En juillet 2013, la commission des affaires européennes avait adopté un rapport intitulé « L'avenir de l'Europe : l'audace de la démocratie ».
Ce rapport était fondé sur la conviction que le débat sur l'avenir de l'Europe ne pouvait plus être différé. Il plaidait pour la mise en oeuvre d'un véritable gouvernement économique européen, préférable au fétichisme des chiffres, et pour la création de services publics européens, en premier lieu un service public de la transition énergétique et de l'environnement. Il dressait, enfin, des pistes pour l'approfondissement démocratique de l'Union, grâce notamment à la création d'une Assemblée des peuples européens, constituée de représentants des parlements nationaux.
Plus de trois ans après, le constat et les recommandations formulés par ce rapport sont, pour moi, toujours autant d'actualité.
Pourquoi, alors, un nouveau rapport sur l'avenir de l'Union ?
Au cours de ces trois dernières années, l'Europe a changé, et le monde a changé.
Le rapport de 2013 était en grande partie une réponse à la crise économique, financière et des dettes souveraines que traversait l'Union. Aujourd'hui, cette crise n'est toujours pas derrière nous. Elle a laissé son empreinte : l'augmentation de la pauvreté, des inégalités, du chômage des jeunes. Cette empreinte peine à s'effacer.
Par ailleurs, nous ne sommes pas à l'abri que l'Histoire se répète, car les progrès qui ont été faits pour renforcer l'Union économique et monétaire restent largement insuffisants.
Mais c'est désormais une autre crise européenne, la crise migratoire, qui divise l'Union et fait la Une des journaux.
Pendant que des centaines de milliers de personnes cherchent désespérément à rejoindre l'Union européenne, un État membre a, pour la première fois, décidé d'en sortir. Le vote britannique du 23 juin 2016 constitue une rupture historique absolument majeure. Après des décennies d'élargissement continu, l'Union vit, pour la première fois, l'expérience du rétrécissement, et va s'engager dans les mois à venir dans un processus absolument inédit tant politiquement que juridiquement.
En trois ans, le visage de l'Europe a donc profondément changé. Mais c'est aussi son environnement géopolitique qui s'est transformé, marqué par la montée d'un nationalisme mortifère dans tout le monde occidental. L'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis constitue le plus récent de ces bouleversements.
Dans ce contexte de grande instabilité et de succession de crises, il est donc difficile de penser l'avenir de la construction européenne de manière optimiste, malgré les succès qui ont jalonné ces dernières années –je pense notamment à l'accord de Paris sur le climat ou le Plan Juncker, même si les efforts d'investissement de l'Union doivent encore aller beaucoup plus loin.
Pourtant, l'Union est plus que jamais nécessaire. Comment faire entendre notre voix dans le monde sans elle, alors que l'Europe est condamnée à devenir un nain démographique ? Face à la déstabilisation sociale engendrée par une mondialisation insuffisamment régulée, face à l'épuisement de notre modèle économique et énergétique, face au rejet par un allié historique de nos valeurs les plus fondamentales, il est aujourd'hui clair que, désunis, nos États seront condamnés à rester impuissants.
Mais il ne suffit pas de dire que l'Union européenne est nécessaire. Il faut réfléchir à ce que pourrait être cette Union dès demain, et, surtout, à ce que nous voulons qu'elle soit. Or, l'Union manque aujourd'hui de souffle, d'idées, de visions, et les institutions européennes et les États membres, prisonniers de la gestion de crise et du court terme, peinent à imaginer ce que pourrait être l'Europe même dans dix ans.
Pour nous permettre de prendre du recul, j'ai souhaité que nous organisions entre octobre 2016 et janvier 2017 un cycle d'auditions sur l'avenir de l'Union. L'objectif de ce cycle n'était pas de répondre, mais d'écouter, de revisiter, parfois de bousculer et de déconstruire, pour ouvrir sur de nouveaux horizons. Nous avons ainsi entendu des intellectuels et des chercheurs, représentant une pluralité de points de vue, souvent insuffisamment entendus dans le débat public européen classique.
