Intervention de Lionel Zinsou

Réunion du 13 novembre 2013 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Lionel Zinsou, président de PAI Partners :

Les questions posées, parce qu'elles reflètent de fortes convictions, sont beaucoup plus intéressantes que les réponses qu'elles appellent. Oui, c'est une erreur stratégique d'avoir délaissé l'Afrique, mais c'était aussi probablement pour la France et les entreprises françaises une manière d'affirmer leur modernité : le passé impérial est une chose, mais la croissance économique se jouera ailleurs, l'Europe de l'Est et l'Asie sont prioritaires… Cette approche a peut-être valu davantage en France que pour des pays qui n'avaient pas de passé colonial ou pour des pays du Sud qui se sentent une solidarité avec l'Afrique pour ne pas avoir été des puissances coloniales. Cela dit, il est un délaissement bien plus grave : le fait que les organismes multilatéraux aient désarmé les financements de l'agriculture africaine. Jim Yong Kim est d'ailleurs en train de faire une revue stratégique des politiques de la Banque mondiale qu'il préside. La France doit peser dans la réflexion en cours sur le redéploiement des aides pour retrouver les vraies priorités ; elles sont forcément d'ordre agricole, liées à la nutrition, à la sécurité alimentaire, à la transition énergétique et à la préservation de l'environnement.

Oui, le financement en capital des PME est le chaînon manquant qui permettrait le développement d'une économie endogène inclusive. Notre collègue Jean-Michel Severino s'est lancé à corps perdu dans le financement du capital investissement de PME africaines ; il fait oeuvre de pionnier et ses initiatives seront soutenues dans le rapport. La question a aussi été posée de savoir si la collecte massive d'épargne de la diaspora africaine – 60 milliards de dollars – ne permettrait pas la création de plus nombreuses petites entreprises locales si elle était mieux organisée. Certaines banques, marocaines et sénégalaises notamment, ont commencé cette intermédiation financière, mais elle est encore balbutiante. Actuellement, ces fonds financent plus de logements et d'aide à la consommation, au demeurant très nécessaires, que d'emplois, mais la tendance est bien à rendre ces flux plus productifs. Le micro-crédit, responsable à lui seul d'un point de la croissance africaine, a une importance fondamentale. Mais quand une PME de 10 personnes a besoin de 50 000 euros pour décupler le nombre de ses employés, c'est trop pour du micro-crédit, qui s'arrête en deçà du micro-capital. Une réflexion approfondie est nécessaire à ce sujet.

Comme d'autres pays africains, Madagascar a eu le malheur de subir une révolution plaquée de l'extérieur. Comme cela fut le cas dans d'autres pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale, ce régime a passablement détruit son économie et un peu son système éducatif, gâchant ainsi une partie de ses chances immenses. Reste aussi en suspens la question du « vouloir vivre ensemble ». Je ne sais si c'est le pays à propos duquel il faut être le plus optimiste, bien que ses capacités de croissance soient très fortes et qu'il soit situé dans une zone au moins aussi dynamique, sinon davantage, que la zone Atlantique. Pour Madagascar, l'aide internationale est vraiment cruciale. Cela étant, on constate un progrès de la règle de droit. Certes, les élections ne sont pas toujours la démocratie – mais quand il n'y en a aucune, chacun sait à quoi s'en tenir ! Peut-être les deux candidats qui s'affronteront à Madagascar ne sont-ils que l'ombre de ceux qui auraient dû se présenter, mais il y aura quand même un renouvellement du personnel politique. D'une manière générale, la règle de droit progresse partout – et, comme vous l'avez souligné, le capital et le travail ne sont pas les seuls facteurs de production, il y a aussi la culture et la règle de droit, sujets que la France porte assez naturellement.

