Audition de M. David Gordon-Krief, rapporteur du Conseil économique social et environnemental (CESE) sur « L'influence de la France sur la scène européenne et internationale par la promotion du droit continental »
COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Mercredi 26 novembre 2014
Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission des affaires européennes
La séance est ouverte à 8 h 30
Audition de M. David Gordon-Krief, rapporteur du Conseil économique social et environnemental (CESE) sur « L'influence de la France sur la scène européenne et internationale par la promotion du droit continental »
Monsieur le Rapporteur, nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd'hui pour vous entendre sur l'avis que vous avez établi pour le Conseil économique, social et environnemental, au nom de la section des affaires européennes et internationales. Votre avis porte sur « l'influence de la France sur la scène européenne et internationale, par la promotion du droit continental ».
C'est un thème qui intéresse particulièrement notre commission, dans le cadre notamment du rapport d'information qu'elle a confié à nos collègues Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur l'influence de la France en Europe.
Cet avis intéresse également tout particulièrement le groupe d'étude sur la coordination des droits européens, présidé par Pierre-Yves Le Borgn'.
Nous serons naturellement particulièrement intéressés à vous entendre sur le bilan que vous pouvez faire de la situation du droit continental dans le contexte de l'Union européenne. Il nous semble que, parallèlement à l'expansion de la langue anglaise, l'influence du droit anglo-saxon progresse régulièrement au sein des institutions européennes.
Nous avons aussi à l'esprit la situation de l'Union européenne en tant qu'acteur international notamment comme première puissance commerciale, partenaire de projets d'accords actuellement en discussion, avec le Canada et les États-Unis. Dans ce contexte, comment se pose la question de la présence du droit continental et de son influence ?
Et puis naturellement nous serons très attentifs aux préconisations que vous pourrez nous exposer, au service de l'influence de la France en Europe, mais aussi de l'Europe dans le monde.
Je suis très honoré d'être à l'Assemblée nationale devant la commission des Affaires européennes sur ce sujet qui m'intéresse à titre personnel et qui a fait l'objet d'un avis du CESE. Ainsi, les travaux du CESE trouvent un écho au sein de l'Assemblée nationale sur le thème de la « fabrication » de la loi, de la norme juridique, thème essentiel pour le législateur.
Premièrement, vous disiez à l'instant, Madame la Présidente, qu'il y a probablement un lien intime entre la langue et le droit. Aussi, lorsque l'on constate le développement et de la langue anglaise et de la common law, vous vous interrogiez pour savoir si c'est une bonne ou une mauvaise chose pour le droit des affaires. À mon avis, ce phénomène est d'abord une mauvaise chose pour la France, pour l'économie française, pour les entreprises françaises, et pour l'influence de la France. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi, d'une part, et, d'autre part, de vous présenter les préconisations contenues dans l'avis du CESE.
Il existe deux grands systèmes juridiques : le droit civil et la common law. Contrairement à ce que l'on peut croire, le droit civil est le système le plus répandu dans le monde. Plus de 70 % des pays du monde, que ce soit en termes de PIB ou de population, sont soumis à un système civiliste. Il s'agit de la quasi-intégralité de l'Amérique du Sud, une immense partie de l'Asie et de l'Europe continentale. Les pays soumis à la common law sont globalement le Commonwealth.
La colonne vertébrale des droits du monde est donc plutôt civiliste. Pendant des décennies, la « communauté politique-juridico-économique » française a considéré que l'économie tenait le droit qui était une donnée secondaire, culturelle, l'important étant d'avoir des contrats à l'étranger, de vendre de la technologie, des autoroutes ou des services. Dans ce contexte, le choix du système de droit semblait avoir peu d'importance. La réalité est évidemment contraire. En 2003, alors que la France célébrait le bicentenaire du code civil et que la communauté des juristes français publiait des articles et des livres sur Portalis, le Président Canivet et l'intrinsèque beauté du droit civil, les Américains et les Anglais mettaient en place au sein de la Banque mondiale un groupe de travail formé d'économistes, piloté par le célèbre professeur d'économie Mickael Klein et qui produisit le rapport « Doing business in the world », en juillet 2003. Le rapport indique très clairement qu'il ne peut y avoir de développement économique et démocratique sans sécurisation de l'environnement juridique. Aucun bailleur de fonds, aucun pays, n'ira jamais investir, construire une usine s'il n'existe pas de droit stabilisé, de magistrature indépendante, de code des marchés financiers, de code du travail, de droit immobilier et bancaire. Les pays ont donc besoin d'un droit fort, sécurisé pour avoir un développement économique et, sans développement économique, le développement démocratique n'est pas réalisable. Le diagnostic donné dans la seconde partie de ce rapport est terrible pour le système civiliste et donc la France, car il constate que les pays les plus incapables de se développer économiquement et les pays les plus corrompus sont civilistes. Le rapport « doing business in the world » conclut donc qu'il y aurait un lien consubstantiel entre l'incapacité à se développer économiquement, la corruption et le système civiliste.