Le rapport que je vous propose, enrichi par les comptes rendus de nos différentes auditions qui y seront annexés, complète les précédents travaux de la commission des affaires européennes sur l'avenir de l'Union, et notamment les conclusions adoptées en septembre 2016. Il dresse des perspectives pour l'Union, à la fin de cette législature nationale et quelques semaines avant l'anniversaire du traité de Rome le 25 mars prochain, sommet au cours duquel de nouvelles propositions pourraient émerger.
De ce cycle d'auditions, il ressort une priorité qui aura mis d'accord tous les intervenants : l'urgence de renouer avec un récit européen. Avec la construction du marché unique et de l'Union économique et monétaire, l'économie est devenue le coeur du projet européen. Ces deux projets incroyablement ambitieux ont réussi, mais le récit d'une Union porteuse de prospérité économique s'est brisé sur les récifs de la crise économique et financière.
M. Thierry Chopin, lors de son audition, a également souligné l'usure des récits européens plus spécifiquement nationaux qui ont, eux aussi, légitimé la construction européenne auprès de leurs opinions publiques : recherche d'une grandeur passée pour la France, d'une forme de « rédemption » pour l'Allemagne, « utilitarisme » pour les pays du Nord, « sublimation » permettant le passage rapide d'un système politique à un autre et d'un système économique à un autre pour les pays du Sud…
Face à la crise financière puis à la crise migratoire, ces récits européens nationaux ont, pour beaucoup, laissé la place à des récits « euro défiants », chaque fois articulés autour du manque de solidarité, ou au contraire, du refus de cette solidarité.
Pour renouer avec ce récit européen, nous devons nous mettre d'accord, à nouveau, sur ce que nous attendons de l'Union.
Notre premier objectif doit être de réaffirmer les valeurs de l'Union : la paix, la démocratie, le respect des droits fondamentaux, alors que ces valeurs sont aujourd'hui bafouées dans d'autres démocraties occidentales. Nous devrons trouver les conditions d'un dialogue politique apaisé sur la question du respect des droits fondamentaux : un « semestre européen des droits de l'homme », mécanisme d'évaluation annuel du respect de la démocratie, de l'État de droit, et des droits fondamentaux, pourrait par exemple être mis en place, mais cela ne se fera pas sans heurts.
En deuxième lieu, notre priorité doit être de réaffirmer la vocation protectrice de l'Union, dans un monde déstabilisé et déstabilisant. Ce nouvel équilibre entre les libertés offertes par l'Union et la protection qu'elle devrait créer est pourtant loin d'être évident car elle a depuis toujours mis l'accent sur le premier volet, au détriment, parfois, des plus fragiles.
Alors que la paix garantie par la construction européenne semblait acquise, les dangers qui menacent aujourd'hui l'Union à l'extérieur comme à l'intérieur de ses frontières sont à la fois graves et concomitants. Comme l'a souligné Jean-François Jamet lors de son audition, « l'Europe doit pouvoir porter un discours régalien (…) à un moment où les enjeux internationaux mettent en jeu la capacité collective des Européens à répondre à des transformations géopolitiques mondiales qui les affectent tous ».
C'est d'autant plus le cas que l'Alliance Atlantique apparaît aujourd'hui très fragilisée. Le Brexit et l'évolution de la politique étrangère américaine doivent nous conduire à relancer l'Europe de la défense en priorité. Alors que, depuis trois ans, l'Allemagne conduit une réflexion stratégique poussée sur sa politique étrangère et de défense, le couple franco-allemand devra être au coeur de cette réflexion.
L'heure est aussi au renforcement de la sécurité intérieure de l'Union, qui doit être unie face à la lutte contre le terrorisme. Pour cela, nous devons améliorer le fonctionnement de l'espace de sécurité et de justice, et mettre en place dès que possible un parquet européen, dont la compétence serait étendue au terrorisme et à la lutte contre la criminalité transfrontière. Un tel renforcement de l'Union dans le domaine de la coopération judiciaire et policière ne sera possible qu'avec un très haut niveau de confiance mutuelle, notamment en matière de droits fondamentaux. Nous devons travailler à forger une vision européenne de l'équilibre nécessaire entre sécurité et liberté.
