Je suis très honoré d'être à l'Assemblée nationale devant la commission des Affaires européennes sur ce sujet qui m'intéresse à titre personnel et qui a fait l'objet d'un avis du CESE. Ainsi, les travaux du CESE trouvent un écho au sein de l'Assemblée nationale sur le thème de la « fabrication » de la loi, de la norme juridique, thème essentiel pour le législateur.
Premièrement, vous disiez à l'instant, Madame la Présidente, qu'il y a probablement un lien intime entre la langue et le droit. Aussi, lorsque l'on constate le développement et de la langue anglaise et de la common law, vous vous interrogiez pour savoir si c'est une bonne ou une mauvaise chose pour le droit des affaires. À mon avis, ce phénomène est d'abord une mauvaise chose pour la France, pour l'économie française, pour les entreprises françaises, et pour l'influence de la France. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi, d'une part, et, d'autre part, de vous présenter les préconisations contenues dans l'avis du CESE.
Il existe deux grands systèmes juridiques : le droit civil et la common law. Contrairement à ce que l'on peut croire, le droit civil est le système le plus répandu dans le monde. Plus de 70 % des pays du monde, que ce soit en termes de PIB ou de population, sont soumis à un système civiliste. Il s'agit de la quasi-intégralité de l'Amérique du Sud, une immense partie de l'Asie et de l'Europe continentale. Les pays soumis à la common law sont globalement le Commonwealth.
La colonne vertébrale des droits du monde est donc plutôt civiliste. Pendant des décennies, la « communauté politique-juridico-économique » française a considéré que l'économie tenait le droit qui était une donnée secondaire, culturelle, l'important étant d'avoir des contrats à l'étranger, de vendre de la technologie, des autoroutes ou des services. Dans ce contexte, le choix du système de droit semblait avoir peu d'importance. La réalité est évidemment contraire. En 2003, alors que la France célébrait le bicentenaire du code civil et que la communauté des juristes français publiait des articles et des livres sur Portalis, le Président Canivet et l'intrinsèque beauté du droit civil, les Américains et les Anglais mettaient en place au sein de la Banque mondiale un groupe de travail formé d'économistes, piloté par le célèbre professeur d'économie Mickael Klein et qui produisit le rapport « Doing business in the world », en juillet 2003. Le rapport indique très clairement qu'il ne peut y avoir de développement économique et démocratique sans sécurisation de l'environnement juridique. Aucun bailleur de fonds, aucun pays, n'ira jamais investir, construire une usine s'il n'existe pas de droit stabilisé, de magistrature indépendante, de code des marchés financiers, de code du travail, de droit immobilier et bancaire. Les pays ont donc besoin d'un droit fort, sécurisé pour avoir un développement économique et, sans développement économique, le développement démocratique n'est pas réalisable. Le diagnostic donné dans la seconde partie de ce rapport est terrible pour le système civiliste et donc la France, car il constate que les pays les plus incapables de se développer économiquement et les pays les plus corrompus sont civilistes. Le rapport « doing business in the world » conclut donc qu'il y aurait un lien consubstantiel entre l'incapacité à se développer économiquement, la corruption et le système civiliste.
« Let's face the world, let's face the reality » face à ce constat cruel, l'émotion fut vive au sein de la classe politique, juridique et économique française. Le Président Chirac et son Garde des Sceaux, Michel Perben, prirent conscience de l'urgence d'une réaction dans ce domaine stratégique pour l'influence de notre pays dans le monde. A l'époque déjà, une petite communauté de professeurs de droit, d'économistes et d'avocats d'affaires avaient déjà alerté les pouvoirs publics en indiquant que les pays anglo-saxons utilisent le droit comme cheval de droit de l'économie et de l'influence de leurs pays. Ce phénomène avait commencé avec le plan Marshall et s'est poursuivi au moment de la chute du mur de Berlin.
En 1989, l'Association américaine du barreau monte un programme, le « Central Easten Europ Legal Initiative » (initiative légale en Europe centrale et orientale), qui souhaite aller dans ces nouveaux pays qui vont s'ouvrir au reste de l'Europe afin de leur proposer de réformer leurs droits, à savoir leur système judiciaire, bancaire, foncier, de protection des droits. Les cabinets d'avocats s'installent dans ces pays, portent les entreprises et comme le droit conditionne l'édiction de la norme, la norme permettant de maîtriser les conditions d'entrées aux marchés. Cela avait été déjà le cas au moment du plan Marshall, les cabinets d'avocats sont arrivés en France en portant les entreprises américaines.
En 2004, j'ai donc proposé au Président de la République de créer une fondation pour la promotion du droit continental afin de se saisir de cette problématique majeure et de fédérer à cette fin quatre communautés destinées à utiliser le droit comme un vecteur d'influence de la France : les pouvoirs publics, l'université pour faire du droit comparé, les professionnels du droit – les avocats, les notaires, les huissiers qui sont les porte-étendards du droit – et enfin le monde des entreprises. En effet, si le cahier des charges porté par la Banque mondiale pour un projet d'infrastructures hydraulique dans une province en Inde sest soumis à des règles de droit civil, Bouygues, Vinci et autres auront beaucoup plus de chance de gagner ce marché. Nos grandes entreprises internationales, notamment de travaux publics, ne savent pas, ne peuvent pas travailler sous le modèle anglo-saxon de partenariat-public-privé ( PPP ). Dix ans plus tard, après la création de la fondation, le bilan est donc très mitigé. Aussi, le CESE a souhaité donner dans son avis des suggestions pour remédier à cette situation préoccupante.