« Let's face the world, let's face the reality » face à ce constat cruel, l'émotion fut vive au sein de la classe politique, juridique et économique française. Le Président Chirac et son Garde des Sceaux, Michel Perben, prirent conscience de l'urgence d'une réaction dans ce domaine stratégique pour l'influence de notre pays dans le monde. A l'époque déjà, une petite communauté de professeurs de droit, d'économistes et d'avocats d'affaires avaient déjà alerté les pouvoirs publics en indiquant que les pays anglo-saxons utilisent le droit comme cheval de droit de l'économie et de l'influence de leurs pays. Ce phénomène avait commencé avec le plan Marshall et s'est poursuivi au moment de la chute du mur de Berlin.
En 1989, l'Association américaine du barreau monte un programme, le « Central Easten Europ Legal Initiative » (initiative légale en Europe centrale et orientale), qui souhaite aller dans ces nouveaux pays qui vont s'ouvrir au reste de l'Europe afin de leur proposer de réformer leurs droits, à savoir leur système judiciaire, bancaire, foncier, de protection des droits. Les cabinets d'avocats s'installent dans ces pays, portent les entreprises et comme le droit conditionne l'édiction de la norme, la norme permettant de maîtriser les conditions d'entrées aux marchés. Cela avait été déjà le cas au moment du plan Marshall, les cabinets d'avocats sont arrivés en France en portant les entreprises américaines.
En 2004, j'ai donc proposé au Président de la République de créer une fondation pour la promotion du droit continental afin de se saisir de cette problématique majeure et de fédérer à cette fin quatre communautés destinées à utiliser le droit comme un vecteur d'influence de la France : les pouvoirs publics, l'université pour faire du droit comparé, les professionnels du droit – les avocats, les notaires, les huissiers qui sont les porte-étendards du droit – et enfin le monde des entreprises. En effet, si le cahier des charges porté par la Banque mondiale pour un projet d'infrastructures hydraulique dans une province en Inde sest soumis à des règles de droit civil, Bouygues, Vinci et autres auront beaucoup plus de chance de gagner ce marché. Nos grandes entreprises internationales, notamment de travaux publics, ne savent pas, ne peuvent pas travailler sous le modèle anglo-saxon de partenariat-public-privé ( PPP ). Dix ans plus tard, après la création de la fondation, le bilan est donc très mitigé. Aussi, le CESE a souhaité donner dans son avis des suggestions pour remédier à cette situation préoccupante.
Ces suggestions sont de deux ordres : d'une part, l'exportabilité de notre droit et l'influence de la France à l'étranger par notre droit et, d'autre part, l'atractivité de la France par le droit.
Les choses se sont mises à bouger, d'abord par à-coups. Des ministres comme Jean-Marie Bockel ou Dominique Perben ont compris l'importance de l'influence du droit sur la scène internationale. Ce sera Pascal Clément qui, in fine, installera la Fondation pour la promotion du droit continental. Après s'être un moment éteint, ce mouvement reprendra, poussé par les enjeux internationaux. Au sein du ministère des affaires étrangères, M. Laurent Fabius a engagé une réflexion sur la diplomatie économique, ou selon les termes du ministre, sur la « diplomatie globale ». En liaison avec les travaux du Conseil économique, social et environnemental, la direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats du ministère des affaires étrangères a ajouté un volet à cette diplomatie globale, l'influence de la France par le droit. Lors de la dernière conférence des ambassadeurs, un déjeuner thématique a été organisé autour de ce thème. Cela est extrêmement important car le droit n'est pas seulement une technique mais c'est un choix culturel, politique et on pourrait même dire, idéologique.
