Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 5 juillet 2016 à 17h30
Mission d'information commune sur l'application de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Je vous remercie des mots que vous avez utilisés pour saluer le travail de l'Autorité de la concurrence. Ils contrastent avec les critiques de ceux qui nous reprochent d'avoir confondu un office notarial avec un supermarché et qui, en réalité, n'ont pas vraiment lu notre avis : nous savons faire la différence entre un office notarial est un supermarché, qui n'obéissent pas au même mode de fonctionnement.

Je répondrai d'abord à vos questions sur l'ensemble des professions réglementées du droit et sur la réforme tarifaire, avant d'aborder la présentation plus technique de l'avis de l'Autorité daté du 9 juin et de notre complément du 1er juillet visant à résoudre la difficulté juridique soulevée par le garde des Sceaux et qui retardait la publication de l'arrêté qui va définir la carte d'installation des notaires, conformément à notre proposition.

En ce qui concerne les commissaires-priseurs judiciaires et les huissiers de justice, nous allons publier la carte a priori en octobre. Mais dans la mesure où une ordonnance prévoit la fusion de ces deux professions, nous allons publier une carte spécifique pour chacune de ces professions, puis nous ferons des propositions concernant la nouvelle profession de commissaire de justice qui résulte de cette fusion.

En ce qui concerne les avocats au Conseil d'État et à la cour de cassation, nous n'avons pas de carte : nous devons proposer une évolution du nombre d'offices qui nous paraît souhaitable. Nous sommes en cours d'instruction : nous avons demandé toute une série de données comptables et financières à la présidente de l'Ordre. Nous consultons actuellement les deux cours suprêmes, le Conseil d'État et la Cour de cassation, pour voir comment le contentieux va évoluer. Le Conseil d'État juge environ 10 000 affaires par an et la Cour de cassation 40 000, ce qui est beaucoup par rapport à la moyenne des cours suprêmes en Europe qui s'orientent toutes vers une sélection plus nette des contentieux. À la différence de l'activité notariale, qui ne va pas faiblir, l'activité des avocats aux conseils va dépendre des décisions prises par les cours suprêmes qui risquent d'imposer un filtrage plus sévère des affaires. L'idée est de rendre un avis courant septembre.

En ce qui concerne les notaires, je suis désolé de ne pas avoir tenu ma promesse – j'avais dit au plus tard fin mai –, mais la raison est très simple : le collège de l'Autorité de la concurrence doit s'adjoindre deux personnalités supplémentaires lorsque nous examinons les projets relatifs à l'installation des professionnels du droit ; or le décret n'a été publié que le 1er juin 2016, nous devions l'attendre pour réunir les membres du collège. L'Autorité s'est donc réunie le 7 juin en présence de ces deux personnalités, Monsieur Jean-François Bohnert, Procureur général près la Cour d'appel de Reims, et Mme Patricia Phené, haute fonctionnaire en charge de l'égalité entre les hommes et les femmes, l'un des objectifs de la loi étant de promouvoir l'égalité hommes-femmes.

Je reviens sur la réforme tarifaire. Pour moderniser une profession réglementée, il y a trois variables possibles.

La première est le périmètre. Le choix du Gouvernement et du Parlement a été de ne pas toucher au périmètre de la profession : le monopole dont dispose les notaires n'a donc pas été modifié.

La deuxième variable est la modernisation des tarifs pour les rapprocher de la réalité des coûts. La réforme tarifaire a épargné les notaires : il leur est demandé un effort général de baisse des prix de 2,5 %. Vous avez évoqué, Monsieur le président, l'explosion des prix de l'immobilier, notamment dans les centres urbains. Ces 2,5 % se partagent entre, d'une part, une baisse en moyenne de 1 à 1,40 % des émoluments perçus lors des transactions immobilières, ce qui est plus que supportable par la profession, et, d'autre part, l'écrêtement à 10 % des émoluments notariaux pour des petites transactions, mesure qui avait été évoquée lors des débats parlementaires.

Aujourd'hui, des parcelles rurales ou forestières ne sont pas regroupées ou échangées parce que le coût de réalisation de l'acte excède la valeur de marché du bien. Pour encourager la mobilité du foncier, cet écrêtement à 10 % des émoluments perçu par les notaires va permettre la rémunération fixe de 90 euros pour la rédaction de l'acte et va impacter la rémunération des notaires pour les actes inférieurs à 11 400 euros. Les notaires ont introduit un recours devant le Conseil d'État pour contester la légalité de cette disposition. Personnellement, je défends cette mesure : elle est équitable, elle est la contrepartie d'une concession très forte faite par le Parlement en imposant la proportionnalité des tarifs au-dessus d'un certain seuil de transaction. Et c'est là, soyons honnêtes, qu'est la rente : c'est pour les transactions les plus élevées que le coût de réalisation de l'acte ne correspond pas à la valeur de la transaction.

Ainsi, le dispositif de péréquation que vous avez mis en place permettra de prélever auprès des offices urbains les plus rentables une part de la rémunération qui viendra compenser la part des transactions moins rentables qui sont souvent le lot d'une partie des offices ruraux. S'agissant des actes inférieurs à 11 400 euros, je doute qu'ils représentent l'essentiel des transactions faites par un office où que ce soit en France. Si certains offices sont exposés plus que d'autres, la loi permet une indemnisation en cas de préjudice anormal invoqué par le professionnel, du fait de la part représentée par ces petites transactions dans l'ensemble des activités économiques de son office.

Le Conseil d'État, en examinant le projet de décret, a exigé que le tarif reflète la réalité des coûts acte par acte et permette de dégager acte par acte une rentabilité minimale compte tenu de l'investissement à la fois humain et en capital réalisé par le notaire. Ce n'était pas notre proposition : nous nous sommes inclinés devant cette exigence juridique qui imposera au notariat un énorme effort pour réaliser une comptabilité analytique et transmettre des données microéconomiques dont nous allons avoir besoin pour vérifier le coût réel de chaque acte, ce qui ne sera pas un travail facile. En effet, pour une transaction immobilière, par exemple, le coût acte par acte peut varier, non pas tant en fonction de l'importance financière de la transaction, mais parce que des difficultés pourront surgir au cas par cas dans tel ou tel dossier : existence d'un mineur sous tutelle, indivision, etc. Ainsi, la balle est dans le camp des études notariales : nous ne pourrons faire ce travail que si nous avons des données claires et fiables.

Je reviens à la carte, qui me paraît être le vrai départ de la dynamique attendue. Quels sont les enjeux de l'installation dans le secteur du notariat ?

Aujourd'hui, la capacité d'accueil de la profession ne permet pas un renouvellement dynamique susceptible de permettre à la fois le renouvellement démographique et la modernisation des modalités de l'exercice de la profession.

De 2005 à 2014, la profession a connu une remarquable stabilité, avec une croissance en moyenne de 1,4 % sur dix ans et un rapport de un à cinq entre sortants et entrants. Le problème est que l'essentiel des notaires diplômés se voit intégré comme notaires salariés, leur nombre ayant quadruplé sur la même période. Ils sont donc notaires assistants, non assermentés, il leur faut parfois dix ans avant de prêter serment, ils sont souvent mal payés, sans perspectives, alors que leur souhait est d'exercer leur métier en toute indépendance, de créer un office et de s'installer. En outre, la constitution d'offices se fait le plus souvent par cession et présentation d'un successeur à titre onéreux. Toujours sur la même période, nous avons observé en moyenne une création pour quinze cessions. La méthode d'accès au notariat consiste donc à être présenté par un notaire comme successeur et de payer ce droit de présentation pour pouvoir lui succéder.

Ainsi, à côté d'un problème récurrent de capacité d'absorption des diplômés notaires, s'ajoutent des perspectives restreintes pour les notaires salariés qui ne peuvent pas accéder à l'exercice libéral. Soyons clairs : cette immobilité a été un peu souhaitée par la profession qui n'a pas tenu sa promesse faite en 2008 de porter le nombre de notaires libéraux à 12 000 en 2015. La profession est actuellement fortement impliquée dans le processus de nomination dans des offices à créer ou vacants : cette autorégulation cherche à protéger l'existant plutôt que de donner leur chance à de nouveaux entrants.

Nous avions mis en exergue ces limites. Dans votre rapport d'octobre 2014 Professions réglementées : pour une nouvelle jeunesse, Monsieur le président, vous aviez dressé le même constat. J'espère que notre avis du 9 juin marquera le départ d'une vraie dynamique de changement.

La loi du 6 août 2015 distingue deux types de zones. Les zones à installation libre, où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de services et dans lesquelles les candidats pourront demander au garde des Sceaux de créer une étude dans la limite d'un nombre proposé par l'Autorité de la concurrence et arrêté par les ministres de la justice et de l'économie. Ce sont les fameuses « zones vertes » de notre carte. Dans les autres, les « zones orange », la création d'un office sera possible, sauf refus motivé opposé par le garde des Sceaux après avis de l'Autorité de la concurrence. Le motif qui pourra être invoqué est le fait que la création porterait atteinte à la continuité de l'exploitation des offices existants et pourrait compromettre la qualité du service rendu.

Un décret publié le 26 février a fixé les critères qui doivent présider à l'élaboration de la carte. Ces critères concernent à la fois l'offre de prestations salariales – nombre d'offices existants, chiffre d'affaires, âge des professionnels en exercice – et la demande de prestations notariales : population, localisation des usagers, évolution des marchés immobiliers, nombre de mariages et de décès.

Aussi bien le Conseil constitutionnel que vos propres travaux parlementaires ont insisté sur le pragmatisme et la progressivité qui doivent présider à nos travaux. Par conséquent, nous n'avons pas « décrété » les besoins de la profession pour dix ans : nous allons revoir tous les deux ans nos propositions pour les ajuster à la réalité, en particulier en fonction des candidatures que suscitera cette ouverture. Pour autant, il ne faut pas mettre en péril les offices existants, notamment dans les zones rurales, ce qui nécessite du doigté, du pragmatisme donc, ce que nous efforçons de faire.

Pour constituer la carte, nous avons été guidés par trois objectifs.

Le premier est de renforcer le maillage territorial, autrement dit, de corriger les déséquilibres nés d'un certain immobilisme de la profession. Malgré une densité de notaires a priori satisfaisante dans notre pays, l'offre notariale est insuffisante dans certains endroits parce que les populations se sont déplacées et les activités économiques ont évolué. L'implantation des notaires est assez forte dans le Sud-Ouest, en Normandie ou dans les Alpes, alors qu'elle est assez faible en Ile-de-France, notamment à la périphérie de l'agglomération parisienne, ainsi que dans l'Est et dans le Nord. À titre d'exemple, pour 100 000 habitants, il y a 21 notaires dans l'Aveyron, contre 5 en Seine-Saint-Denis, département dynamique où le besoin de prestations notariales est aussi important que dans les autres départements.

Le deuxième objectif est d'offrir des perspectives aux jeunes diplômés salariés qui n'attendent qu'une chose : s'installer à leur compte et créer un office. Au surplus, l'installation de jeunes professionnels renvoie à un enjeu de modernisation de la profession. Nous avons reçu quantité de mails, de lettres, d'appels téléphoniques de jeunes notaires salariés nous expliquant qu'ils sont prêts à s'installer dans une zone difficile où la rentabilité ne sera pas garantie dès la première année, mais qu'ils vont mutualiser leurs coûts fixes, mettre en place des outils numériques, faire des remises tarifaires jusqu'à 10 % comme le permet la loi. En termes de qualité, d'innovation et de prix, les Français auront tout à gagner à ces créations d'offices différentes de celles des « anciens » notaires.

Le troisième objectif est d'ouvrir la profession sans pour autant menacer la viabilité des offices existants, notamment dans les régions rurales. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes fondés, pour déterminer le potentiel d'activité notariale, sur les estimations du notariat lui-même selon lesquelles un office est difficilement rentable en dessous de 300 000 euros de chiffre d'affaires, mais doit supposer l'association au-dessus de 600 000 euros. Nous avons donc retenu une valeur moyenne de 450 000 euros.

Nous n'avons pas voulu créer notre propre carte : nous avons voulu retenir une granularité qui s'inspire de l'atlas des zones d'emploi de l'INSEE qui photographie les déplacements professionnels des Français. Les Français vont voir leur notaire, non pas toutes les semaines ou tous les mois, mais cinq à dix fois dans leur vie : ils sont prêts à faire 20, 50 voire 100 kilomètres pour le rencontrer. Sur la base de ces zones d'emploi, nous avons défini 307 zones, en tenant compte à la fois du fait que la « loi Macron » n'est pas applicable en Alsace-Moselle et en regroupant certaines circonscriptions dans les départements d'outre-mer pour assurer une présence notariale dans certaines zones. Sur ces 307 zones, nous en avons identifié 247 qui peuvent être classées dans les zones d'installation libre, où nous avons défini un besoin de création de 1 650 professionnels libéraux à un horizon de deux ans, soit une augmentation en moyenne de 20 % – augmentation répartie zone par zone comme le prévoit la loi. Ainsi, notre avis comporte autant d'annexes que de zones envisagées puisque nous avons réuni pour chacunes d'elles toutes une série de données pertinentes pour mesurer l'offre et la demande : la population et son évolution, l'activité économique, le nombre de décès, le nombre de mariages, l'importance moyenne du patrimoine, le nombre de transactions immobilières, l'âge des professionnels, le nombre d'offices, etc. Cette vision très fine de la démographie notariale et des besoins pour les deux ans à venir est très proche de l'ensemble des critères que nous avons combinés. Et nous nous sommes aperçus que ces critères sont fortement corrélés à l'évolution de la population : il existe en général un lien entre population, activité économique et besoin de prestations notariales.

Notre proposition n'est pas un pari fou sur l'avenir, mais une estimation raisonnable qui est même en deçà des promesses faites par la profession elle-même en 2008. Nous sommes prêts à revoir la situation zone par zone dans deux ans et s'il, le faut, nous raffinerons notre analyse en fonction des éléments que nous aurons pu collecter. Ce faisant, nous pourrons guider progressivement une ouverture maîtrisée de la profession qui colle aux besoins des Français et donne enfin des perspectives aux jeunes diplômés.

Au-delà de la carte, nous avons formulé des recommandations pour accompagner cette ouverture, comme l'a prévu le législateur. Ces recommandations portent sur l'impartialité et l'objectivité du processus, la nécessité d'éviter la création par la profession de nouvelles barrières à l'entrée et, à cet égard, nous serons sensibles à l'accès des jeunes diplômés aux mécanismes de financement et de caution qui sont souvent dans les mains des professions. L'Autorité est prête à utiliser ses moyens d'enquête pour disséquer toute entrave artificielle qui serait mise à la liberté d'installation voulue par le législateur.

Nous avons aussi fait des recommandations visant à assurer l'égalité hommes-femmes et à donner toutes leurs chances aux jeunes.

Nous avons également recommandé de traiter l'exception de l'Alsace-Moselle, où paradoxalement l'offre notariale est la plus concentrée et les revenus par tête sont les plus importants. Ne faut-il pas traiter cette région qui a échappé à la régulation mise en place par la loi ?

Je reviens sur un point que vous avez abordé, Monsieur le président : le hiatus qui pourrait exister entre le nombre de professionnels libéraux et le nombre d'offices qui fait l'objet de la régulation administrative mise en place par le garde des Sceaux. De notre point de vue, il n'y a pas de difficulté juridique, et la loi que vous avez adoptée est claire en distinguant deux exercices successifs.

D'abord, il existe une régulation quantitative qui fait l'objet d'un arrêté interministériel pris sur la base de la proposition de l'Autorité de la concurrence et qui va orienter l'offre de prestations notariales. Or cette régulation quantitative ne peut être exprimée qu'en nombre de professionnels libéraux, car nous ne pouvons pas préjuger le choix individuel des candidats : dans certaines zones, ils choisiront d'exploiter un office à titre individuel et, dans d'autres, de s'associer avec d'autres candidats notaires pour gérer l'office qu'ils veulent créer. D'autre part, quand nous parlons de garantir un chiffre d'affaires minimal par tête, c'est bien encore une fois avec à l'esprit le nombre de professionnels libéraux ; le chiffre d'affaires par office ne veut rien dire. D'ailleurs, que ce soit pour les notaires ou les avocats aux conseils, l'intention du législateur a été de mettre en place une régulation quantitative exprimée en nombre de professionnels, et le terme est même employé dans la loi : nous devons faire des recommandations qui assurent une augmentation progressive du « nombre de professionnels ».

Ensuite, il existe une régulation administrative dans les mains du garde des Sceaux qui va titulariser ces professionnels dans des offices. Il va titulariser soit des professionnels exerçant à titre individuel, soit des sociétés résultant de l'association de notaires. Je prends l'exemple d'une zone où le besoin est de sept professionnels libéraux supplémentaires : s'il existe sept candidatures individuelles, le quota sera épuisé lorsque sept créations d'office seront autorisées ; si deux notaires souhaitent créer un office à titre individuel et cinq notaires s'associer pour créer un office, là encore le quota sera épuisé lorsque ces sept professionnels libéraux supplémentaires auront créé un office, soit seuls, soit en commun.

Nous avons expliqué la combinaison de ces deux exercices successifs dans une notice explicative que nous avons adoptée dans la même formation collégiale du 1er juillet. Cette délibération, que je vous remets, Monsieur le président, a été adressée au ministre de l'économie, au garde des Sceaux et au Premier ministre pour démentir l'existence d'une difficulté juridique, ou d'un hiatus. Il nous semble que la loi est claire à ce sujet. Ainsi, tous les éléments sont réunis pour permettre au garde des Sceaux et au ministre de l'économie de publier rapidement l'arrêté sur la base de notre proposition.

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