Ces suggestions sont de deux ordres : d'une part, l'exportabilité de notre droit et l'influence de la France à l'étranger par notre droit et, d'autre part, l'atractivité de la France par le droit.
Les choses se sont mises à bouger, d'abord par à-coups. Des ministres comme Jean-Marie Bockel ou Dominique Perben ont compris l'importance de l'influence du droit sur la scène internationale. Ce sera Pascal Clément qui, in fine, installera la Fondation pour la promotion du droit continental. Après s'être un moment éteint, ce mouvement reprendra, poussé par les enjeux internationaux. Au sein du ministère des affaires étrangères, M. Laurent Fabius a engagé une réflexion sur la diplomatie économique, ou selon les termes du ministre, sur la « diplomatie globale ». En liaison avec les travaux du Conseil économique, social et environnemental, la direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats du ministère des affaires étrangères a ajouté un volet à cette diplomatie globale, l'influence de la France par le droit. Lors de la dernière conférence des ambassadeurs, un déjeuner thématique a été organisé autour de ce thème. Cela est extrêmement important car le droit n'est pas seulement une technique mais c'est un choix culturel, politique et on pourrait même dire, idéologique.
Le droit ne conditionne pas seulement les lois telles que les votent les Parlements mais détermine la « soft law », c'est-à-dire les normes internationales. Aujourd'hui, comme l'écrivait il y a quelques mois Jacques Attali, il se livre une guerre presque plus mortelle que la guerre des armes, la guerre des droits. Lorsqu'on laisse une autorité non étatique comme l'OFAC (Office of foreign assets control) aux États-Unis décider d'interdire à un établissement bancaire international, en l'occurrence français, d'avoir accès au dollar et donc aux marchés, cela représente un danger considérable. Au sein des grandes organisations internationales, les décisions prises en matière de climat, de pollution, de normes agricoles et maritimes ou de droit du travail ont une influence déterminante dans le développement économique et dans l'appréhension des choses. Ainsi, au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT), on n'a pas suffisamment eu conscience des conséquences de l'adoption de normes de soft law de droit anglo-saxon qui ne reconnait ni la liberté syndicale, ni le droit de grève. Dans la mesure où ces droits n'existent pas, il n'y a pas lieu de les négocier ! Il faut donc affirmer de façon urgente que la France a toute légitimité pour être à l'origine de la norme tant pour les traités ou pour les normes souples. Il s'agit d'un enjeu considérable. Qui doit le porter et comment le faire ? Le lien avec la langue française est évident mais il n'est pas honteux de dire qu'il faut enseigner ce droit civil en arabe, en anglais, en chinois ou en espagnol. Porter le message du droit civil continental n'implique pas forcément de le faire en français mais il est nécessaire que ce soit fait par les meilleurs professionnels et experts dans les meilleures enceintes afin de réinvestir les grandes organisations internationales, y compris les organisations non gouvernementales.
On a tendance à considérer le droit comme anecdotique, comme la culture ou le sport. Un parallèle avec le sport peut être fait : si la France avait obtenu d'organiser les jeux olympiques, cela aurait eu des répercussions en termes d'emplois et d'image. La France n'avait pas désigné les meilleurs experts au Comité national olympique comme l'ont fait les Anglais. Il s'agissait d'une décision politique et stratégique. La démocratie implique une gouvernance commune. Or sur le sujet de la promotion du droit sur la scène international, on peut constater, pour le regretter vivement, qu'il n'existe aucune coordination entre les ministères et on peut même parler de lutte de chapelles. Chaque ministère – économie, justice ou affaires étrangères- mène des travaux sur le droit et l'international. Cette absence de coordination se retrouve au niveau des juridictions. Ainsi, le conseil d'État et la Cour de cassation travaillent sans concertation. Pour faire l' autocritique de ma profession, les avocats ne travaillent ni avec les notaires, ni avec les huissiers. Au niveau de l'université, l'Université de Paris 1 ignore ce que fait l'Université de Paris 2. On assiste à une multiplication des initiatives non coordonnées, ce qui n'a aucun sens. Ainsi, le Conseil d'État, le barreau de Paris et l'Université de Paris 1 organisent pendant deux ans une formation pour les magistrats de certaines provinces chinoises tandis que parallèlement, la Cour de cassation, l'Université de Paris 2, en liaison avec les notaires, organise une même formation ; une formation est financée par le ministère de la justice, l'autre par le ministère du budget. Il en résulte une cacophonie alors que nous disposons du meilleur réseau diplomatique au monde, du meilleur système de droit et des meilleurs experts !
Les parlementaires ont une responsabilité particulière dans la promotion du droit continental. On ne peut que se féliciter de l'initiative de M. Laurent Fabius qui, en assurant les attributions en matière de commerce extérieur, considère le droit comme un vecteur d'influence et souhaite coordonner les diverses initiatives. Ce pilotage et cette coordination doivent se faire au niveau du Premier ministre. La délégation interministérielle à l'intelligence économique, sous la direction de Mme Claude Revel, fait un travail remarquable. Ces efforts doivent être poursuivis en instituant un volet juridique pur comme il y a un volet culturel ou scientifique. Le droit, au même titre que la culture ou la science, doit être un des éléments de notre influence. En ce moment même, des pays se développent et des contrats se signent. Un contrat d'infrastructures hydrauliques est signé pour quinze ou vingt ans : une fois signé avec une entreprise de droit anglo-saxon, il est impossible de revenir en arrière. Nous devons donc travailler sur les éléments essentiels que sont l'apprentissage du droit, l'identification des meilleurs experts, la fierté et la promotion de notre droit par le réseau diplomatique. En utilisant une métaphore guerrière, le droit peut être utilisé comme le cheval de Troie de notre influence. Le droit est un élément de l'attractivité de la France.
Mettant de côté ma casquette de rapporteur du Conseil économique, social et environnemental pour prendre celle d'avocat d'affaires qui accompagne des groupes français à l'export, nous devons résister. Par exemple, il est inadmissible qu'une banque française signant un contrat de financement pour des clients français le fasse en anglais, en appliquant le droit anglais et en se soumettant aux juridictions anglo-saxonnes. Il y a actuellement une fenêtre de tir. En effet, avec la crise, les groupes internationaux se sont moins installés en Europe. Au moment où ils reviendront, ils se poseront la question essentielle de l'implantation de leurs sièges sociaux et ce choix induira celui du droit applicable. Ce choix ne se fera pas essentiellement en fonction de la fiscalité ou des règles du droit du travail qui dépendent des décisions démocratiques de chaque État. Pour prendre sa décision, un investisseur raisonne de façon rationnelle en faisant rentrer dans un tableau Excel un certain nombre de critères – conditions de marché, plus-values… – lui permettant d'obtenir la meilleure rentabilité annuelle. La France a, en la matière, beaucoup d'atouts à faire valoir et parfois bien plus que d'autres pays. Mais l'obstacle principal est lié à la stabilité, la visibilité et la lisibilité de l'environnement juridique. Je regrette d'avoir à dire que lorsqu'un investisseur fait des comparaisons en termes de stabilité et de compréhensibilité, neuf fois sur dix, il ne choisit pas la France, indépendamment du taux d'imposition. Il n'est pas envisageable pour un investisseur, quel qu'il soit, d'envisager de rentrer sur un marché, s'il sait que la règle peut changer, parfois même rétroactivement, plusieurs fois par an. Si on joue au Monopoly et qu'on décide de modifier la règle en cours de partie, personne n'acceptera de continuer à jouer. Les investisseurs souhaitent généralement s'installer de manière durable. Ce qu'ils contestent, ce n'est pas un taux d'imposition trop élevé, ni des lois fiscales ou sociales trop contraignantes, mais l'imprévisibilité. C'est particulièrement vrai en matière de droit immobilier. Cette approche n'est aucunement une approche en termes politiques car le contenu de la loi est affaire de choix démocratique fait par le Parlement. Mais vous avez, en tant que parlementaires, une responsabilité particulière en matière de prévisibilité et de stabilité de la règle de droit. C'est important pour notre image. Nous avons des occasions de promouvoir notre système juridique et des atouts formidables pour attirer les investisseurs : nous devons donc être conquérants, stables et lisibles et nous devons travailler de façon cohérente et coordonnée.
Je prendrais l'exemple de l'Afrique et de l'OHADA (Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires) qui est en quelque sorte une synthèse de ce qui peut se faire en termes de possibilité de promouvoir le droit continental. L'Afrique est un continent en pleine croissance avec des réserves d'intelligences et de capacités. On assiste à la montée en puissance de nouveaux modes d'apprentissage, les cours en ligne ou MOOC qui permettent d'accéder gratuitement, par le biais de tablettes tactiles, aux meilleurs cours des meilleurs professeurs des meilleures universités. Ces méthodes vont révolutionner les méthodes d'apprentissage et la connaissance du monde. En Afrique, les réseaux sont présents, notamment au travers des ONG. Or ces jeunes se forment actuellement aux cours d'Harvard, du MIT ou d'Oxford. Dans dix ans, des millions de jeunes en Afrique ou en Inde – parmi lesquels on aura pu identifier des génies – auront été éduqués et conditionnés dans un système qui n'est pas le nôtre. Ce qui prévaut dans l'OHADA, c'est la francophonie, la nécessité du droit des affaires et le respect de la France. Il faut que nous nous y engagions immédiatement et de façon coordonnée. Vous, parlementaires, avez un rôle considérable d'impulsion, de direction et d'encadrement. La France est un pays qui a des atouts, le français est une belle langue encore reconnue et notre système juridique peut être un vecteur d'influence considérable.