Le droit ne conditionne pas seulement les lois telles que les votent les Parlements mais détermine la « soft law », c'est-à-dire les normes internationales. Aujourd'hui, comme l'écrivait il y a quelques mois Jacques Attali, il se livre une guerre presque plus mortelle que la guerre des armes, la guerre des droits. Lorsqu'on laisse une autorité non étatique comme l'OFAC (Office of foreign assets control) aux États-Unis décider d'interdire à un établissement bancaire international, en l'occurrence français, d'avoir accès au dollar et donc aux marchés, cela représente un danger considérable. Au sein des grandes organisations internationales, les décisions prises en matière de climat, de pollution, de normes agricoles et maritimes ou de droit du travail ont une influence déterminante dans le développement économique et dans l'appréhension des choses. Ainsi, au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT), on n'a pas suffisamment eu conscience des conséquences de l'adoption de normes de soft law de droit anglo-saxon qui ne reconnait ni la liberté syndicale, ni le droit de grève. Dans la mesure où ces droits n'existent pas, il n'y a pas lieu de les négocier ! Il faut donc affirmer de façon urgente que la France a toute légitimité pour être à l'origine de la norme tant pour les traités ou pour les normes souples. Il s'agit d'un enjeu considérable. Qui doit le porter et comment le faire ? Le lien avec la langue française est évident mais il n'est pas honteux de dire qu'il faut enseigner ce droit civil en arabe, en anglais, en chinois ou en espagnol. Porter le message du droit civil continental n'implique pas forcément de le faire en français mais il est nécessaire que ce soit fait par les meilleurs professionnels et experts dans les meilleures enceintes afin de réinvestir les grandes organisations internationales, y compris les organisations non gouvernementales.
On a tendance à considérer le droit comme anecdotique, comme la culture ou le sport. Un parallèle avec le sport peut être fait : si la France avait obtenu d'organiser les jeux olympiques, cela aurait eu des répercussions en termes d'emplois et d'image. La France n'avait pas désigné les meilleurs experts au Comité national olympique comme l'ont fait les Anglais. Il s'agissait d'une décision politique et stratégique. La démocratie implique une gouvernance commune. Or sur le sujet de la promotion du droit sur la scène international, on peut constater, pour le regretter vivement, qu'il n'existe aucune coordination entre les ministères et on peut même parler de lutte de chapelles. Chaque ministère – économie, justice ou affaires étrangères- mène des travaux sur le droit et l'international. Cette absence de coordination se retrouve au niveau des juridictions. Ainsi, le conseil d'État et la Cour de cassation travaillent sans concertation. Pour faire l' autocritique de ma profession, les avocats ne travaillent ni avec les notaires, ni avec les huissiers. Au niveau de l'université, l'Université de Paris 1 ignore ce que fait l'Université de Paris 2. On assiste à une multiplication des initiatives non coordonnées, ce qui n'a aucun sens. Ainsi, le Conseil d'État, le barreau de Paris et l'Université de Paris 1 organisent pendant deux ans une formation pour les magistrats de certaines provinces chinoises tandis que parallèlement, la Cour de cassation, l'Université de Paris 2, en liaison avec les notaires, organise une même formation ; une formation est financée par le ministère de la justice, l'autre par le ministère du budget. Il en résulte une cacophonie alors que nous disposons du meilleur réseau diplomatique au monde, du meilleur système de droit et des meilleurs experts !
Les parlementaires ont une responsabilité particulière dans la promotion du droit continental. On ne peut que se féliciter de l'initiative de M. Laurent Fabius qui, en assurant les attributions en matière de commerce extérieur, considère le droit comme un vecteur d'influence et souhaite coordonner les diverses initiatives. Ce pilotage et cette coordination doivent se faire au niveau du Premier ministre. La délégation interministérielle à l'intelligence économique, sous la direction de Mme Claude Revel, fait un travail remarquable. Ces efforts doivent être poursuivis en instituant un volet juridique pur comme il y a un volet culturel ou scientifique. Le droit, au même titre que la culture ou la science, doit être un des éléments de notre influence. En ce moment même, des pays se développent et des contrats se signent. Un contrat d'infrastructures hydrauliques est signé pour quinze ou vingt ans : une fois signé avec une entreprise de droit anglo-saxon, il est impossible de revenir en arrière. Nous devons donc travailler sur les éléments essentiels que sont l'apprentissage du droit, l'identification des meilleurs experts, la fierté et la promotion de notre droit par le réseau diplomatique. En utilisant une métaphore guerrière, le droit peut être utilisé comme le cheval de Troie de notre influence. Le droit est un élément de l'attractivité de la France.
Mettant de côté ma casquette de rapporteur du Conseil économique, social et environnemental pour prendre celle d'avocat d'affaires qui accompagne des groupes français à l'export, nous devons résister. Par exemple, il est inadmissible qu'une banque française signant un contrat de financement pour des clients français le fasse en anglais, en appliquant le droit anglais et en se soumettant aux juridictions anglo-saxonnes. Il y a actuellement une fenêtre de tir. En effet, avec la crise, les groupes internationaux se sont moins installés en Europe. Au moment où ils reviendront, ils se poseront la question essentielle de l'implantation de leurs sièges sociaux et ce choix induira celui du droit applicable. Ce choix ne se fera pas essentiellement en fonction de la fiscalité ou des règles du droit du travail qui dépendent des décisions démocratiques de chaque État. Pour prendre sa décision, un investisseur raisonne de façon rationnelle en faisant rentrer dans un tableau Excel un certain nombre de critères – conditions de marché, plus-values… – lui permettant d'obtenir la meilleure rentabilité annuelle. La France a, en la matière, beaucoup d'atouts à faire valoir et parfois bien plus que d'autres pays. Mais l'obstacle principal est lié à la stabilité, la visibilité et la lisibilité de l'environnement juridique. Je regrette d'avoir à dire que lorsqu'un investisseur fait des comparaisons en termes de stabilité et de compréhensibilité, neuf fois sur dix, il ne choisit pas la France, indépendamment du taux d'imposition. Il n'est pas envisageable pour un investisseur, quel qu'il soit, d'envisager de rentrer sur un marché, s'il sait que la règle peut changer, parfois même rétroactivement, plusieurs fois par an. Si on joue au Monopoly et qu'on décide de modifier la règle en cours de partie, personne n'acceptera de continuer à jouer. Les investisseurs souhaitent généralement s'installer de manière durable. Ce qu'ils contestent, ce n'est pas un taux d'imposition trop élevé, ni des lois fiscales ou sociales trop contraignantes, mais l'imprévisibilité. C'est particulièrement vrai en matière de droit immobilier. Cette approche n'est aucunement une approche en termes politiques car le contenu de la loi est affaire de choix démocratique fait par le Parlement. Mais vous avez, en tant que parlementaires, une responsabilité particulière en matière de prévisibilité et de stabilité de la règle de droit. C'est important pour notre image. Nous avons des occasions de promouvoir notre système juridique et des atouts formidables pour attirer les investisseurs : nous devons donc être conquérants, stables et lisibles et nous devons travailler de façon cohérente et coordonnée.
Je prendrais l'exemple de l'Afrique et de l'OHADA (Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires) qui est en quelque sorte une synthèse de ce qui peut se faire en termes de possibilité de promouvoir le droit continental. L'Afrique est un continent en pleine croissance avec des réserves d'intelligences et de capacités. On assiste à la montée en puissance de nouveaux modes d'apprentissage, les cours en ligne ou MOOC qui permettent d'accéder gratuitement, par le biais de tablettes tactiles, aux meilleurs cours des meilleurs professeurs des meilleures universités. Ces méthodes vont révolutionner les méthodes d'apprentissage et la connaissance du monde. En Afrique, les réseaux sont présents, notamment au travers des ONG. Or ces jeunes se forment actuellement aux cours d'Harvard, du MIT ou d'Oxford. Dans dix ans, des millions de jeunes en Afrique ou en Inde – parmi lesquels on aura pu identifier des génies – auront été éduqués et conditionnés dans un système qui n'est pas le nôtre. Ce qui prévaut dans l'OHADA, c'est la francophonie, la nécessité du droit des affaires et le respect de la France. Il faut que nous nous y engagions immédiatement et de façon coordonnée. Vous, parlementaires, avez un rôle considérable d'impulsion, de direction et d'encadrement. La France est un pays qui a des atouts, le français est une belle langue encore reconnue et notre système juridique peut être un vecteur d'influence considérable.
Monsieur le rapporteur, vous avez eu raison de mettre en avant la nécessité d'une action concertée afin d'éviter que la culture juridique française recule.
Je voudrais pour ma part insister sur une des recommandations de votre rapport. Vous proposez d'oeuvrer pour faire respecter la diversité linguistique dans les instances internationales. Le français est langue officielle dans les institutions européennes et à l'Organisation des nations unies. Or on peut constater chaque jour que le français est supplanté par l'anglais comme langue de travail. Les efforts des responsables de la nouvelle Commission européenne d'alterner les langues sont louables mais s'inscriront-t-ils dans la durée ? Un fait marquant est la lenteur pour disposer des documents officiels en français. Récemment, lors de la conférence interparlementaire sur la politique de sécurité et de défense commune, j'ai dû batailler pour obtenir la version française de la résolution sur laquelle nous devions nous prononcer et qui n'était disponible qu'en anglais.
Vous avez, à juste titre, appelé le rôle déterminant que pourrait jouer la francophonie notamment en Afrique où les choses pourraient être plus faciles si nous adoptons une stratégie concertée et ordonnée. Nous pouvons aussi compter sur le réseau de l'Alliance française.
Face au système de la common law qui s'étend et a tendance à s'imposer, notamment au travers des réglementations commerciales, la France doit consolider l'influence du droit continental. Un des enjeux de la négociation de l'accord entre l'Union européenne et les États-Unis porte sur le système de règlement des différends et il importe de faire prévaloir notre système.
Quels éléments concrets pouvons-nous mettre en place pour réaffirmer l'influence du droit continental ? Comment oeuvrer pour que la place du français comme langue officielle soit préservée au sein des organisations internationales qui le délaissent de plus en plus, y compris au sein des institutions européennes ? Attaquer devant la Cour de justice européenne chaque décision non traduite serait sans doute laborieux mais aurait le mérite de réveiller les consciences !
Je remercie M. Gordon-Krief pour son exposé passionnant et pour son rapport dont nous partageons nombre de conclusions. Ces considérations rejoignent ce qu'Alain Peyrefitte a appelé le « mal français ». Depuis douze ans, en tant que parlementaire, j'ai l'honneur de participer à deux assemblées internationales, l'Assemblée parlementaire de la Francophonie et le Conseil de l'Europe. Dans ces enceintes, tout ce que vous dites sur l'influence française et la place du français est perceptible. Rappelons qu'en 2004, la délégation française de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a quitté l'hémicycle pour protester contre l'attitude de M. Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France et Président de la Banque centrale européenne, qui avait choisi de s'exprimer en anglais à la tribune.
Nous sommes d'accord avec le bilan que vous faites de la situation et avec les préconisations que vous adressez, notamment aux parlementaires. Je voudrais toutefois souligner qu'il existe un certain rejet de la France, perceptible au Parlement européen quand on remet en question le siège de Strasbourg et même au sein de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie où l'on parle du français et de l'influence de la francophonie mais très peu de la France. Le droit français n'est par ailleurs pas défendu de façon unanime. Il est très difficile d'agir dans un contexte mondialisé.
Je voudrais pour ma part revenir sur un des aspects largement développé, la logique du droit sécurisé. Cependant, il est normal que dans certaines circonstances, le droit et les règles évoluent même si je suis tout à fait d'accord pour que les règles soient stabilisées et transparentes. S'agissant de l'instabilité juridique, je voudrais attirer votre attention sur le fait que participent à cette instabilité les retards mis par la France à la transposition des directives européennes qui ont pour conséquence que les textes arrivent parfois en cascade et modifient les règles.
Il est évident que la soft law a beaucoup emprunté à la common law.
Vous avez indiqué, Monsieur le rapporteur, que les entreprises multinationales cherchent à s'établir dans un environnement juridique sécurisé. Or les travaux que je mène sur la responsabilité de ces entreprises par rapport à leurs filiales et leurs sous-traitants montrent que ces entreprises ont en fait profiter de la faiblesse des règles de protection des travailleurs pour s'installer dans ces pays, comme au Bangladesh. La catastrophe du Rana Plaza l'illustre dramatiquement. Ces entreprises ont triché pendant des années même si actuellement, le droit international les rattrape ! Considérez-vous que les efforts de transparence comme le reporting non financier ou la directive sur les travailleurs détachés, deux sujets sur lesquels la France a été tête de pont en Europe, peuvent participer à la stabilité juridique ?
Je vous remercie pour toutes ces questions très riches qui mériteraient presque toutes de faire l'objet d'un débat spécifique.
Vous avez souligné, Mme la présidente, la nécessité pour les règles d'évoluer. Quand je parle de droit sécurisé et stable, je ne veux évidemment pas tomber dans la caricature. Le monde évolue et l'environnement économique change : il est donc normal que les règles de droit suivent. Ce que nous regrettons et critiquons, c'est le changement et les revirements permanents qui nuisent à la prévisibilité et la lisibilité, y compris en matière de jurisprudence. Ainsi, quand une entreprise ou un inventeur se demandent s'ils vont s'installer en France, ils se posent, par exemple pour une entreprise de produits chimiques, la question de savoir quelles pourraient être les conséquences judicaires de la responsabilité en matière de produits défectueux. Nous sommes très souvent interrogés sur l'existence de recours collectif ou class action, sur les coûts et la durée d'un procès, sur les chances de gagner ou de perdre, sur l'évaluation du préjudice et sur le montant possible d'une indemnisation. Il est très difficile de répondre à telles interrogations, du fait de l'absence de cohérence de la jurisprudence et de son défaut de lisibilité. Lors du déjeuner à la conférence des ambassadeurs que je mentionnais précédemment, le vice – président du Conseil d'État a fait un discours sur ce thème, indiquant qu'il serait temps de remédier au manque de stabilité et au faible degré de compréhension des décisions de justice. Les revirements de jurisprudence non précédés d'un mouvement doctrinal ou d'une évolution du doit positif sont regrettables. Il faut bien sûr que le droit évolue mais que cela se fasse de façon intelligente.
En effet, comme vous le souligniez, Madame la présidente, de nombreuses entreprises multinationales ont triché et ont profité du fait que certains pays avaient des règles et des systèmes judiciaires défaillants. Aujourd'hui, on peut dire que la patrouille les rattrape…mais quand je parlais de l'attractivité de la France, je me situais en fait par comparaison avec les autres pays européens, comme la Grande Bretagne ou l'Allemagne. Dans ce cadre, la complexité et l'instabilité de notre droit ne jouent pas en faveur de la France.
La question de M. Joaquim Pueyo sur la défense du français est compliquée. Deux approches sont possibles. On peut, comme le suggère monsieur le député, montrer l'exemple et être intransigeant en faisant les recours auprès de la Cour de justice européenne. On peut aussi se demander pourquoi le français est moins utilisé. Une des raisons est que moins de personnes le parlent. Pourquoi ? Parce qu'il y a de moins en moins de possibilités de l'apprendre. Il y a encore dix ou vingt ans, le réseau des écoles françaises et de l'alliance française formaient les élites de nombres de pays dans le monde. Les crédits ont baissé de deux à cinq fois. En Amérique latine ou aux États-Unis, les élites, pas seulement intellectuelles, se tournent vers d'autres langues. La France n'a pas fait le chemin pour dire que la langue ne représente pas seulement la culture mais l'économie et la diplomatie. Il faut être fier de l'enseigner et de l'apprendre pas seulement pour lire les grands auteurs classiques mais aussi parce qu'on a besoin dans l'économie mondiale et les échanges internationaux. Il est également imaginable que l'on attire les meilleurs dans les domaines scientifique, artistique ou juridique en donnant des cours de droit français en diverses langues. Une fois qu'ils seront en France, ils apprendront le français et quand ils seront de retour dans leurs pays ou au sein d'organisations internationales, cela contribuera à l'influence du français et de la France.
Une évolution est perceptible sur l'aspect non exclusivement culturel de la langue. Par ailleurs, les pratiques changent dans les chaînes francophones internationales où l'on enseigne dans d'autres langues que le français.
Donner des cours de droit français en anglais ou une autre langue serait effectivement de nature à participer à l'influence de la France.
L'Afrique mérite une attention particulière et il faut renforcer notre présence sur ce continent d'avenir où l'on parle français.
