Intervention de Jean-Marc Germain

Réunion du 22 février 2017 à 18h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Marc Germain, rapporteur de la mission d'information :

Je suis heureux, au moment où la session ordinaire s'achève, que nous consacrions un moment à ce sujet essentiel. Je remercie Jean-Jacques Guillet qui a présidé cette mission, ainsi que les collègues qui ont participé activement à nos travaux. Outre les déplacements évoqués tout à l'heure, je me suis rendu dans l'ensemble des pays limitrophes de la Syrie, ainsi qu'en Grèce et en Italie, qui sont les principaux points d'entrée, et en Afrique.

On ne peut pas réfléchir à cette question et envisager des solutions sans garder en tête qu'il s'agit avant tout de drames humains absolument épouvantables, notamment dans le cas des déplacements forcés. Nous avons longuement discuté avec des migrants à Agadez, dans un cadre qui était d'ailleurs assez ouvert. Nous avons entendu des récits de viols, de trafics en vue de la prostitution ou de meurtres pour du trafic d'organes et l'on pourrait allonger encore cette liste. Ceux que l'on rencontre sont des survivants, souvent complètement détruits par les situations qu'ils ont vécues.

Je voudrais aussi redire l'ampleur du phénomène : il y plus de 65 millions de déplacements forcés dans le monde. L'équivalent de la population de la France vit les situations que je viens d'évoquer. C'est un enjeu considérable, non pas tant au regard du nombre d'entrées sur le territoire européen et de leurs conséquences, mais pour ces femmes et ces hommes. Nous avons le devoir de trouver des solutions, particulièrement en France compte tenu des valeurs qu'elle porte historiquement et qui en font un pays admiré, regardé et attendu. C'est le sens du travail d'analyse que nous avons réalisé et des propositions que je vais vous présenter.

Sans être bien sûr exhaustif, le rapport est assez complet puisque nous avons voulu retracer le parcours des migrants depuis les pays d'origine jusqu'à leur arrivée en Europe, en examinant aussi leurs trajets et les conditions qu'ils subissent en chemin. Notre conviction, quels que soient les débats que l'on peut avoir sur le nombre de personnes à accueillir dans les différents pays européens, est qu'il faut une approche globale afin de traiter l'ensemble du parcours.

Le nombre des arrivées, qui était très élevé en 2015, s'est beaucoup réduit depuis le printemps 2016. Même si cela ne correspond pas à une prévision officielle, j'estime que nous sommes actuellement sur un rythme de 200 000 à 250 000 arrivées annuelles en Europe, c'est-à-dire moins qu'en 2014 – on ne parlait pas alors d'asile et de migrants comme on le fait aujourd'hui – et à peu près deux fois le rythme des trois années précédentes. Je rejoins donc le président de la mission : la phase aigüe est derrière nous, mais le problème structurel persiste. Par son niveau, il n'est pas problématique à l'échelle de l'Europe, mais il l'est pour ceux qui sont contraints de quitter leur pays d'origine.

Je commencerai par la Syrie, car les grands mouvements de 2015, qui ont fait que l'on parle tant de cette question dans les pays européens, concernaient d'abord des ressortissants syriens. On estime qu'il y a aujourd'hui 6,3 millions de déplacés internes en Syrie et 4,8 millions de réfugiés, avec une augmentation très importante dans le temps. Il y avait 500 000 réfugiés en 2012, un million en mars 2013 et deux millions en septembre suivant.

Le rapport n'avait pas pour vocation de se prononcer sur les conditions de la paix en Syrie, ni sur l'accord parrainé par la Russie, la Turquie et l'Iran, et nous n'entrons pas dans le débat sur l'avenir de Bachar al-Assad, mais nous insistons sur la nécessité absolue d'une solution politique, en soulignant qu'elle doit intégrer l'ensemble des Syriens dans leur diversité et qu'elle doit se faire sous l'égide de l'ONU.

Le rapport prend parti, en revanche, sur la reconstruction du pays. Nous estimons que la France et l'Europe ne doivent pas conditionner la préparation d'un plan de reconstruction en Syrie à l'aboutissement de la solution politique. L'existence d'un plan Marshall pour la Syrie est absolument essentielle. Les destructions d'infrastructures, de logements et d'entreprises sont estimées à 90 milliards de dollars. Il ne faut pas attendre un règlement politique pour se préparer. L'existence d'un plan européen à la hauteur des destructions peut d'ailleurs être un facteur de paix ou du moins cela peut peser dans la résolution du conflit. Certains affirment que c'est à la Russie et à l'Iran de financer la reconstruction, mais je suis en total désaccord avec cette approche. Au demeurant, il y a déjà une action de l'Union européenne là où c'est possible en Syrie.

