Comme trois autres membres de la commission, je suis binational : complètement français et complètement africain, puisqu'à la fois citoyen français – et fonctionnaire en disponibilité – et citoyen béninois. Je prendrai le point de vue africain pour donner un regard sur l'enrichissement considérable possible des relations, notamment économiques, entre l'Afrique et la France.
D'abord, l'Afrique se pense vraiment une. J'avais été auditionné par M. Noël Mamère alors qu'il élaborait son rapport consacré à la présence française en Afrique anglophone. Il souhaitait savoir si j'estimais la présence française dans cette région suffisante ; la réponse est probablement « oui » en termes d'investissements et de capital sur place, car cette présence est plus significative qu'on ne le pense. Mais l'Afrique ne se demande pas si elle est francophone ou anglophone : elle se pense une. Il existe maintenant des groupements de pays africains qui font que la fragmentation du continent en 54 États a perdu de sa signification : l'Afrique commence à se rassembler en zones monétaires, en unions douanières et en zones de développement concerté. La région africaine qui se développe déjà à un rythme impressionnant est le corridor reliant Lagos à Abidjan, qui va devenir une mégalopole à cheval sur cinq États. Les entreprises multinationales s'intéressent à cet ensemble de près de 100 millions d'habitants, anglophones et francophones, au potentiel considérable, dont la croissance moyenne est déjà à deux chiffres dans certaines agglomérations, et en tout cas jamais inférieure à 8 % pour cette bande du littoral d'Afrique occidentale. Il en est de même en Afrique de l'Est, où le rassemblement de l'Ouganda, de la Tanzanie et du Kenya, prolongé par l'Éthiopie et le Rwanda est en passe de devenir une entité unique dans laquelle la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux se fait beaucoup plus facilement. Il faut donc raisonner en des termes différents de ceux qui ont prévalu quand la Conférence de Berlin de 1885 a défini les frontières sur le continent.
Dans ce cadre, les langues sont une richesse plus qu'autre chose, et l'on trouve toujours le moyen de se parler, que ce soit en français, en anglais, en yoruba ou en créole mâtiné de l'une ou l'autre langue. En bref, il n'y a plus aucun obstacle à la communication et de nouvelles entités régionales se forment, mais l'Afrique est une. L'obsession marocaine, la préoccupation tunisienne et un axe majeur du développement économique égyptien, c'est tout ce qui se passe au sud du Sahara. Des échanges multiples sont possibles entre la France et l'Afrique subsaharienne par l'intermédiaire des pays du Maghreb. C'est déjà la réalité en matière bancaire, puisque les banques marocaines sont devenues les premières banques de la zone franc, devant les banques françaises ; c'est aussi une réalité en matière de transports, d'exportations des produits manufacturés et surtout d'hommes. Ce disant, je parle aussi bien de l'influence que peuvent avoir les oulémas marocains sur l'islam de l'Afrique de l'Est que de la formation des ingénieurs des télécommunications. Comme chacun le sait, une révolution des télécommunications s'est produite en Afrique, que l'on peut interpréter comme une métaphore de l'explosion de la croissance africaine. Cette révolution s'est faite avec des Africains dont beaucoup ont été formés par Maroc Télécom, davantage qu'à Palaiseau, mais avec un ensemble de normes techniques très proche. En résumé, l'Afrique se veut une, mais elle se regroupe, de manière pragmatique, en ensembles économiques pertinents.
Ainsi, la Communauté des États d'Afrique occidentale (CEDEAO) a montré être un acteur politique important au moment de l'affaire malienne. C'est qu'elle rassemble 300 millions d'habitants et a un produit intérieur brut de 300 milliards de dollars, une dimension pertinente pour les marchés et, demain, pour l'industrialisation. Ces chiffres sont très éloignés de ce que serait l'addition de forces isolées. Pour ne donner qu'un exemple, le seul Bénin, avec ses 10 millions d'habitants et un PIB de 6 milliards de dollars, ne peut rien construire en matière industrielle. La CEDEAO, union douanière, a, elle, la taille critique. Les entreprises françaises doivent s'intéresser à l'émergence de ces groupements de pays ; les grands groupes commencent de le faire, mais c'est moins facile pour les PME. Nous devons montrer ce qu'est la réalité africaine aujourd'hui : un continent unique, qui regroupe déjà des marchés fragmentés au sein d'entités régionales fortes.
Tout ce que la France fait déjà et tout ce qu'elle peut faire de plus pour encourager cette gouvernance complexe sera bienvenu. Cela revient à faire converger les normes et les politiques communes, comme l'a fait l'Union européenne, mais avec des pays qui ont commencé de le faire depuis beaucoup moins longtemps et qui ont été séparés pour de multiples raisons. C'est compliqué, et tout ce que nous pouvons faire pour encourager cette nouvelle gouvernance doit tenir compte aussi de ce que l'Afrique se revendique comme une – une revendication fondamentale cinquante ans après la création de l'Union africaine – mais aussi efficace et pragmatique dans ses regroupements régionaux.
On doit pouvoir rendre le développement de l'Afrique plus inclusif et plus durable, et la France porte ses valeurs. La croissance africaine est incontestablement très forte. Cela a longtemps été nié, mais le consensus se fait à présent pour l'admettre ; en réalité, compte tenu des activités informelles, tous les économistes concernés considèrent que la croissance africaine est même sous-estimée. Être « afro-optimiste » est maintenant dans l'air du temps alors que, quand le terme « afro-optimisme béat » a été inventé par un journaliste, il y a dix ans, c'était par dérision : « Quelle cécité ! Ne voyez-vous rien des pandémies persistantes, de l'augmentation de la misère, de la mauvaise gouvernance, de la corruption ? ». Aujourd'hui, il faut admettre que la croissance économique de l'Afrique, depuis quinze ans, est forte, soutenue, qu'elle s'accélère, et surtout qu'elle est devenue endogène. Ne le serait-elle pas que l'Afrique aurait pris de plein fouet la crise de 2009. Or, cette année-là, son PIB a augmenté de quelque 3 %. Mieux : en 2012, alors que l'Union européenne – qui est de l'Afrique le principal bailleur de fonds, le principal client et le principal fournisseur, celle, aussi, qui permet à la diaspora africaine ces retours d'épargne fondamentaux pour la croissance africaine –, est en crise, la croissance de l'Afrique s'accélère : selon le FMI, elle va passer de 4 % à 6 % en 2014. En d'autres termes, c'est désormais un cliché d'attribuer la croissance de l'Afrique à ses matières premières : la croissance est devenue endogène, elle est due à la consommation de la classe moyenne africaine. L'Afrique est devenue un grand marché – pas très grand sans doute, puisqu'il représente 3 % des débouchés mondiaux, mais un marché croissant, ce qui est important pour les entreprises, notamment françaises.
Mais cette croissance indubitable n'est pas forcément un développement. La croissance per capita est réelle : même avec une croissance démographique de 2,8 % à l'échelle du continent, on peut distribuer les fruits de la croissance lorsque la richesse augmente de 6 %. Mais l'enrichissement par tête doit être corrigé des inégalités, de l'impossibilité de faire entrer les jeunes sur le marché du travail et d'une place accordée aux femmes inégale selon les lieux. Ainsi, au Bénin, la société est matriarcale dans le Sud animiste et chrétien, mais des problèmes d'inclusion des femmes se posent au Nord qui est plus proche de la tradition musulmane. D'autre part, la question lancinante de l'inclusion des jeunes sur le marché du travail est un problème politique majeur, qui provoquera des révolutions ailleurs que dans les pays arabes : il y en aura en Afrique subsaharienne où les chances d'accès à l'emploi des jeunes est inversement proportionnelle à leurs diplômes, alors que les diplômés sont de plus en plus nombreux.
Le développement en Afrique doit être inclusif et la France porte ces valeurs. L'image des entreprises françaises est très grandement améliorée au regard de ce qu'elle était à l'époque « impériale » – selon le mot de Jacques Marseille, « impérialiste » selon le terme des intellectuels des années 1960 et 1970. Les entreprises françaises se sont fait la réputation d'être porteuses de la responsabilité sociale et environnementale ; d'ailleurs, les projets qui peuvent bénéficier de l'aide française au développement doivent désormais comporter des composantes environnementales. Or, l'Afrique est désormais capable de grands progrès en matière de nutrition mais son agriculture devra être doublement verte. Une révolution agricole sera nécessaire parce que l'agriculture africaine a souffert d'une incroyable pénurie de capitaux due à la politique de la Banque mondiale et à la philosophie qui sous-tendait l'aide multilatérale. Cela doit changer radicalement. Mais cette révolution à venir créera des problèmes environnementaux dans un contexte de dérèglements climatiques destructeurs. Nous appuierons les entreprises françaises qui, en matière d'urbanisation ou d'agriculture, portent des valeurs et des méthodes propres. Elles ont une offre adaptée, qu'il faudra regrouper et faire interagir avec les ONG, les ONG locales et les collectivités locales. En effet, dans ce que la France fait le mieux, il y a coopération territoriale décentralisée, très efficace en termes de gouvernance et, parce que la population locale exerce un contrôle permanent, beaucoup moins menacée par la corruption que ce qui peut parfois s'observer au niveau des États. Notre rapport comportera des propositions à ce sujet.
Des progrès doivent être accomplis en matière de financements. Même si la révolution en cours depuis une quinzaine d'années tient pour beaucoup au fait que l'Afrique est mieux financée qu'elle ne l'a été pendant longtemps – grâce à l'aide publique, au désendettement qui a fait chuter sa dette publique à 25 % de son PIB au lieu des 125 % du début des années 2000, et à la diaspora qui apporte à l'économie africaine un financement égal à celui de l'aide publique au développement –, l'Afrique continue d'avoir besoin de capitaux, car la couverture des besoins suppose le développement de secteurs très intensifs en capital. Nous proposerons donc des mesures techniques, qui commencent à faire consensus mais pour lesquelles la France pourrait être pionnière et sur lesquelles les entreprises françaises ont beaucoup à apporter.
Le secteur d'activité le plus intensif en capital est l'agriculture, le besoin principal ; le deuxième est celui de l'énergie. L'Afrique est en panne d'énergie pour une mauvaise raison – le manque d'investissement – et pour une bonne raison – la surchauffe économique : lorsque la croissance est de 5 % en volume, l'augmentation en valeur est de 12 % et la demande d'électricité croît de 15 %. Malheureusement, l'énergie est un secteur très intensif en capital, mais pas en travail, et il en est de même pour les infrastructures de la mobilité. On le sait, une révolution des télécommunications s'est produite, telle que l'on compte à présent 500 millions d'abonnés pour un milliard d'habitants en Afrique ; les projections laissaient envisager de 10 à 20 millions d'abonnés ! Mais les télécommunications sont si rentables et si vite rentables que l'on peut en financer les infrastructures sans recourir à des innovations financières. Cela n'est vrai ni pour la route ni pour les ports ni pour les centrales électriques ni pour l'hydraulique ; là, il faut prendre en compte toutes les externalités, ce qui entraîne de multiples complications. C'est pourquoi nous ferons des propositions relatives aux secteurs correspondant aux besoins les plus urgents, secteurs qui permettront que l'Afrique passe de la croissance au développement inclusif.