L'Europe qui protège ne peut pas et ne doit pas se réduire à la défense et à la lutte contre le terrorisme : permettre à l'Union de porter un discours régalien, c'est aussi réaffirmer le rôle et le pouvoir régulateur et protecteur de la puissance publique. L'Union doit porter, dans le monde comme chez elle, une certaine vision de la mondialisation, d'une mondialisation juste, redistributive, respectueuse de l'Humain et de l'environnement. Elle doit être pionnière dans la lutte contre l'évasion fiscale.
L'Europe qui protège, c'est aussi - et surtout -l'Europe sociale et l'Europe de l'environnement. Notre commission plaide depuis longtemps pour le développement de la dimension sociale de l'Union, à travers notamment l'adoption d'un socle minimal des droits sociaux, la coordination des systèmes de sécurité sociale, un renforcement de la garantie pour l'emploi des jeunes, la mise en place d'une assurance chômage européenne, complémentaire des systèmes nationaux, la généralisation de salaires minimaux nationaux et leur convergence progressive. Nous devons réfléchir à la mise en place d'un « serpent » de convergence fiscale et sociale, inspiré du serpent monétaire européen.
L'Europe peut, à nouveau, améliorer le quotidien de ses habitants. Elle se doit de protéger l'environnement dans lequel ils vivent : renforçons l'action de l'Union en matière de santé environnementale et de protection de la biodiversité. Mettons en place une taxation carbone aux frontières de l'Union.
S'interroger sur le « pourquoi » de la construction européenne est absolument fondamental. Mais nous devons aussi nous pencher sur le « comment ».
Pour gagner toutes ces batailles, l'Union aura besoin d'armes à la hauteur, et en premier lieu de véritables capacités budgétaires. Pour cela, elle devra disposer de véritables ressources propres. Le rapport du groupe de Haut niveau présidé par Mario Monti publié en décembre 2016 évoque plusieurs pistes relatives à la création de telles ressources propres, parmi lesquelles une taxe carbone.
L'Europe qui protège que j'appelle de mes voeux sera plus forte à Vingt-Sept. Elle aurait été encore plus forte à Vingt-Huit. Mais sur certains sujets, sur lesquels l'Union peine aujourd'hui à avancer, il semble aujourd'hui inéluctable de former un noyau-dur d'Etats voulant aller plus loin – l'Europe des avant-gardes. Ces choix auront des implications très fortes sur nos institutions communes, qui fonctionnent actuellement sur le principe de la représentation de tous les membres de l'Union.
Le débat sur « l'intégration différenciée » a été évoqué à de multiples reprises lors de ce cycle d'auditions.
Le Brexit a rendu plus urgente encore cette réflexion fondamentale sur l'intégration différenciée : que répondre aux États ne souhaitant pas d'une « Union sans cesse plus étroite » ? La sortie de l'Union est-elle leur seule issue ?
Nous pouvions craindre que les négociations extrêmement difficiles qui s'annoncent avec le Royaume-Uni rendent ce sujet de l'intégration tabou, alors que l'unité des Vingt-Sept sera une clé de la réussite de ces négociations pour l'Union. L'Europe des « cercles concentriques » n'est pas exempte de risques de fragmentation et de division. Christian Lequesne, lors de son audition, a rappelé à juste titre que toute la difficulté de parler de « cercles concentriques » sera de faire comprendre aux pays d'Europe centrale qu'ils ont vocation à faire partie de ce premier cercle. La peur de ne pas faire partie de ce « noyau dur » existe également dans certains pays du Sud, et il faudra être très vigilant pour ne pas créer de sentiment d'exclusion – je pense à nos amis grecs entre autres.
L'intégration différenciée sera certainement au coeur des débats lors du sommet de Rome le 25 mars prochain.
