Intervention de Général Pierre de Villiers

Réunion du 9 mai 2016 à 14h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées :

Monsieur Grouard, votre première question est fondamentale. Il faut que les choses soient claires. Nous avons rétabli la cohérence entre la menace, les missions et les moyens, grâce aux actualisations de la LPM qui ont eu lieu après le 7 janvier puis après le 13 novembre. Ces actualisations successives portent notamment sur l'annulation de réductions d'effectifs à hauteur de 28 750 postes, sur l'octroi d'un socle de ressources exceptionnelles et de 3,8 milliards d'euros de crédits supplémentaires et sur la budgétisation des ressources exceptionnelles.

Ces mesures permettent de faire face à la situation actuelle. Il faut envisager la période 2016-2019. Je reste vigilant sur la gestion de 2016 : compte tenu de la loi de finances initiale (LFI), du surcoût lié aux opérations extérieures, et des 600 millions d'euros de reports de crédits, nous arrivons à un montant de 33,5 milliards d'euros tout compris. Je reste également vigilant concernant le projet de loi de finances (PLF) pour 2017. Quand on ajoute la LFI telle que prévue dans la LPM initiale et les mesures qui viennent d'être prises par le Président de la République lors du Conseil de défense, nous ne sommes pas loin de 33 milliards d'euros hors surcoût lié aux opérations extérieures et intérieures. Je regarde de près le processus budgétaire suivre son cours car je ne peux pas effectuer les missions si je n'en ai pas les moyens. Nous affrontons des ennemis qui, eux, ne se posent pas la question des moyens puisqu'ils sont dans une guerre asymétrique. Si je ne peux pas équiper, entraîner et former correctement les soldats, il ne sera pas possible de remplir correctement les missions. Il en va de ma responsabilité.

Il faudra ensuite s'intéresser à la période 2018-2019.

Ce modèle d'armée est-il viable avec un budget de 34 milliards d'euros dont vous avez parlé pour 2019 ? Non, il faut aller vers un budget équivalent à 2 % du produit intérieur brut (PIB), ce à quoi se sont engagés les pays de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) lors du sommet de Newport. Cet engagement devrait être réitéré lors du sommet de Varsovie. Ce pourcentage de 2 %, que j'estime nécessaire pour la période 2020-2022, inclut les pensions, c'est-à-dire qu'il se compare au taux actuel de 1,78 %.

Cette hausse représente des milliards d'euros, dans un contexte budgétaire que je connais. Je comprendrai toutes les décisions politiques, mais je ne comprendrai pas que l'on veuille nous fixer des ambitions sans les moyens de les atteindre. Cela, je ne l'accepterai pas. Nous sommes allés au bout du bout de cette logique-là, notamment au cours des dix dernières années, et nous ne pouvons pas aller plus loin : il y a longtemps qu'il n'y a plus de gras, que nous avons épuisé toutes les sources d'économie potentielles. J'ai été major général, c'est-à-dire numéro deux des armées, durant quatre ans. Je connais parfaitement la situation des armées, et je suis prêt à discuter avec tous les spécialistes du contenu physique et financier du budget.

Vous m'avez interrogé sur les forces de Daech, une organisation qui s'étend depuis la Syrie et l'Irak jusqu'à la Libye, mais nous devons aussi à faire face à AQMI et ses ramifications, à Boko Haram au Nord-Nigeria, au Front de libération de la Macina (FLM), à al-Mourabitoun, l'ancien MUJAO, à Ansar Eddine, etc. Le panorama, d'une complexité extrême, s'étend à bien d'autres composantes que Daech. La même idéologie est reprise par des mouvements différents. Pour caricaturer, AQMI, c'est-à-dire al-Qaïda, sévit plutôt dans la BSS, tandis que Daech est surtout implanté en Syrie, en Irak et en Libye. Les procédés sont à peu près identiques dans la barbarie mais, pour la première fois, Daech a théorisé un proto-État qui lève l'impôt, emploie des para-fonctionnaires et possède une organisation para-étatique.

