Intervention de Thierry Mandon

Séance en hémicycle du 21 février 2017 à 21h30
Sciences et progrès dans la république française — Discussion générale commune

Thierry Mandon, secrétaire d’état chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche :

Monsieur le président, je m’efforcerai d’être aussi bref que possible, car on pourrait certes être tenté de s’exprimer longuement sur ce sujet. Après l’intervention liminaire du président de l’OPECST, j’observe que rien n’est plus symbolique que votre décision de consacrer la dernière séance de nuit de la législature qui s’achève à ces propositions de résolution sur la place des sciences dans notre République – c’est-à-dire à l’interaction très profonde qui existe, depuis les premières heures de celle-ci, entre les sciences et les institutions fondées à l’époque.

Ce débat se déroule dans un contexte particulier pour la vie scientifique du pays. Il y a quelques jours, en effet, nous a été remis un livre blanc sur la stratégie à moyen terme que le pays pourrait suivre en matière de recherche et d’enseignement supérieur pour conserver, sinon pour regagner sa place au niveau international. Ce document, adopté ce matin par le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche – CNESER –, vous sera adressé de demain. Dans quelques jours, une sénatrice membre de l’OPECST, Mme Dominique Gillot, nous remettra le document définissant la stratégie nationale de la culture scientifique, technologique et industrielle.

Enfin, vos trois propositions de résolution rassemblent largement les groupes de cette assemblée – en tout cas bon nombre d’entre eux. Elles adressent un voeu au Gouvernement, mais on sait bien qu’un voeu adressé au Gouvernement le dernier jour d’une législature s’adresse en réalité aux gouvernements, au pluriel : tel me semble bien être, en effet, le sens de vos interventions que d’interpeller le gouvernement d’aujourd’hui et tous ceux qui le suivront.

Il s’agit, surtout, d’une profession de foi, qui proclame que la science est l’humus de notre République, que la recherche est la colonne vertébrale de notre pays. Si notre pays est grand au niveau international, c’est principalement parce qu’il a depuis très longtemps su être à la pointe des progrès scientifiques et technologiques. Cela lui a donné de l’énergie, des forces pour se défendre, pour créer et pour développer des savoir-faire industriels et économiques majeurs.

Dans ces temps où le pessimisme peut gagner les plus vigilants, les plus courageux d’entre nous, la démarche scientifique et la recherche sont une aventure possible pour tous. Dans notre société qui manque de passion et d’occasions de s’engager, la recherche offre à chacun la possibilité de découvrir, de rêver, d’imaginer, et finalement, au prix d’un long travail, de donner un sens à sa vie.

Mais, à ce moment de la législature et à quelques semaines d’échéances électorales, nous ne pouvons nous contenter d’affirmations de principe. Nous sommes obligés de plonger celles-ci dans le réel, lequel m’amène à vous dire, à vous qui êtes tous ici des amis des sciences : préparez-vous au combat !

Nous l’avons constaté ces derniers mois : dans certains pays que l’on croyait absolument protégés des attaques contre la science – je pense aux États-Unis, grande puissance scientifique, où les plus grands savants de toutes disciplines travaillent dans des conditions dont ils se réjouissent –, des hasards électoraux qui ne doivent rien au hasard, des forces auxquelles on n’a pas prêté attention depuis des années, comme le créationnisme, ont remis en cause des théories scientifiques établies depuis des décennies, emportant toute une société et mettant par terre, du jour au lendemain, des convictions, des croyances qui existaient depuis très longtemps.

Cet univers de menaces est devant nous – pas seulement outre-Atlantique, mais ici, à nos portes. Une profession de foi sur la science dans cet hémicycle est utile : c’est bien de le faire, mais il faut partager cette démarche avec les profondeurs de notre société. Les menaces sont quotidiennes sur la science, sur la recherche, sur la vérité, sur l’argumentation rationnelle. Les contestations aujourd’hui ne se cachent plus, mais il existe des contestations plus sourdes – il y en a au moins trois –, qu’il faut combattre parce qu’elles sapent, sans qu’on y prête attention, les soubassements sur lesquels se construit une démarche scientifique.

Première menace : l’idée que la science signifie l’utilité à tout prix et qu’il n’y aurait de science qu’utile. Or la démarche scientifique, celle à laquelle vous rendez hommage aujourd’hui, ne se préoccupe pas d’utilité. Elle se préoccupe d’élever le niveau des connaissances, de le développer, de le repousser toujours plus loin. Bien sûr – et heureusement ! –, un certain nombre de ces découvertes se transformeront en innovations, en produits, en services, en possibilité de répondre aux défis que doivent relever les hommes et les femmes. Mais la science, c’est d’abord la frontière des connaissances repoussée toujours plus loin.

