 coopérations recensées) mais aussi et surtout le rapprochement des jeunes générations. C'est un fait, les jeunes Français diplômés sont assez peu tournés vers l'Afrique ; les pays émergents, notamment asiatiques, sont désormais des destinations beaucoup plus courtisées pour lancer une carrière professionnelle. Les jeunes Français n'ont pas connu l'époque de la coopération.

Cette remarque est aussi valable s'agissant des jeunes Ivoiriens des classes moyennes et supérieures qui vivent dans un environnement mondialisé. Pour eux, la France n'est plus une référence unique. La relation franco-ivoirienne va donc connaître un inévitable effet de génération qui pourrait fortement affaiblir les liens entre nos deux pays.

A cet égard, notre rapport contient une série de propositions que je vous invite à consulter.

Je conclurai en disant que certes, la Côte d'Ivoire est aujourd'hui plus ouverte à d'autres influences, à d'autres partenaires. Cependant, je ne suis pas de ceux qui alimentent la nostalgie du tête à tête exclusif de la France avec ses anciennes colonies d'Afrique. Cette époque est révolue, et c'est tant mieux. Mais je constate que la Côte d'Ivoire reste très francophile, et je pense fondamentalement que le partenariat avec ce pays doit être investi et valorisé, avec un objectif explicite et commun de développement et de prospérité.

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