Dans leur contribution commune à ces débats, les États du Benelux ont clairement indiqué que « différentes voies d'intégration et de coopération renforcée pourraient fournir des réponses efficaces aux défis qui touchent les États membres de façon différente. Ces arrangements devraient être inclusifs et transparents, avec l'investissement le plus important possible des autres États membres et des institutions européennes ». La chancelière allemande a également acté l'inéluctabilité de cette intégration différenciée, en déclarant « qu'il y aura une Union européenne avec différentes vitesses et que tout le monde ne prendra pas part à chaque fois à toutes les étapes d'intégration ».
Le format le plus évident de cette intégration différenciée est évidemment la zone euro. Le rapport de MM. Cordery et Richard adopté par notre commission en novembre dernier le soulignait très clairement : afin d'éviter de nouvelles crises économiques et d'augmenter la résilience de l'espace économique européen, il est nécessaire et urgent d'aller plus loin dans la consolidation de la zone euro. Pour cela, il faudra accepter une forme d'intégration différenciée, au moins à court terme, et doter la zone euro d'un gouvernement économique. Le dialogue franco-allemand sur cette question doit être poursuivi : même si l'Allemagne a longtemps été réticente à ce renforcement de la gouvernance de l'UEM, il existe aujourd'hui outre-Rhin un consensus plus important sur la nécessité d'un cadre institutionnel spécifique à la zone euro.
Enfin, le saut qualitatif que nous souhaitons impose de renouveler en profondeur le fonctionnement démocratique de l'Union. L'Union politique ne peut se penser sans les citoyens et leurs représentants. C'est pourquoi cette réflexion sur l'avenir de l'Union ne peut faire l'impasse sur la réforme des institutions.
La temporalité dans laquelle nous nous inscrivons aujourd'hui est très loin d'être favorable à une réforme en profondeur des institutions européennes. Tous les intervenants auditionnés ont d'ailleurs exclus l'idée d'une révision des traités dans les trois ans à venir.
Cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir, pour la suite, aux modalités de l'approfondissement démocratique de l'Union. La multiplication des référendums sur l'Union - référendum britannique évidemment, mais aussi référendum danois sur l'opt-out en matière de justice et de sécurité, référendum néerlandais, l'accord d'adhésion avec l'Ukraine, référendum hongrois sur la relocalisation des réfugiés – est un symptôme sans appel. En l'absence d'amélioration du processus de légitimation démocratique, ce sont directement les peuples qui s'approprieront cette fonction.
Prenons soin de ne pas nous focaliser sur le serpent de mer qu'est le déficit démocratique européen, et de le replacer dans un contexte plus global. Malheureusement, la démocratie représentative se porte également mal au niveau national, et pas seulement en Europe.
La réponse à cet échec démocratique ne peut pas résider dans une théorie des « vases communicants », comme l'a souligné M. Etienne Balibar lors de son audition. Le renforcement de la démocratie européenne ne peut pas se faire au détriment du renforcement de la démocratie nationale, et inversement : les deux sont indispensables. La pleine implication des parlements nationaux dans le processus décisionnel européen sera l'une des clés du passage démocratique de l'Union.
L'Union doit donc puiser ses forces dans une démocratie parlementaire renforcée, et dans une Commission européenne rénovée.
En effet, nous devons nous battre pour améliorer et défendre la méthode communautaire. Les enceintes intergouvernementales, au premier rang desquelles le Conseil européen, ont été considérablement renforcées au fil des crises. Or, ces organes intergouvernementaux ne peuvent, par essence, définir et défendre l'intérêt général européen. Par ailleurs, leur fonctionnement échappe en grande partie au regard des citoyens.
L'Europe est aujourd'hui suspendue aux élections françaises et allemandes. Il sera évidemment difficile d'amorcer des tournants majeurs avant l'automne 2017. Ce serait toutefois une erreur de le voir comme un obstacle, et ces élections à venir sont aussi une opportunité : celle de mettre l'avenir de l'Union au coeur des débats politiques nationaux.