La deuxième menace, plus sourde, tient à la réduction de plus en plus fréquente, presque malgré nous, de la science à la technologie ; à l’illusion que la science n’est que technique, technologie et projets de sciences « dures » ; à l’idée que la pensée, la connaissance philosophique et l’ensemble des sciences humaines et sociales sont des sciences de second rang. Il n’en est rien : quand on aime la science comme vous l’aimez, on a autant d’égards pour les sciences dures que pour les sciences humaines et sociales, et on défend les sciences dans leur diversité.

La troisième menace tient à l’idée que l’on bride, d’une manière ou d’une autre, la liberté des scientifiques. Quand on aime la science, on laisse les scientifiques chercher, définir les voies et moyens pour étendre les connaissances. La France est parvenue de ce point de vue à un équilibre qu’il ne faut pas dépasser : le financement par projet, c’est-à-dire des orientations suffisamment fortes en direction des scientifiques et le financement via des organismes de politiques scientifiques autonomes décidées par les scientifiques eux-mêmes.

L’exposé des motifs des propositions de résolution s’achève sur ces mots : « Plus que jamais, la République a besoin de savants. » Cela est vrai, je n’en disconviens pas – bien au contraire. Mais il faut, pour aujourd’hui et pour demain, tirer les conclusions de cette proposition.

En France, comme partout dans le monde, la science dépend de l’engagement dans la durée de la puissance publique et donc des financements. Comme nous l’indiquons dans le Livre blanc, le mouvement amorcé tardivement cette année dans le budget de la recherche doit être poursuivi de manière très forte dans les années qui viennent.

De ce point de vue, permettez-moi d’exprimer devant vous quelques regrets : alors que la campagne présidentielle a débuté il y a quelques mois, les candidats sont objectivement, sur les questions scientifiques et de recherche, d’une discrétion et d’une pudeur que l’on ne peut que regretter. Il m’est arrivé de dire que la recherche et la science n’étaient pas des gros mots : chacun peut inviter ses candidats à en faire plus grand usage.

Par ailleurs, on parle bien souvent d’économies – et après tout pourquoi pas : les contraintes de gestion existent dans les pays. Très souvent, ces économies portent sur des budgets ou sur des fonctionnaires. Parfois, il advient que l’on propose d’épargner certaines catégories de fonctionnaires ou de dépenses ; bien souvent, on cite la sécurité, la justice, la police, la défense, mais absolument jamais la recherche.

Or j’ai la conviction absolue – mon propos est d’ordre général : je ne vise personne en particulier – que le tout premier secteur à protéger des économies est la recherche. En effet, et nous l’avons démontré « scientifiquement », dans l’étude du Livre blanc à laquelle faisait référence tout à l’heure Jean-Yves Le Déaut, la recherche est, pour le pays, un investissement extrêmement rentable, qui fait de la France une nation forte.

La deuxième remarque porte sur la question, présente en filigrane de l’ensemble de votre raisonnement, du renouvellement des compétences et du vivier de ceux qui feront la science de demain, à travers l’éducation, la valorisation dans les médias de la démarche scientifique, ainsi que des politiques spécifiques qu’il faut renforcer en direction des jeunes chercheurs.

La troisième déclinaison de votre précepte mérite que l’on s’y arrête quelques secondes : la science, c’est l’échange entre les pays. Quelqu’un parlait de la fuite des cerveaux, crainte d’ailleurs peu démontrée, mais la vérité de la science, c’est que les parcours des scientifiques de tous niveaux sont aujourd’hui globalisés : les meilleurs scientifiques français ont passé plusieurs années à l’étranger, puis sont revenus. De nombreux scientifiques étrangers travaillent aujourd’hui en France : il n’est pas possible d’imaginer que, par méfiance à l’égard de l’étranger, comme cela se passe aujourd’hui aux États-Unis, des scientifiques seraient empêchés de voyager, de s’installer pour des durées plus ou moins longues dans d’autres pays. C’est l’ensemble de la science et du progrès scientifique qui en pâtiraient.

Quatrième et dernier élément, que je livre à votre réflexion : si nous voulons vraiment développer la démarche scientifique, encourager les investissements de recherche tant dans le secteur public que dans le secteur privé, nous devons parvenir à sortir d’une forme de schizophrénie. Alors qu’aujourd’hui, dans nos discours et parfois dans nos actions, nous privilégions, pour notre économie, une démarche de compétitivité par la baisse des coûts – nous trouverons toujours plus forts que nous dans ce sport-là : cet effort me semble donc épuisant et assez vain –, nous devrions valoriser beaucoup plus le vrai positionnement qui doit être celui de la France : la qualité, la qualité partout, la qualité de nos produits, de nos services, de notre travail, de nos formations. La France demeurera ou, à certains égards, redeviendra un grand pays quand elle aura la qualité comme marque de fabrique. Or, au coeur de la qualité, de cette élévation permanente de la qualité, il y a la démarche scientifique.