La réflexion sur les objectifs du millénaire après 2015 est plutôt du ressort de Jean-Michel Severino. Une bonne surprise : un plus grand nombre de pays que prévu – Ethiopie et Niger compris – atteignent un nombre d'objectifs plus important que prévu. C'est une satisfaction, mais cela ne suffit pas. Prenons pour exemple la réduction de la pauvreté extrême, objectif central. Certains pays inattendus se rapprochent de cet objectif, mais comment cette évolution se traduit-elle sur le plan social ? Au Bénin, la pauvreté diminue, mais les pauvres sont de plus en plus nombreux. Il faut dynamiser les objectifs pour réduire et la pauvreté et le nombre de pauvres, car la croissance démographique change tout. Au moment de l'indépendance, le Bénin comptait un tout petit peu plus de 2 millions d'habitants, dont les deux tiers vivaient au-dessous du seuil de pauvreté. Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'un tiers. C'est un immense succès qui induit l'effondrement du taux de mortalité infantile, l'amélioration des rations caloriques, l'alphabétisation de 90 % des enfants. Mais, depuis l'indépendance, la population béninoise est passée de 2 à 10 millions d'habitants. Il en résulte que, alors même que le taux de pauvreté a été divisé par trois, un tiers de ces 10 millions de personnes forme une cohorte d'exclus deux fois plus nombreux que ne l'étaient les deux tiers d'une population de 2 millions d'individus. En d'autres termes, les objectifs du millénaire doivent être incarnés, il faut mesurer ce que cela signifie sur place. Être « afro-optimiste » en Afrique est une situation impossible, comme l'ont souligné les orateurs qui se sont déclarés « d'abord afro-réalistes ». Il ne s'agit pas de nier l'évidence : le plus grand bidonville du monde se trouve à Nairobi, le deuxième à Lagos, et les bidonvilles de Cotonou ne cessent de grossir. Mais, je l'ai dit, cela ne signifie pas l'absence de progrès. Les objectifs du millénaire doivent être pensés dans leurs deux composantes car il est bien de réduire la pauvreté, mais si, dans le même temps le nombre de pauvres, loin de décliner, s'accroît, des problèmes politiques insolubles ne vont pas tarder à surgir.

Il faudra notamment créer des millions d'emplois pour la jeunesse – et des emplois industriels. En effet, la révolution agricole à venir conduira, comme ce fut le cas dans la France d'après 1945, à la fois à un enrichissement considérable du continent et à un exode rural massif, car les agricultures très riches se font sans bras. Les organisations régionales donneront la taille de marché nécessaire à l'industrialisation qui créera les emplois et qui permettra notamment l'entrée dans l'emploi des personnes non qualifiées.

L'Afrique a créé une organisation en vue de son union, qui est en construction progressive. Je n'ignore ni le tribalisme, ni l'artifice des frontières, ni la multiplicité des langues. Il n'empêche : la France a obtenu les voix de 52 États africains, deux États s'abstenant, pour que l'Union africaine soumette au Conseil de sécurité de l'ONU la résolution qui a permis l'intervention au Mali – et le Sud-Soudan a voté comme le Soudan. Certes, cette construction est complexe, mais le coût de l'absence d'union est aussi élevé pour l'Afrique que le serait celui de la « non Europe » pour les pays membres de l'Union européenne. C'est pourquoi l'Afrique se dote d'organisations régionales pragmatiques qu'il ne faut pas ignorer tout en essayant de faire l'unité du continent sur certains plans.

L'appareil diplomatique français est, dans l'ensemble, assez exceptionnel, et extraordinairement dévoué, notamment aux entreprises maintenant.

Les coopérations décentralisées sont d'une extrême qualité, et elles n'ont pas été remises en cause par temps de crise. Les partenariats d'école à école et l'action des maisons familiales rurales témoignent d'une générosité des populations et d'une solidarité qui doivent être appréciées à leur juste mesure au regard de certaines manifestations de racisme. Leurs résultats sont enthousiasmants. Cette forme de coopération, dans laquelle la France est très en avance, est complémentaire de celle de l'État, qui la favoriserait en jouant un rôle de facilitateur et de coordinateur. Ces coopérations ne sont pas encore quantifiées.

Oui, les entreprises françaises connaissent un problème de financement des projets à l'export, et pas seulement vers l'Afrique, alors que la Chine finance ces projets abondamment, très rapidement et très efficacement – mais non sans demander de très pesantes contreparties. Elle finance les équipements et les infrastructures dont les États ont tellement besoin à des taux convenables – encore qu'ils soient globalement supérieurs aux taux de l'aide française au développement et de l'aide multilatérale – mais, en contrepartie, elle sort d'un environnement concurrentiel normal pour l'acquisition des ressources naturelles des pays concernés. Il vaut mieux, et de beaucoup, passer un appel d'offres pour financer un port en eau profonde et la voie ferrée allant jusqu'à la mine, puis un appel d'offres distinct pour attirer des capitaux vers la mine, que de passer un accord global en quelques mois, qui sera apprécié pour sa rapidité car il donnera des résultats électoralement bénéfiques mais qui aura pour effet que le pays aura aliéné ses ressources naturelles pour de la roupie de sansonnet. On peut certes critiquer la France et les organisations multilatérales de mettre trois ans à définir des accords que la Chine conclut en trois mois, mais cette vision de court terme conduit à des accords ruineux à long terme, ce que l'on ne dit pas suffisamment.

