Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 9 mai 2016 à 14h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

Nous nous connaissons un peu et, vous le savez, j'ai la plus grande estime pour vous. Du reste, nous avons tous un immense respect pour ce que font nos soldats. Pour les avoir vus en opération du Mali en Irak, en passant par la Jordanie et ailleurs, nous ne pouvons qu'être admiratifs, surtout connaissant les contraintes et les problèmes de vieillissement de matériel auxquels ils sont confrontés. Même si vous avez été très poli dans votre façon de vous exprimer, ainsi que l'a relevé Serge Grouard, nous savons que certains véhicules – par exemple les véhicules de l'avant blindé (VAB) – ont parfois deux ou trois fois l'âge de leur conducteur.

Vous faites au mieux avec les moyens que vous avez, mais cette commission peut aider à aborder un débat de fond : vous êtes à la tête d'une machine qui a été conçue pour faire totalement autre chose que ce qu'on lui demande de faire. L'histoire militaire montre qu'on est souvent en retard parce que le monde change plus vite que l'outil. Celui dont nous disposons date de la guerre froide, il est largement orienté vers la dissuasion nucléaire et doté de forces d'infanterie lourde. Nous avons commencé à le transformer après la guerre froide mais il reste assez inadapté à cette guerre de long terme que nous avons à mener. Vous avez eu raison d'inscrire votre réflexion sur le long terme. Quel modèle d'armée peut répondre à une situation de ce type, dont nous savons seulement qu'elle va durer et contaminer un bon nombre de pays de la périphérie immédiate de l'Europe ? Les travaux de cette commission peuvent être utiles pour aider à poser et résoudre cette question. Nous devons commencer à y réfléchir.

Je dresserais un constat plus sévère que le vôtre car chaque niveau de votre description fait apparaître des problèmes, même si nos soldats et vous-mêmes faites au mieux avec ce que vous avez. Prenons le cercle de l'avant. Il faut avoir la franchise de dire que nos bombardements représentent un faible pourcentage de ceux opérés par la coalition occidentale et qu'ils apparaissent encore plus modestes quand on les compare aux frappes massives des Russes. On ne gère pas pour autant la question de fond : comment gagne-t-on cette guerre ? Pour gagner la guerre, il faut occuper le terrain. Comme il est hors de question que nous occupions le terrain nous-mêmes, nous devons trouver des alliés pour le faire. Or nous ne savons pas les trouver. Même si nous faisons des progrès, nous ne pouvons pas répondre à la question que vous avez posée vous-même : comment gagner la paix ? Dans cette région, la haine entre sunnites et chiites est telle que, même si nous dégradons l'État islamique à tel ou tel endroit, il se reconstitue ailleurs. Regardez ce qui se passe en ce moment au niveau du gouvernement irakien !

Le principe d'une intervention durable sur un théâtre comme celui-là me pose problème. La formule est encore plus problématique dans le Sahel. Je peux comprendre une opération courte comme Serval – on entre, on frappe, on sort – même si j'estime qu'elle n'était pas encore assez brève. En revanche, je suis très réservé en ce qui concerne des opérations telles que Barkhane où 3 500 soldats doivent intervenir dans la durée sur des surfaces immenses qui font la taille de l'Europe. Comment et avec qui gère-t-on la menace terroriste dans telle ou telle région ? Le pays manque de réflexion sur cette question.

Vous avez parlé des actions de l'armée dans le Sahel. Or nous avons tendance à militariser notre politique dans les pays de cette zone, comme nous l'avons fait en Afghanistan : l'aide économique est insignifiante par rapport à l'argent que nous dépensons sur le plan militaire. L'aide au développement n'arrive pas dans les villages sahéliens et nous n'avons rigoureusement aucune politique dans le domaine, pourtant essentiel, de la démographie : dans ces cinq pays, les plus pauvres du monde, le taux de natalité est encore de 7,5 enfants par femme, et le Sahel comptera 200 millions d'habitants dans trente ans. Mon général, je vous félicite pour Barkhane mais ce n'est pas une solution pour les trente ans à venir. Les militaires gèrent le quotidien, c'est leur job, mais ils doivent aussi réfléchir à des solutions de long terme.

En ce qui concerne la défense des approches, je vous le demande : comment fait-on pour protéger les frontières de l'Europe, où sont les armées françaises et européennes ? Que faisons-nous en Méditerranée sinon du sauvetage en mer qui garantit l'emploi des passeurs et garnit leur compte en banque suisse ? Ces passeurs mettent les gens dans des Zodiac en leur disant qu'ils seront pris en charge par la marine italienne ou une autre. Au cours des dernières années, les marines européennes ont tenu ce rôle, en raison du jeu de gouvernements comme celui de Matteo Renzi. À quoi pourrait ressembler la défense des frontières européennes par l'armée française et les autres armées ? Il n'y a pas de réflexion sur le sujet.

En interne, se pose la question du maintien de l'opération Sentinelle qui rassure la population même si certains parisiens sont moyennement rassurés de voir des militaires en treillis investir la place de la Madeleine. Avec tout le respect que je leur dois, les soldats ne sont pas faits pour cela. Il y a un vrai problème de doctrine. Je vous entends, le ministre de la défense et vous-même, dire que le même soldat doit aller au Mali et ensuite participer à l'opération Sentinelle. Je suis absolument convaincu du contraire. Pour le coup, je me demande si la solution ne consiste pas à revenir à une forme de conscription. Sur tous ces points, je pense que nous manquons cruellement de réflexion. Je souhaiterais que nous arrivions à progresser sur ces sujets de long terme, tout en vous donnant acte du travail que vous accomplissez à court terme et sous les ordres du Président de la République. Vous faites le travail que l'on vous demande de faire avec l'outil que vous avez. Personnellement, je m'intéresse à l'outil qu'il faut avoir afin de répondre à la menace qui va continuer à peser sur nous au cours des années à venir.

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