J'en viens aux pays voisins, où nous avons sans doute connu notre plus grande faillite collective. Les réfugiés syriens sont partis dans un premier temps en Turquie, au Liban, en Jordanie et au Kurdistan irakien, que l'on oublie trop souvent alors que la région de Dohuk accueille un million de réfugiés pour environ un million d'habitants. La communauté internationale n'a pas du tout été à la hauteur, qu'il s'agisse des abris à fournir ou de l'aide alimentaire, qui a parfois manqué. Les mouvements vers l'Europe de 2015 s'expliquent en partie parce que le Programme alimentaire mondial s'est trouvé à court de moyens. Outre la question de l'intégrité physique, ces femmes et ces hommes ont aussi besoin d'avoir une vie sociale. On n'y pense pas assez quand on met en place des camps de réfugiés. Je pense en particulier à l'éducation des enfants. Beaucoup nous ont dit qu'ils ne pouvaient pas laisser leurs enfants sans accès à l'éducation pendant des années. Pour vivre, on a aussi besoin d'échanger et de commercer, ce que ne permettent pas l'interdiction de travailler et l'absence de ressources propres. Si nous avions été à la hauteur sur ces différents sujets, beaucoup de ceux qui ont pris la route seraient restés là où ils avaient trouvé refuge dans un premier temps. Si nous avons un plan de reconstruction en Syrie, ils pourront ensuite retourner chez eux, comme ils y aspirent.

Dans l'immédiat, nous proposons d'augmenter très sensiblement l'aide pour le Liban et la Jordanie. Ce sont des pays qui ont des structures étatiques mais qui demeurent fragiles et qui ont été bousculés par les arrivées de réfugiés. Mais n'oublions pas non plus le Kurdistan irakien. Nous demandons que l'on aligne l'aide européenne pour ces pays sur celle qui est destinée à la Turquie. Elle s'élève au total à 6 milliards d'euros, alors qu'on ne dépasse pas deux milliards quand on cumule l'aide versée au Liban et à la Jordanie. Il faut aller vite, car même si nous avons pu constater des conditions d'accueil correctes, il y a des facteurs de déstabilisation.

Le rapport ne se prononce pas sur la légalité de la déclaration Union européenne – Turquie de mars 2016. Elle existe et nous comprenons qu'elle a été discutée principalement entre la Turquie, l'Allemagne et la Grèce avant d'être validée au plan européen. De toute évidence, l'idée que la Turquie est un pays sûr ne peut pas être partagée par tous, mais nous avons constaté des efforts réels en ce qui concerne l'accueil des réfugiés syriens. Nous avons visité le camp de Nizip à la frontière avec la Syrie, qui n'est pas très loin d'Alep : l'accueil y est de bonne qualité. Notre inquiétude concerne les non-Syriens, auxquels les ONG et la communauté internationale ont du mal à accéder et pour qui nous n'avons pas de garanties quant au respect des droits des réfugiés. Quel que soit l'avenir de la déclaration UE-Turquie, la France et l'Europe ont le devoir de peser pour que le respect de ces droits soit réel.

L'accueil commence à se structurer de manière très correcte dans les camps de réfugiés, notamment avec la distribution de cartes de débit permettant de choisir sa propre consommation et avec la scolarisation des enfants, qui a beaucoup tardé mais progresse en dépit de certaines rigidités. Il faut tenir compte des différences de culture et de langue. Il y a des difficultés sur ce plan dans les pays de premier accueil des réfugiés syriens, mais la question s'était aussi posée à Calais. On doit créer des sas pour faciliter l'accès au système éducatif de droit commun et s'appuyer sur ceux qui, parmi les réfugiés, sont des enseignants. Il faut parvenir à les intégrer dans le système. En dehors des camps, la situation reste en revanche très difficile pour les réfugiés. Des familles entières s'entassent dans des logements dépourvus d'accès à l'eau, à l'électricité et au chauffage, souvent dans des zones éloignées des grandes agglomérations urbaines, ce qui pose des problèmes d'accès pour les ONG.