Il serait inacceptable pour les États africains d'en revenir aux aides liées. Toutefois, dans les faits, la Chine et les pays non membres de l'OCDE pratiquent bel et bien l'aide liée, ce qui donne aux entreprises françaises l'impression d'un biais anti-concurrentiel. Pour autant, rien n'empêche d'inclure dans les appels d'offres des clauses relatives aux normes sociales et environnementales qui, de fait, redonnent leurs chances à ceux qui ne sont pas les moins-disant financièrement mais qui sont mieux-disant sur ces plans. Est-ce indifférent pour les populations ? Aucunement ; c'est au contraire fondamental. Partout, en Afrique, on assiste à des grèves et à des rebellions contre ceux qui, après avoir emporté des marchés parce qu'ils sont les moins-disant sur le plan social, ne créent pas d'emplois puisqu'ils importent et la main d'oeuvre et toutes les consommations intermédiaires. La Chine est en train de s'aliéner les opinions publiques africaines : faire venir la main d'oeuvre, parfois carcérale, dans des pays où la question de l'emploi est fondamentale, est insupportable.

Il en va de même pour le respect de l'environnement et pour les droits fondamentaux, dont celui de l'accès à la terre – une question de fond dans l'immense majorité des régions d'Afrique qui n'ont pas pour tradition le respect du droit des femmes à l'accès à la propriété. Mais il y a pire que cela : on peut exproprier les populations pour créer des latifundia. On connaît des exemples chinois, coréens, saoudiens et indiens – mais dans ce dernier cas, les choses sont plus ambiguës – malheureux, en Éthiopie et surtout à Madagascar, qui a ainsi été ravagé. C'est revenir aux compagnies concessionnaires et presque au travail forcé – pratique abhorrée qui, après l'esclavage, a fait le plus grand nombre de victimes sur le continent – sans parler des conséquences de ces cultures industrielles sur l'écosystème local. La France, en mettant l'accent sur les normes sociales et environnementales, récupérera probablement une part de certains appels d'offres et elle ramènera des gens à la raison en faisant la promotion de projets respectueux des populations. Il est insensé de penser que l'on assure sa sécurité alimentaire dans le Golfe persique ou en Chine, avec une sorte d'obsession de l'approvisionnement, en reconstituant le système des compagnies concessionnaires de la fin du XIXème siècle.

L'Afrique est-elle en train de devenir l'atelier du monde ? On en voit les prémices là où la Chine a décidé que cela commencerait : en Afrique de l'Est, là où se sont ouvertes les premières zones franches sur la côte de l'Océan indien, avec les premières organisations de milliers de salariés délocalisés en Ethiopie. C'est une forme de l'atelier du monde qui créera de nombreux emplois industriels ; mais le modèle retenu – l'importation des matières premières et le retour des produits finis vers le pays initiateur du projet – peut être porteur de croissance, mais non de développement. Ce qui le sera, c'est la couverture des besoins de proximité et des besoins d'équipement des classes moyennes : l'Afrique sera d'abord l'atelier d'elle-même, et c'est ce qui se passe dès maintenant, partout, qu'il s'agisse d'agro-alimentaire, de matériaux de construction ou de produits pharmaceutiques.

L'Afrique atelier du monde est aussi en préparation dans les pays qui, tels le Maroc ou la Tunisie, ont de 10 à 15 ans d'avance. Avec Safran, Renault, Aerolia, on assiste au début du partage de la chaîne de valeur ajoutée et à l'émergence du concept de co-localisation. Trois formes d'ateliers du monde sont en gestation. La première est une exploitation invraisemblable, rudimentaire, nombreuse et prédatrice. La deuxième est un modèle beaucoup plus sain, endogène et national, assorti à un grand développement des capitaux locaux et dans lequel les entreprises françaises ont heureusement leur place. Mention a été faite de l'impôt et du secteur informel ; les États ne peuvent lever l'impôt parce que l'activité est, précisément, trop informelle ; elle se formalisera progressivement ; quant aux États, ils doivent comprendre, et certains l'ont fait, qu'il faut offrir des services aux entreprises avant de commencer à les ruiner en impôts et en bureaucratie. Mais, déjà, l'atelier du monde porteur de développement est partout en Afrique. Enfin, l'atelier du monde du troisième type, c'est la co-localisation, déjà présente au Nord et au Sud du continent et qui ne fait que s'amorcer dans la zone intertropicale.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion