Intervention de Hubert Védrine

Réunion du 13 novembre 2013 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, et de M. Lionel Zinsou, président de PAI Partners, sur les relations économiques franco-africaines :

Le ministre de l'économie et des finances, Pierre Moscovici, nous a demandé de réfléchir à l'état des relations économiques entre la France et l'Afrique et à leurs perspectives. Notre approche est donc strictement économique : nous n'avions pas mission de réfléchir au bilan des controverses des dernières années relatives à la "France-Afrique", ni aux relations diplomatiques France-Afrique. Notre travail se poursuit. La date butoir qui nous est fixée est celle du Sommet de l'Élysée de début décembre consacré à la sécurité et à la paix en Afrique.

Notre diagnostic recoupe de nombreuses autres analyses : quelques cas particuliers mis à part, les entreprises françaises ont perdu beaucoup de parts de marché, depuis vingt ans, dans cette Afrique francophone où elles étaient historiquement très implantées. En même temps nos entreprises n'ont pas encore réussi à décoller en Afrique anglophone ou en Afrique lusophone, mis à part Total en Angola, et le groupe Bolloré en Afrique de l'Est. Ces grands groupes exceptés, les parts de marché des entreprises françaises restent très faibles. Pourquoi ? Nous avons analysé les causes de cette situation.

Pendant que nous demandions sans fin en France s'il était moral de continuer à avoir une "politique africaine" dans les pays où la France était historiquement très bien implantée, de nombreuses puissances ont développé une politique africaine. C'est manifeste de la part de la Chine, de l'Inde, du Brésil (souvent anti-françaises, au moins dans la rhétorique) et d'autres. Pour l'instant, il n'y a presque plus de politique russe en Afrique mais cela changera peut-être. La politique américaine existe, avec comme priorité la sécurité. Ces politiques sont utilitaristes : les puissances qui les mènent ne s'intéressent pas à "l'Afrique" en tant que telle, elles se demandent où sont leurs intérêts vitaux en Afrique et où, par exemple, leur sécurité est engagée, par exemple en Somalie et, au-delà, sur la circulation maritime vers le canal de Suez. On note encore des politiques africaines turque, israélienne, ou encore celles menées par plusieurs Émirats.

Le paradoxe est donc que la France, toute à ses controverses sur sa politique africaine, est restée à l'écart d'un mouvement de fond. Les Occidentaux ont perdu globalement leur monopole de pouvoir et d'influence sur le monde, la concurrence s'est généralisée et, même en Afrique, des États conduisent maintenant des politiques ambitieuses, souvent en rivalité entre eux. C'est le cas de l'Afrique du Sud, du Nigeria et de certains pays du Maghreb. Le Maroc mène ainsi une politique africaine très dynamique, conçue à l'origine pour contrebalancer l'influence diplomatique algérienne mais qui est devenue économique. Ainsi, la Royal Air Maroc, les banques marocaines et l'Office Chérifien des Phosphates ont-ils tous une stratégie africaine ambitieuse, qui visait à l'origine l'Afrique de l'Ouest, et qui s'est ensuite élargie.

Concernant l'avenir de l'Afrique, certains se déclarent « afro-optimistes ». Un débat se poursuit au sein de notre Commission à ce sujet. Et de fait, en raison de sa population, des ressources prodigieuses de son sous-sol et de l'amélioration, en dépit de tout, du niveau de vie des peuples et de la gouvernance, le potentiel de l'Afrique est considérable ; certains pays partis de très bas, telle l'Éthiopie, deviennent des pré-émergents ! Toutefois, la plupart des pays africains n'ont pas encore réussi à transformer une économie « de sous-sol » et de rente, en une économie durablement développée. Le même constat vaut d'ailleurs pour la Russie, qui ne parvient pas à transformer les produits de la vente du gaz et du pétrole en une économie moderne.

On peut avoir des points de vue contrastés sur l'Afrique. Mais les considérations sur le grand potentiel du continent l'emportent. Nous avons distingué, pour établir notre bilan, les zones d'influence traditionnelles où nous avons perdu du terrain, des autres ; mais lorsqu'on réfléchit au potentiel futur de l'Afrique, ce clivage n'est pas opérationnel.

Dans les pays dans lesquels nous avons perdu du terrain, la concurrence nouvelle n'explique pas tout. Beaucoup d'entreprises françaises, qui y étaient traditionnellement présentes, se considéraient en terrain conquis, et jugeaient que les marchés devaient leur revenir automatiquement ou invoquaient des raisons telles que « Nous avons rendu service aux Africains sur tel point ou sur tel autre (la sécurité), ils doivent nous renvoyer l'ascenseur ». Rien ne se passe plus de la sorte : désormais, les Africains nous mettent aussi en concurrence. Cependant nos interlocuteurs africains nous ont aussi fait comprendre qu'ils n'ont aucune envie de se retrouver en tête-à-tête avec les Chinois.

Nous avons constaté un fort intérêt pour l'état d'esprit qui anime notre commission, très éloigné des convulsions franco-françaises sur la politique africaine ; ils souhaitent que l'on prenne l'Afrique telle qu'elle est et, plus encore, telle qu'elle sera. Dès lors, les Africains sont très contents que nos entreprises soient présentes sur le continent et, si elles parviennent à devenir plus compétitives, à concurrencer celles des autres pays. En revanche, la restauration des chasses gardées historiques de la France est inenvisageable.

Nous avons centré nos travaux sur les entreprises, sur ce qui les conduit à être présentes ou non en Afrique, à y investir ou non et sur ce qui favorise le succès de leur développement. Notre rapport posera un diagnostic qui ne comportera pas de révélation pour les spécialistes, mais il n'est pas inintéressant que les choses soient dites ainsi de façon synthétique et claire. Nous présenterons aussi des préconisations aux autorités françaises et aux entreprises pour améliorer notre présence en Afrique – ce seront des recommandations d'ordre administratif, technique, fiscal et financier – ; ainsi que des suggestions à nos partenaires africains, pour débattre ensemble, par exemple sur l'avenir de la zone franc, une question qui concerne eux et nous. Il ne s'agit pas de nous poser en donneurs de leçons, mais de réfléchir à partir de nos intérêts croisés. Tel est l'état d'esprit dans lequel a travaillé la commission.

Notre rapport sera rendu public selon un calendrier qui sera déterminé en fonction de la préparation du Sommet de l'Élysée des 6 et 7 décembre et qui sera précédé le 4 d'une journée consacrée à l'économie, à laquelle participeront des chefs d'Etat, les ministres compétents, des financiers et des banquiers. Le Sommet proprement dit sera consacré en premier lieu à la sécurité en Afrique et à l'économie.

Je le redis, nous n'avions pas à traiter les questions spécifiquement politiques ou de sécurité, dont je connais l'extrême importance. Tel n'était pas notre mandat. Cela nous a permis de nous projeter dans l'avenir pour repenser le partenariat futur entre la France et l'Afrique. Il aura bien sûr des conséquences politiques selon la politique économique menée et selon que nos entreprises réussiront ou échoueront. À cet égard, un sujet de grande importance demeure en suspens que nous mentionnons sans trancher car cela ne relève pas de nous : celui de la facilitation des visas économiques. Nos préconisations à cet égard seront claires, mais la suite qui leur sera donnée dépendra de l'arbitrage gouvernemental, et bien sûr donc aussi du Quai d'Orsay et du ministère de l'intérieur.

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