Vous dites qu’il nous faut des savants, mais j’appelle votre attention sur cette notion de savant, qui a beaucoup évolué ces deniers temps. D’une certaine manière, les savants sont partout, d’une part avec l’essor fantastique des sciences participatives, ces savoirs citoyens et, d’autre part, avec des citoyens de plus en plus éduqués – 47 % d’une classe d’âge diplômés de l’enseignement supérieur aujourd’hui, contre 20 % il y a deux générations, soit la progression la plus forte au niveau mondial. Bien fragile serait un système de soutien de la recherche et de la science qui reposerait sur la promotion d’une catégorie de gens particulièrement brillants, quand toute une société ne demande qu’à participer au mouvement d’essor des sciences, selon des process à bâtir avec rigueur et une méthodologie précise.

En ce qui concerne les rapports entre la science et la société, je partage pleinement ce que vous avez dit sur l’éducation, la culture scientifique, technique et industrielle. Je ne reviendrai pas sur ce sujet, et insisterai simplement sur deux points.

Premier point : c’est par la pratique qu’on découvre la science et non par les contenus enseignés à l’école primaire ou à l’école secondaire. Bien sûr, ceux-ci sont importants, vous avez raison de le souligner dans votre résolution : les mathématiques, certains enseignements sur l’informatique – cela bouge depuis 2014 –, tout cela est très important. Mais il faut d’abord encourager les acteurs qui font pratiquer la science dès le plus jeune âge, tels que La main à la pâte, Universcience ou Planète Sciences. Tous ces acteurs dédramatisent l’acte scientifique pour que, dès le plus jeune âge, nos enfants, garçons et filles, pratiquent la science avant de l’apprendre. C’est vraiment le coeur d’une politique efficace.

Deuxième point : si nous souhaitons vraiment que la science trouve sa place dans la société, nous, politiques, devons mieux traiter la science dans nos prises de décisions. Cela a été dit par M. Accoyer tout à l’heure, avec raison. Dans cette assemblée même, la façon dont nous pratiquons le vote de la loi n’est pas satisfaisante de ce point de vue : nous votons à l’aveugle des textes préparés par les gouvernements, quels qu’ils soient, celui d’aujourd’hui comme ceux d’hier et probablement comme le prochain, sur la base d’études d’impact indigentes, écrites nuitamment par deux hauts fonctionnaires, sans aucune démarche scientifique. Nous demandons à une assemblée, à des parlementaires qui travaillent comme ils peuvent avec les outils dont ils disposent, de valider des textes sans qu’une démarche d’irrigation par l’apport des sciences en amont ait été effectuée.

De la même façon, nous refusons ou, du moins, nous hésitons à solliciter en aval des textes, quelque temps après leur vote, des démarches d’évaluation indépendantes, qui pourraient tout à fait être confiées à des universités – celles-ci seraient ravies de faire ce travail. Nous privilégions les corps d’inspection qui sont fort compétents et intéressants, mais dont l’indépendance est, par définition, relative. Si, dans notre fabrique de décision politique, nous donnions plus souvent l’occasion aux sciences d’apporter en amont et d’évaluer en aval, je suis persuadé que l’effort de pédagogie que nous devons faire en direction de la société en serait facilité.

Un dernier mot, en conclusion, concernant le dernier point de votre résolution, qui porte sur la reconnaissance du travail fait à l’OPECST. Étant moi-même en responsabilité de ce secteur depuis assez peu de temps – un peu plus de un an –, je dois vous dire, sans chercher à vous faire plaisir, combien il m’a été agréable de participer, à six ou sept occasions, à vos débats. Je crois en effet que l’OPECST apporte beaucoup au débat politique, au débat démocratique autour des sciences.

Ses travaux, connus de vous tous, méritent d’être divulgués à l’extérieur de l’Assemblée. Ils méritent peut-être d’être plus souvent intégrés à nos propres réflexions, et je bats ma coulpe si, ici ou là, j’ai pu manquer à ce travail. Il n’est de science que de débat démocratique, que de débat public autour de la science, que de confrontation avec tous les enjeux que soulève inévitablement la démarche scientifique, toutes les polémiques, toutes les divergences qui peuvent exister. Mais, finalement, la meilleure des démarches est celle qui place la science au coeur de nos débats politiques, celle aussi qui permet de redéfinir les termes du débat politique.

Je saisis cette occasion pour remercier les parlementaires de l’OPECST et l’ensemble de ceux qui s’intéressent à la science pour la foi et le soutien qu’ils n’ont pas manqué de manifester, au-delà de leurs convictions, et chaque fois que cela était possible, en faveur de la place vitale pour notre pays occupée par sa recherche, et surtout par les hommes et les femmes – outre les institutions et les organismes, dont on parle beaucoup – qui, au quotidien, font la science.

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