Les six milliards d'euros d'aide prévus pour la Turquie nous paraissent correspondre à des besoins réels en termes d'accueil de réfugiés, notamment pour la construction d'écoles, le recrutement d'enseignants et la capacité du système de soins. Le coût est au moins égal à 6 milliards d'euros.

S'agissant de la Libye, qui a fait l'objet de nombreux travaux de la commission, nous avons entendu des avis divergents sur l'évolution potentielle de la situation. La communauté internationale s'efforce d'aider à la stabilisation politique, mais un immense chaos continue de régner. Le pouvoir politique réel et la force demeurent très dispersés. Une économie de la migration très puissante s'est mise en place, même si nous n'avons pas été en mesure de la chiffrer précisément. Les arrivées actuelles en Europe sont principalement dues à l'ouverture d'une voie en Libye et à la mise en place de toute une économie qui facilite le passage. Les embarcations sont des zodiacs allongés qui peuvent accueillir 150 personnes. Si chaque migrant paie entre 2 000 et 3 000 euros, cela peut représenter environ 450 000 euros par départ de bateau, pour un coût très faible.

Nous n'avons pas décelé de méta-réseau qui organiserait les trafics. Il nous semble que l'on a plutôt affaire à une succession de réseaux très organisés et assez liés aux pays traversés. Il y en a en Libye, au Niger et sans doute aussi dans le Sud de l'Algérie et au Tchad. Ces réseaux assurent chacun une partie du trajet en prélevant à chaque fois entre 1 000 et 2 000 euros, ce qui peut porter le coût du trajet jusqu'au territoire italien à 5 000 ou 6 000 euros pour les migrants. De nombreux acteurs sont impliqués, mais ce sont souvent des pions du système qu'on fait tomber quand on dit démanteler des réseaux.

Que fait la communauté internationale en Libye ? Des forces navales européennes, des bateaux de Frontex et des navires d'ONG, jusqu'à 12 selon les périodes, ont avancé jusqu'à la limite des eaux territoriales libyennes. En pratique, leur principale action consiste à recueillir les migrants et à les transporter jusqu'en Europe. Nous n'avons pas repris l'idée abominable selon laquelle il faudrait reculer les navires parce que leur présence faciliterait la traversée des migrants. On sait bien que d'autres routes se créent lorsqu'on ferme le passage quelque part. Quand les conditions se durcissent du côté de la Turquie, il y a des trajets beaucoup plus éloignés qui se mettent lentement en place. Au-delà de la Libye, il y a des départs depuis l'Égypte et, de manière beaucoup plus limitée, depuis l'Algérie. Il y a aussi des arrivées en Espagne, même si elles sont très faibles jusqu'à présent. Le recul des bateaux européens au large de la Libye provoquerait des drames épouvantables, car les embarcations utilisées par les passeurs ne sont pas capables d'aller très au-delà des eaux libyennes. Le nombre de morts et de disparus en Méditerranée ne s'est d'ailleurs pas réduit en 2016, car les bateaux sont de plus en plus frêles et les conditions de plus en plus difficiles pour les migrants. Il n'est pas rare qu'il y ait déjà des morts quand on leur porte secours en mer.

L'Europe doit rester présente et ses bateaux doivent secourir les réfugiés. Un travail a été engagé pour former les garde-côtes libyens dans le cadre de l'opération « Sophia ». Dans l'immédiat, nous ne préconisons pas la conclusion d'un accord migratoire entre l'Union européenne et la Libye. La situation sécuritaire et humanitaire l'interdit absolument. En revanche, comme s'y emploient déjà l'Union européenne et le HCR, il faut impérativement améliorer les conditions de vie des réfugiés et des migrants en Libye. La situation est très dure dans des camps auxquels la communauté internationale n'a pas accès. Là aussi, nous avons entendu à Agadez des récits de femmes et d'hommes qui avaient rebroussé chemin, comprenant ce qui les attendait. Même si la situation sécuritaire est très difficile, il faut mettre des moyens importants. MSF, qui fait partie des seules organisations présentes sur le terrain, de manière très courageuse car elle déploie encore des personnels européens, a clairement insisté sur cette nécessité. Il y aurait jusqu'à un million de réfugiés et de migrants en Libye.