Comment combattre cette menace ? Dans l'urgence, je ne vois pas d'autre solution que l'emploi de la force légitime pour faire reculer la violence, mais cela ne suffit pas. Il faut attaquer le mal à la racine : les jeunes qui rejoignent ce combat, notamment depuis l'Europe et l'Afrique du Nord, en raison de la pauvreté, de la désespérance, du manque de sens de leur vie. C'est le coeur du combat contre Daech. En tant que militaire, je me permets d'insister : l'action militaire n'est qu'une partie urgente et essentielle de la solution. Il existe un lien entre sécurité et développement ; l'un ne va pas sans l'autre. Vous y avez fait allusion, monsieur Lellouche.

Vous m'interrogez aussi sur l'action terrestre. C'est évidemment la conjugaison des bombardements aériens et de l'action terrestre qui nous a permis de reprendre l'offensive en Irak et en Syrie. Daech recule en Irak, que ce soit dans la vallée de l'Euphrate, dans celle du Tigre ou dans la province d'al-Anbar. En Irak, notre objectif est Mossoul, le coeur du coeur de l'organisation. Daech recule aussi en Syrie, mais la situation est beaucoup plus complexe dans ce pays où l'on dénombre 1 500 katibats qui se font et se défont au gré des intérêts, et où interviennent, directement ou indirectement, l'Iran, l'Arabie saoudite, la Turquie, la Russie, l'armée de Bachar al-Assad et la coalition. Daech, privé de capacités d'offensive massives, recule néanmoins sous la pression des bombardements aériens conjugués à l'intervention au sol de forces locales. Pourquoi est-ce aussi long ? Parce que nous n'avons pas de forces locales suffisantes au sol. C'est simple. Les forces locales au sol sont celles de l'armée irakienne auxquelles il faut ajouter les peshmergas en Irak et les forces démocratiques syriennes. Il faut reformer et entraîner ces forces dont le moral a été atteint par la cuisante défaite qu'elles ont subie face à Daech. Il faut du temps.

On pourrait imaginer une coalition de pays occidentaux qui accroîtrait substantiellement cette action au sol. Pour ma part, je recommande une très grande prudence concernant ce scénario : c'est celui que Daech veut nous pousser à adopter. Daech veut nous attirer au sol pour pouvoir enlever des otages, couper des têtes et faire basculer les opinions publiques. C'est un piège. En revanche, il faut évidemment que des forces locales et régionales interviennent, mais ce domaine – politique et diplomatique – ne relève pas de ma responsabilité. En tant qu'expert militaire, je pense que plus nous aurons de forces locales au sol et plus vite nous irons. La bonne idée est de conjuguer les bombardements et les actions au sol ; la mauvaise idée est d'envoyer des forces occidentales au sol. Voilà ce que je dis régulièrement au chef des armées, le Président de la République.

Pourquoi ne pas aller tout de suite en Libye pour y éradiquer Daech ? Parce qu'il faut définir une stratégie globale et internationale avant de se lancer dans une nouvelle action militaire dans ce pays. Nous devons tirer les enseignements du passé : nous avons gagné la guerre mais nous n'avons pas gagné la paix en Libye. Commençons par déterminer ce que nous attendons vraiment d'une éventuelle action militaire et, ensuite, préparons-la. Nous sommes dans le temps politique et diplomatique dans ce pays où la situation est éminemment complexe. Sur le terrain, il y a les forces du général Haftar en Cyrénaïque et des milices islamistes de différentes natures en Tripolitaine, chacun soutenu par des pays différents. Pour corser le tout, il faut compter avec une approche tribale générale et de nombreuses katibats.

Pour y éradiquer Daech, il faut aussi des forces locales au sol. Lesquelles ? Daech est présent notamment de Benghazi à Syrte où il a une forte concentration de forces. Sur le plan militaire, la victoire implique des actions aéroterrestres et éventuellement des opérations d'embargo et de blocus pour contrer les trafics entre Misrata et Benghazi. Le problème de la Libye est d'abord politique. Il ne se règlera pas avec l'armée française. Nous pouvons contribuer à une action internationale, à condition qu'il y ait une stratégie globale.

S'agissant du modèle que nous choisissons pour l'armée française afin de gagner la guerre contre le terrorisme, je ne partage pas votre vision critique. Je pense que notre modèle fait face à toutes les hypothèses : la guerre marquée par le retour des puissances, que nous qualifions de haute intensité et qui nécessite une machine puissante ; le terrorisme qui nécessite plus de souplesse et plus de moyens dans les domaines que j'ai essayé de vous décrire. Il faut garder ce modèle global, sachant que nous avons affaire à deux types de conflictualité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion