Intervention de Isabelle Bruneau

Réunion du 6 octobre 2015 à 16h45
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Bruneau, corapporteure :

M. Jean-Claude Juncker l'a dit devant le Parlement européen : « Nous avons besoin de plus d'Europe, de plus d'Union et de plus d'équité dans notre politique fiscale ». La lutte contre l'évasion fiscale « agressive », c'est à dire l'utilisation abusive de mécanismes légaux – c'est en cela qu'elle se distingue de la fraude – afin d'échapper à l'impôt, est aujourd'hui une nécessité mondiale, partagée par les grands États et les principales organisations internationales.

Pour l'Union européenne, cette question est aussi révélatrice de dysfonctionnements : l'utilisation abusive des libertés offertes par le marché unique – que ce soit la liberté de circulation des hommes, avec l'abus des travailleurs détachés, ou la liberté de circulation des capitaux qui conduit parfois au pillage des ressources fiscales des États, et donc à un surcroît d'impôt pour leurs populations – sape des fondements essentiels de la construction européenne. Comme le souligne la Commission européenne, de telles pratiques « constituent un obstacle au partage équitable de la charge entre les contribuables, à l'exercice d'une concurrence loyale entre les entreprises et à l'instauration de conditions égales pour tous les États membres en matière de collecte de l'impôt sur les bénéfices ». À nos yeux, il est inacceptable que certains États européens, appartenant ou non à l'Union européenne, se comportent en « prédateur » et en « receleur » d'une fraude fiscale qui nuit gravement aux intérêts de leurs partenaires.

Or, jusqu'à présent, la réponse de l'Union européenne n'a pas été à la hauteur des enjeux. Des projets essentiels pour la coordination des fiscalités nationales, comme par exemple l'harmonisation de l'assiette de l'impôt sur les sociétés, sont bloqués car dans le domaine de la fiscalité, les décisions relèvent de l'unanimité, très difficilement atteignable, et nous avons acquis au cours de nos déplacements la certitude de la persistance de ce blocage.

Nous nous sommes en effet rendus dans plusieurs États membres de l'Union européenne, et je regrette que dans certains, nos collègues parlementaires n'aient pas jugé utile de nous recevoir. L'argument qui nous a été opposé, c'est celui de l'avantage comparatif de Ricardo, l'existence d'une fiscalité privilégiée étant ainsi, pour les autorités luxembourgeoises comme irlandaises, un moyen de compenser les désavantages géographiques et l'absence d'atouts particuliers dont souffrent leurs pays, ou bien, pour les pays nouvellement entrés dans l'Union européenne, le coût moindre de leur main d'oeuvre le seul moyen de garder leur compétitivité.

Pour nous, la concurrence fiscale et sociale non encadrée peut tuer l'idée même de la construction européenne car nous ne sommes pas en présence d'une concurrence « libre et non faussée » mais, au contraire, d'une concurrence faussée par des facteurs externes liés à l'intervention des États, ou à la situation de pays connaissant un fort taux de chômage et dont la population est contrainte d'accepter des salaires inférieurs aux standards occidentaux.

Dans cette perspective, l'idée de concurrence fiscale entre les États de l'Union européenne nous apparaît dangereuse ; elle implique que, faute de diminution importante des dépenses publiques, les États reportent sur les ménages une partie du poids de la fiscalité, ce qui entraîne une stagnation de leur pouvoir d'achat, facteur de frustration pour les populations, terreau fertile pour le développement du populisme.

Le contexte international est toutefois favorable à une évolution. En effet, sous l'influence des États Unis et de leur législation FACTA (« Foreign Account Tax Compliance Act », adopté en mars 2010), un véritable mouvement international a été engagé pour lutter contre l'optimisation fiscale des groupes multinationaux, à l'origine d'un phénomène de transfert et d'érosion des bases de la fiscalité des entreprises. Relayé en Europe par la France et l'Allemagne, ce mouvement a permis progressivement de convaincre certains de nos partenaires, comme le Royaume-Uni, l'Autriche, les Pays-Bas, le Luxembourg, frileux à l'idée de remettre en cause leur attractivité fiscale, de la nécessité d'une action commune dans la lutte contre l'évasion fiscale.

Sous l'impulsion du G 20, l'organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a présenté un plan d'actions complet le 19 juillet dernier – qui visent à faire évoluer les règles de la fiscalité internationale pour mettre un frein à l'évasion fiscale qui se développe à partir des dispositions destinées à éviter les doubles impositions.

Parmi les actions visées figurent les montages hybrides, l'utilisation abusive des conventions, les aspects des actifs incorporels touchant aux prix de transfert, les obligations de documentation des prix de transfert, la préparation d'un rapport qui recense les problèmes posés par l'économie numérique et les mesures possibles pour y répondre.

Le rapport présente ce plan en détail, je n'y reviens donc pas ici, retenons-en l'idée générale : l'alignement des droits d'imposition sur l'activité économique. C'est aussi cette idée qui inspire les propositions que nous formulerons.

La Commission européenne, à son tour, en a fait une priorité politique et a agi, de deux manières :

– dans le cadre de ses pouvoirs propres de contrôle des aides d'État, elle a engagé, depuis juin 2014, des enquêtes en vertu des règles en matière d'aides d'État à l'encontre de sociétés pour vérifier que ces dernières ne jouissent pas d'un régime fiscal destiné à favoriser leur implantation, plus favorable que pour les entreprises nationales. Son objectif est de déterminer si les avantages fiscaux sélectifs engendrent des distorsions de concurrence au sein du marché intérieur C'est une démarche prometteuse ;

– relayant au niveau européen les chantiers engagés dans le cadre de l'OCDE sur l'amélioration de la transparence, les rénovations des règles de répartition des bénéfices, la neutralisation des situations abusives et des effets dommageables de régimes fiscaux préférentiels, elle a fait, le 18 mars dernier, des propositions pour mieux lutter contre la concurrence fiscale nuisible, l'érosion des bases fiscales et le transfert des bénéfices. L'élément clé de ce « paquet de transparence fiscale » est sans nul doute la proposition de directive visant à introduire l'échange automatique et régulier, entre les États membres, de leurs rescrits fiscaux.

Outre les prix de transfert, il est essentiel à nos yeux que l'Union européenne relaie très rapidement au niveau européen trois de actions identifiées par l'OCDE : l'amélioration des instruments juridiques de lutte contre les pratiques abusives, la lutte contre la concurrence fiscale dommageable et l'adaptation aux défis posés par le développement de l'économie numérique.

L'absence de régulation de cette dernière peut en effet constituer un vecteur de concurrence déloyale. Au niveau européen, nous avons un marché unique, avec une devise unique (en partie), mais sans qu'il existe une fiscalité unique. Un tel système peut difficilement fonctionner, c'est d'ailleurs pour cette raison qu'il n'existe qu'au sein de l'Union européenne et nulle part ailleurs dans le monde. Des pays ne peuvent pas partager leur économie sans partager leur fiscalité. De ce point de vue l'action récente de l'Union européenne est encourageante.

L'intérêt nouvellement porté par la Commission européenne à la question des rescrits fiscaux est essentiel: Depuis 2013, la Commission s'interroge sur la compatibilité entre les décisions fiscales anticipées (ou rescrits) et les règles en matière d'aides d'État. Les rescrits ne posent pas problème en tant que tels, puisqu'ils ont pour but de garantir la sécurité juridique des entreprises. Toutefois, ils peuvent fausser la concurrence lorsqu'ils sont utilisés pour octroyer des avantages fiscaux sélectifs à une entreprise par rapport à ses concurrents.

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