La situation en Afrique, sur laquelle nous avons beaucoup travaillé tout au long de la législature, constitue un élément très important dans la problématique d'ensemble. Il y a en effet trois foyers principaux de départs vers l'Europe : la Syrie et le Moyen-Orient, l'Afghanistan, la Corne de l'Afrique et l'Afrique de l'Ouest, avec des problématiques très différentes selon les pays. Notre rapport accorde une large place à la question du développement, sous réserve de ce qu'a dit le président de la mission sur l'augmentation des départs que l'on observe dans un premier temps. Il faut également souligner que les déplacements sont d'abord internes et intra-africains. Sur les 65 millions de déplacés forcés, on compte plus de 40 millions de déplacés internes et les mouvements Sud-Sud sont par ailleurs très importants, comme nous avons pu le constater au Niger.

Le développement est une priorité absolue pour des raisons migratoires, bien sûr, mais aussi de manière plus générale. En termes de priorités, nous considérons que la France et l'Union européenne doivent investir massivement au Sahel, sans que cela se fasse au détriment d'autres zones. Il faut augmenter globalement les moyens de l'aide au développement, notamment en dons. Même si des progrès ont été faits, notamment avec la création d'un fonds fiduciaire d'urgence pour l'Afrique lors du sommet de la Valette, il faut continuer à augmenter le volume global de l'aide au développement. Par ailleurs, si la mise en place de ce fonds fiduciaire a été rapide au regard des standards européens, les traductions sur le terrain sont lentes. Nous l'avons vu à Agadez, où il n'y a toujours pas d'Occidentaux, à l'exception d'une mission européenne qui aide au renforcement des capacités des forces de sécurité. Les responsables internationaux que nous avons croisés dans la capitale n'ont généralement jamais mis les pieds à Agadez. Localement, un conseil régional a vu le jour, mais sa structuration est encore très faible. Il doit compter environ vingt fonctionnaires pour l'ensemble de la région. Les responsables locaux nous disent de nous appuyer sur eux, mais leurs capacités restent peu développées. Pour notre part, nous devons renforcer nos moyens d'intervention. Serge Michailof, que nous avons auditionné, propose ainsi que la France prenne l'initiative de créer un fonds fiduciaire pour le Sahel, au-delà de celui qui a été instauré par l'Union européenne pour l'Afrique.

Le Niger est un pays clef. Sa stabilité et ses capacités étatiques sont réelles, mais c'est aussi le pays le plus pauvre et celui dont la progression démographique est la plus forte. Le Niger n'a pas la possibilité de faire face seul à ses propres difficultés. Il y a une vraie prise de conscience sur la question du contrôle de la démographie et même un discours politique, ce qui est assez unique en Afrique et peu populaire. La volonté est forte, comme nous avons pu le constater en rencontrant la ministre de la population, mais les capacités restent limitées. Il faudrait recruter afin de pouvoir déployer l'action sur l'ensemble du territoire du Niger, mais le pays est sous le contrôle du FMI qui interdit le recrutement de fonctionnaires. Il faut donc se contenter d'un redéploiement de moyens au sein d'un Etat pourtant faiblement doté. Compte tenu de la volonté politique du Niger et du résultat absurde auquel on aboutit en l'état, il me semble que le FMI pourrait consentir quelques exceptions.

Il nous semble aussi qu'il faut concentrer l'aide sur les secteurs les plus névralgiques. Les grands projets de développement public-privé sont nécessaires pour construire des infrastructures et ils n'auront sans doute pas de rentabilité à court ou à moyen terme, ce qui nécessite des prêts de longue durée et à des conditions très privilégiées, mais il faut aussi des ressources en dons, qui doivent être concentrées dans un premier temps sur le développement agricole et rural, sur le renforcement de l'appareil régalien, sur la sécurité et sur la gouvernance. Les spécialistes du développement ont bien montré à quel point il est fondamental de construire un appareil régalien en parallèle du développement économique et l'Europe commence à s'y intéresser sous l'angle des questions sécuritaires et migratoires.

Notre rapport insiste aussi sur le rôle des diasporas, qui ont un rôle important à jouer mais dont on a souvent du mal à appréhender les traductions en termes d'action publique. Leurs envois de fonds dans les pays d'origine représentaient plus de 600 milliards de dollars en 2016, dont 442 milliards vers les pays en développement. L'articulation entre l'aide internationale et cette manne financière très puissance constitue un axe de progrès à explorer.

Sur la question des campagnes d'information, beaucoup de femmes et d'hommes souhaitent partir parce qu'ils ont des projets de vie, mais de nombreux départs ont également lieu sur la base d'informations qui ne correspondent pas à la réalité de ce que peut apporter la migration. Malgré les moyens de communication et d'information, la méconnaissance de ce qui attend réellement les migrants est très forte. Les réfugiés syriens ont tous des téléphones portables et il y a d'ailleurs des prises pour les recharger et des bornes Wifi dans les camps. Leur trajet ont une rationalité : s'ils veulent aller en Allemagne, c'est parce qu'ils y ont des proches. Mais cela n'est pas vrai dans certaines parties de l'Afrique. Il y a un travail très important à faire sur l'information, afin que les migrations soient fondées sur du réel et non sur du rêvé. Il faut développer les efforts qui ont été engagés sous l'égide de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Sur ce plan, le Niger est aussi un pays essentiel car il se situe au carrefour de tous les trajets en Afrique de l'Ouest. Des migrants disent avoir entendu que la Méditerranée n'est qu'un fleuve à traverser. Je ne sais pas si c'est tout à fait vrai ou si on leur a simplement dit que la traversée de la Méditerranée n'est pas l'étape la plus dure à franchir, une fois qu'on est arrivé en Libye. Cela dit, il y a manifestement une désinformation qui est organisée par les passeurs. Tout est d'ailleurs très structuré et très localisé : on ne part pas du Mali en général, mais de telle région au Mali vers telle région en Europe. Cela peut s'expliquer par des raisons personnelles et familiales, mais il y a aussi l'action des réseaux de passeurs qui délivrent des informations dévoyées et trompeuses.

Je terminerai avec les réponses apportées par l'Union européenne. De nos déplacements et de nos contacts avec des responsables à la Commission européenne, il ressort que l'Europe, comme toujours, a beaucoup tardé à réagir mais que ses réponses contiennent finalement beaucoup d'éléments très sensés.

Les réponses adoptées dans un premier temps, dans l'urgence, ont consisté à renforcer les opérations coordonnées par Frontex en Italie et en Grèce, qui sont très importantes, à créer un mécanisme temporaire de répartition des demandeurs d'asile au sein de l'Europe, la « relocalisation », qui est limitée à la fois en nombre et sur le plan de la mise en oeuvre concrète, la France étant le pays le plus en pointe, à créer un mécanisme de réinstallation de réfugiés depuis des pays tiers – j'y reviendrai car je souhaite que l'on développe les voies légales d'accès à l'Europe, qui se mettent en place et qui fonctionnent depuis le Liban ou la Turquie vers la France –, à mettre en place des « hotspots », avec des hésitations du côté européen sur leur statut précis – s'agit-il en effet de centres d'accueil et d'orientation pour réfugiés, comme en Italie, ou bien de centres fermés en vue d'un retour, comme en Grèce à la suite de l'accord UE-Turquie – et enfin à mettre en place une aide d'urgence pour la Grèce, alors que l'aide humanitaire était jusque-là destinée à des pays hors Union européenne. Des moyens très importants ont été dégagés, avec un fort impact sur la qualité de l'accueil qui s'est améliorée en Grèce.

Parmi les propositions du rapport, il y a bien sûr la nécessité d'assurer une bonne gestion des frontières. Je ne souhaite pas que l'on érige des barrières aux frontières de l'Union européenne, mais les conditions de leur franchissement doivent obéir à des règles permettant d'assurer des entrées avec un statut clair. La pagaille qui a régné a conduit à de mauvaises conditions d'accueil en dehors des pays très organisés tels que l'Allemagne. Frontex a été transformée en une véritable agence européenne de garde-côtes et de garde-frontières, ce qui est positif. Il reste des progrès à faire en termes de moyens humains, même s'ils ont été accrus de manière notable dans le cadre des mises à disposition par les États membres, et en matière de coordination. J'ai pu le constater lors d'une mission que j'ai effectuée avec la Marine nationale dans le cadre de l'opération européenne « Sophia ». Tout est très concerté quand il s'agit d'un navire ou d'un avion militaire, puisque la question de l'interopérabilité a été résolue depuis longtemps dans le cadre de l'OTAN, mais c'est plus difficile quand un avion de Frontex décolle pour surveiller les côtes ou repérer des embarcations de migrants en détresse. Il n'y a pas de liaison structurée avec les appareils qui pourraient être mobilisés par d'autres États membres. La question de la coordination est fondamentale. Si les capacités d'action de l'Agence Frontex ont été considérablement augmentées, y compris pour des projections aux frontières, on continue en effet à se reposer essentiellement sur des moyens étatiques.

Nous préconisons aussi de développer considérablement les coopérations avec les pays d'origine et de transit. Le fonds fiduciaire pour l'Afrique, qui a été monté très rapidement, constitue un progrès, mais il faut renforcer ses moyens et surtout il est nécessaire que cela se traduise rapidement en projets dans les secteurs cruciaux que j'évoquais tout à l'heure. Ce n'est pas facile pour l'Union européenne car elle n'a pas de capacités d'action propres sur le terrain. Des « pactes migratoires » concernent par ailleurs cinq pays prioritaires, l'Éthiopie, le Mali, le Niger, le Nigéria et le Sénégal. Ils ne doivent pas reposer sur un chantage à l'aide au développement autour des questions migratoires, mais sur un renforcement des capacités étatiques et de développement. C'est d'ailleurs l'esprit du sommet du Valette et de ce que défend la France. On fera ainsi oeuvre utile pour la stabilité et le développement des pays concernés.

Sur le régime d'asile européen commun, une révision a eu lieu avant les mouvements migratoires de 2015, mais elle n'a pas été conçue dans la perspective d'afflux massifs de migrants et de demandeurs d'asile. Dans le cadre des débats en cours au plan européen, nous préconisons notamment une révision du règlement de Dublin. Que les pays d'entrée soient les principaux responsables de la gestion de leur frontière paraît normal en temps ordinaire, mais on ne peut pas demander à la Grèce et l'Italie d'examiner seules les demandes d'asile quand il y a 1,8 millions d'arrivées dans l'année.

Il faut aboutir à des mécanismes permettant à chaque pays européen d'assumer sa part dans l'accueil, en fonction de sa taille démographique et de ses capacités économiques, voire de la situation sur le marché de l'emploi, puisque la question est de permettre à ces femmes et à ces hommes de s'intégrer ensuite. Ce que défend la France dans ces négociations me paraît une position acceptable a minima. On peut garder le règlement de Dublin pour les situations standards, mais il faut accentuer notamment le volet relatif aux liens familiaux, qui ne sont pas réellement pris en compte alors que ce critère vient avant celui du pays de première entrée. C'est du reste un débat que nous avons avec les Britanniques sur le règlement de la situation à Calais et les Italiens disent parfois qu'il faudrait commencer par appliquer réellement Dublin sur cette question. Dans le cadre des relocalisations, c'est aussi l'intérêt de l'Europe et celui des migrants que chacun se sente au mieux dans le pays où il va. En cas d'afflux massif, qu'il faut traiter dans des conditions fidèles à notre tradition d'accueil, nous avons par ailleurs besoin d'un mécanisme de répartition, sans qu'il soit entièrement automatique même si je le souhaite à titre personnel. J'espère que l'on pourra aboutir au plan européen, sachant que beaucoup d'Etats membres sont totalement fermés sur ce point. Les pays du groupe de Visegrád bloquent les décisions européennes alors qu'ils sont très peu concernés par les arrivées de migrants.

J'ajoute qu'il n'y avait pas de débat sur les questions d'asile il y a deux ans. On considérait qu'il y avait un devoir d'accueil et que le règlement de Dublin avait réglé le problème au plan européen. C'est devenu une question politique, à tel point d'ailleurs que certains responsables déclarent qu'il ne faudrait plus accueillir de réfugiés en Europe. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, je crois qu'on arrivera d'autant mieux à régler cette question politique si l'on fixe des règles au plan européen qui soient conformes aux engagements internationaux de la France et de l'Europe.

Je propose aussi le renforcement des voies légales et sûres d'accès à l'Union européenne. Il faut pouvoir demander l'asile sans avoir à risquer sa vie pour rejoindre le sol européen. Cela implique de développer des capacités dans nos ambassades ou dans les représentations de l'Union européenne à proximité des pays en crise. Des outils existent et ils sont d'ailleurs assez développés en France. Je pense aux visas pour l'asile, qui restent encore peu délivrés en dehors de quelques pays, et à l'examen des demandes d'asile dans nos ambassades, même si cela pose d'autres questions, notamment au regard du droit international et de l'indépendance par rapport au pouvoir exécutif. Sur le sol français, c'est l'OFPRA qui décide en toute indépendance, mais on peut imaginer son déploiement dans des pays limitrophes des crises, par exemple au Liban, en Jordanie ou en Turquie, afin que les décisions soient prises dans nos ambassades, en ayant bien sûr à l'esprit qu'il faudrait être capable de gérer l'afflux de personnes que cela pourrait provoquer.

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