Je me réjouis de voir, dans les pays du Maghreb, des anglophones faire des efforts pour parler le français car sinon, ils ne sont pas compris.
Vos propos, monsieur le député, rejoignent ce que je disais précédemment sur l'OHADA. Dans son rapport sur la francophonie, Jacques Attali insiste sur l'importance de promouvoir le droit continental en Afrique de l'Ouest. J'attire votre attention sur le centre d'excellence de formation sur les grands projets d'infrastructures créé sous l'égide des Nations Unies qui proposent qu'il soit implanté en France. Nous avons besoin du soutien du gouvernement français pour emporter la décision. Le ministre de l'économie a – enfin – adressé une lettre en ce sens mais les retards des différentes administrations et l'absence de visibilité sur les décisions font qu'il y a un risque pour que l'implantation de ce centre en France ne se fasse pas.
Sur la question du rejet de la France mentionnée par M. André Schneider, il faut noter que le rejet de la France et d'un certain impérialisme ne signifie pas le rejet de la culture et des technologies françaises. Pour lutter contre ces attitudes, il faudrait s'inspirer des méthodes des anglo-saxons qui ont, pour défendre l'influence de leurs pays, envoyé des personnes ne représentant pas leurs gouvernements, comme par exemple des avocats. Les États-Unis s'appuient ainsi sur l'American bar association dont les membres proposent localement aide et appui juridiques. S'agissant spécifiquement des avocats, on peut noter qu'il y a encore de nombreux avocats dans le monde parlant français et formés au droit continental et qui peuvent être au coeur de la promotion de ce droit. Nous devons donc orienter notre stratégie autour de la coordination des actions et d'utilisation des experts les mieux ciblés. Utilisons ainsi les professionnels des professions juridiques, du bâtiment ou des associations.
Je vais envoyer, au nom de la commission des Affaires européennes, un courrier à MM. Emmanuel Macron et Laurent Fabius pour leur demander d'appuyer l'implantation en France du centre d'excellence de formation sur les grands projets d'infrastructures.
Dans le rapport dont j'avais été chargé il y a quelques années sur l'enseignement du français à l'étranger, il était noté, outre une baisse des crédits, un changement de paradigme. En effet, une des particularités des lycées français a, pendant longtemps, été de viser à la formation des élites intellectuelles des pays d'accueil. Ainsi, en Espagne pendant la période franquiste, le lycée français de Madrid formaient les élites espagnoles. Ces lycées ont ensuite dérivé de cet objectif de formation des élites politiques et économiques pour accueillir les Français de l'étranger et les enfants de fonctionnaires ou de diplomates français. En conséquence, on constate qu'à partir d'un certain âge, les jeunes étrangers ne parlent plus le français. Par ailleurs, après cette formation secondaire en français, coûteuse pour les autorités françaises, les jeunes étrangers se tournent, pour leurs études supérieures, vers des universités américaines ; c'est ainsi le cas du Liban où les jeunes, après avoir étudié au lycée français, vont à l'université américaine de Beyrouth.
Je voudrais insister sur l'insuffisance de la présence française dans les directions et les postes clés de l'administration européenne.
L'instabilité juridique et fiscale qui a cours en France est en effet très préjudiciable et décourage les investisseurs étrangers et les entreprises françaises. Cette instabilité est-elle comparable ou de façon criante, plus importante dans les pays tels que l'Allemagne ou la Grande Bretagne ?
Cette instabilité est bien supérieure en France. En Grande Bretagne par exemple, les règles faites pour attirer les investissements immobiliers sont stables. Mon propos n'est pas de porter une appréciation sur les lois et normes en vigueur mais de dire que lorsque les règles changent trop souvent, les investisseurs s'en vont pour ne plus revenir. Les investissements internationaux mettent en jeu de telles sommes que les investisseurs ne veulent pas d'incertitudes sur les gains comme au casino…
Je voudrais terminer en disant, en tant que rapporteur du Conseil économique, social et environnemental, toute l'importance que nous attachons au travail parlementaire et à votre capacité à faire en sorte que le droit soit considéré comme un vecteur d'influence. Faisons en sorte, ensemble, qu'il soit utilisé pour que les atouts de notre pays soient valorisés et que la France en sorte renforcée.
La séance est levée 9 h 45