Intervention de Olivier de Mazières

Réunion du 23 mai 2016 à 14h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Olivier de Mazières, chargé de l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme, EMOPT :

Je commencerai par quelques mots rapides pour mettre en perspective la création de l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme.

Quel était le contexte historique ? Cette institution a vu le jour le 1er juillet 2015, sur la base d'une instruction du ministre de l'intérieur. Cette instruction n'avait pas seulement pour objet de créer l'état-major, puisqu'elle redéfinit complètement le suivi des personnes radicalisées sur le territoire national en confiant d'abord aux préfets de département un rôle pilote dans ce domaine.

Si j'ai parlé de contexte historique, c'est parce que l'on se situe dans les jours qui ont immédiatement suivi l'affaire de Saint-Quentin-Fallavier, qui s'est déroulée le 26 juin 2015 et au cours de laquelle un individu, M. Salhi, a décapité son employeur, s'est livré à une mise en scène photographique, puis a tenté de se faire exploser en heurtant des citernes de gaz dans son entreprise. Il est apparu en effet que cet individu avait été repéré par les services plusieurs mois auparavant, alors qu'il résidait dans le département du Doubs, qu'il s'était ensuite déplacé en Isère et qu'il avait été perdu par les services à l'occasion de ce déplacement.

En réaction à cette affaire, et d'une manière plus générale, le ministre de l'intérieur a donc souhaité revoir le dispositif de suivi des radicalisés sur le territoire national, notamment pour en garantir la traçabilité. L'objectif premier de cette réforme vise à s'assurer que chacun des individus repéré comme radicalisé et susceptible de passer à une action violente est pris en charge et suivi par un service chef de file bien identifié, et le cas échéant par des services cotraitants.

Le deuxième objectif est de pouvoir procurer, au premier chef à l'autorité politique, une cartographie la plus complète possible de la radicalisation sur le territoire français. Auparavant, ce n'était pas le cas puisque les individus radicalisés pouvaient faire l'objet d'un suivi par les services de renseignement, ou d'un suivi au niveau local. Enfin, une troisième composante existait déjà au début du mois de juillet 2015 : la plateforme nationale, qui permet des signalements, soit par téléphone, soit par internet et qui est gérée par l'UCLAT.

Il s'agissait, avant tout, de mettre en place une organisation au plus près du terrain, qui permette une circulation de l'information et un décloisonnement du travail de suivi entre les services. C'est une révolution copernicienne pour nombre d'entre eux, à commencer par la DGSI, qui n'avait pas forcément l'habitude de partager ses objectifs avec les préfets ou les autres services intervenant sur le territoire.

Cette méthode de partage de l'information repose sur deux outils principaux :

Premier outil : les groupes d'évaluation départementaux. C'est une structure qui réunit autour du préfet, et sous sa présidence, l'ensemble des services qui ont à connaître de la problématique des radicalisés susceptibles de passer à l'action violente. Se retrouvent donc autour de la table : le représentant départemental ou interdépartemental de la sécurité intérieure, le représentant départemental ou régional de la police judiciaire, le représentant départemental de la gendarmerie nationale et le représentant départemental du service du renseignement territorial. Dans la pratique, au fil des mois, d'autres services ont fini par s'agréger à ce premier cercle. Je pense principalement à l'administration pénitentiaire et à la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD).

Ces groupes d'évaluation se réunissent à un rythme hebdomadaire pour passer en revue l'ensemble des personnes signalées dans le département et mettre à jour les informations les concernant. Lorsque ce sont de nouveaux entrants, on détermine le service chef de file qui est chargé de les surveiller.

Deuxième outil : une application nationale accessible, comme toutes les applications de sécurité du ministère de l'intérieur, sous le portail CHEOPS, et qui s'appelle le FSPRT. Je détaillerai un peu plus tard ce que contient ce fichier, puisque c'est effectivement le point dur de notre organisation, et le principal support de notre action.

Dans ce contexte, l'état-major que j'ai l'honneur de diriger depuis la mi-juillet est en quelque sorte la tête de réseau de cette organisation nationale. En réalité, il y a trois étages : les préfets de département, dont j'ai déjà parlé ; les préfets de zones de défense, à qui l'on confie un rôle de supervision, le cas échéant d'affectation de moyens supplémentaires, notamment dans les petits départements, et de détermination de priorités propres à la zone ou à telle ou telle région composant la zone ; et un niveau national, avec l'état-major.

Selon la lettre de mission qui m'a été confiée par le ministre le 12 octobre 2015, le rôle de l'état-major consiste à « veiller au caractère effectif et cohérent du dispositif, proposer les axes d'effort, et informer le ministre ». Dans ce cadre, nous nous sommes organisés en trois pôles.

Premier pôle : le « suivi qualité » du fichier. J'ai une petite équipe de cinq personnes, dont le travail est d'analyser ce fichier quotidiennement, de s'assurer qu'il est régulièrement mis à jour et que les informations qui y figurent sont fiabilisées, notamment lorsque les individus sont dans une situation de mobilité, d'un département à un autre ou d'une zone de défense à une autre. On retrouve là le fait générateur initial de Saint-Quentin-Fallavier.

Le travail de ces personnes consiste également à extraire, à partir des données qui figurent dans ce fichier, une forme de cartographie de la radicalisation : cartographie géographique mais aussi en termes de risque et de menace prioritaire. Nous sommes notamment très vigilants sur les métiers que l'on qualifie de « sensibles », ce que j'appelle le « risque métiers ». En effet, certains individus, qui figurent dans ce fichier, ont des activités professionnelles dans le secteur des transports, des services publics, des entreprises au sens large (industrielles, stratégiques) et dans un secteur un peu mieux circonscrit mais auquel nous sommes très attentifs : les sociétés de sécurité privée.

Deuxième pôle : l'appui territorial. Il s'agit de se déplacer sur le terrain, dans le cadre d'une démarche d'explication, de motivation et de conviction : dialogue avec les préfets ; cadrage des organisations locales ; rappel des priorités nationales ; envoi de messages positifs aux services sur le terrain, pour qu'ils aient des retours sur leur travail et se rendent compte que celui-ci n'est pas absorbé dans une boîte noire mais qu'il est au contraire analysé et utilisé au niveau national ; enfin, recueil et diffusion des bonnes pratiques.

Troisième pôle : les liens avec les capteurs nationaux. Nous avons développé des relations avec des acteurs publics comme privés qui, dans leur domaine d'activité, peuvent être des capteurs de signalement, ou de vulnérabilité.

Dans le secteur public, ce sera très clairement le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN),compte tenu de sa compétence sur les points d'importance vitale ; ce peut être aussi le haut fonctionnaire dedéfense et de sécurité (HFDS) du ministère de l'écologie et du développement, notamment sur toute la problématique des sites Seveso, des centrales nucléaires et du transport de substances dangereuses ; c'est également la DPSD, puisqu'il existe un phénomène de radicalisation au sein des forces armées, qui doit être pris en compte ; c'est l'administration pénitentiaire dont j'ai parlé tout à l'heure ; c'est enfin le Conseil national des activités privées de sécurité pour ce qui concerne les vigiles.

Ce peut être encore des partenaires privés ou parapublics : SNCF, RATP, EDF, RTE, Air France ou Aéroports de Paris. Je pourrai, si vous le souhaitez, développer les modalités de travail que l'on a mises en place avec ces différentes institutions.

Enfin, nous sommes amenés à participer à certains travaux interministériels. Je pense aux groupes de travail aujourd'hui constitués par leSGDSN en matière de réforme du criblage.

Quelles sont les spécificités de l'état-major ? Je vais ainsi répondre à votre question sur l'articulation avec l'UCLAT.

Tout d'abord, l'état-major est rattaché au cabinet du ministre et n'appartient donc à aucune des grandes directions générales. Composé de manière interservices, il est constitué de douze personnes : outre son chef et une assistante, cinq binômes qui viennent respectivement de la DGSI, du service central du renseignement territorial, de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), de la préfecture de police de Paris et de la gendarmerie nationale. De ce fait, il a pour particularité d'être dirigé par un préfet, qui n'émane d'aucune de ces directions. Il s'agit bien entendu de cadres permanents.

Ces spécificités de l'EMOPT constituent autant de différences avec l'UCLAT : elle est rattachée à une direction générale, même si elle a un important travail de lien avec d'autres services, n'a pas une telle composition interservices, et est dirigée par haut fonctionnaire de police.

On relève deux croisements essentiels avec l'UCLAT :

Tout d'abord, c'est l'UCLAT qui assure la direction d'application du FSPRT. J'insiste sur ce point. Vous avez bien voulu dire dans votre propos introductif que le FSPRT était le fichier de l'EMOPT, mais ce n'était pas tout à fait exact, même si l'état-major en est un des principaux utilisateurs. Cela s'explique par des raisons historiques, que je pourrais développer.

Bien sûr, nous travaillons en lien étroit avec l'UCLAT. Par exemple, dans le cadre des déplacements que j'effectue et des remontées émanant des préfectures et des acteurs locaux, nous suggérons des évolutions du fichier. Celles-ci sont prises en compte par l'Unité qui demande ensuite au service informatique qui gère les applications de sécurité du ministère de l'intérieur, leSTSISI, de les mettre en quelque sorte « en musique ». Le 12 avril dernier, a ainsi été lancée laV8 du fichier, qui lui-même avait été mis pour la première fois en application le 15 octobre 2015. Cette dernière version est particulièrement importante puisqu'elle intègre un grand nombre de demandes des préfets et des utilisateurs locaux, notamment pour renforcer l'ergonomie de l'outil.

Par ailleurs, l'UCLAT est le gestionnaire de la plateforme nationale d'appel, le Centre national d'assistance et de prévention contre la radicalisation (CNAPR), qui est une des sources qui permettent d'alimenter le fichier et qui doivent être prises en compte par les préfets au niveau local.

De ce fait, Loïc Garnier, chef de l'UCLAT, et moi-même sommes en contact quasi quotidien. Il nous arrive de nous déplacer conjointement sur le terrain, même si c'est moins le coeur de métier de l'UCLAT que celui de l'EMOPT – mais quand je tiens des réunions dont je sais qu'elles vont avoir un aspect technique très prononcé, notamment sur le fichier, je lui propose de m'accompagner. De même, j'associe systématiquement l'UCLAT aux visioconférences que j'organise avec les préfets de zone – j'en ferai encore une cette semaine en présence du directeur de cabinet du ministre.

Faisons à présent un focus sur le FSPRT, comme vous l'avez souhaité, monsieur le président.

Tout d'abord, quelques chiffres. Au jour où nous parlons, le FSPRT, qui compte quatre statuts essentiels, contient environ 13 000 signalements actifs, dont une très grande majorité est prise en compte par un chef de file.

Il y a par ailleurs des signalements en cours d'évaluation : cela concerne les individus qui viennent d'être signalés, notamment par la plateforme d'appel, mais dont on n'est pas encore certain de la réalité de leur radicalisation. Il faut vérifier qu'il ne s'agit pas de dénonciations calomnieuses, d'erreur ou d'une mauvaise interprétation. Ce travail sur le terrain est généralement accompli par le renseignement territorial.

Enfin, plusieurs centaines de signalements sont, soit en veille, soit clôturés. Ces deux statuts assez proches sont relatifs à des individus dont on considère qu'ils ne présentent plus aujourd'hui de dangerosité. Nous avons le droit de les conserver dans la base pendant cinq ans.

Vous m'avez interrogé sur la répartition du travail entre les services.

La principale charge incombe au renseignement territorial pour 30 % des individus, et aux préfectures pour 30 % également. Sont ensuite concernées la sécurité intérieure, la préfecture de police, la gendarmerie nationale et la police judiciaire.

Comment se fait la répartition ? Le haut du spectre est presque le plus simple à traiter : il concerne les personnes identifiées comme présentant un niveau de risque élevé, qui vont relever de la sécurité intérieure.

Le bas du spectre, qui présente les signaux les plus faibles, principalement pris en charge par les préfectures. Cela signifie que ces individus font l'objet d'un traitement social ou para-social dans le cadre des cellules de prévention, qui se réunissent généralement de manière mensuelle dans les préfectures. Je reviendrai sur l'articulation entre prévention et action policière, car il est très important de souligner le continuum entre les deux.

La difficulté réside dans le milieu du spectre où l'on trouve des individus qui peuvent relever à la fois d'un travail social et d'un travail policier, qui peuvent passer du signal faible au signal fort rapidement. Ce fut le cas de Yassin Salhi, qui avait été initialement repéré parce qu'il fréquentait des mosquées salafistes et assistait à des prêches radicalisés. Il en fut de même d'Ayoub El-Khazzani, l'auteur de l'attentat manqué du Thalys.

Aujourd'hui, et c'est l'une de nos grandes préoccupations, nous devons faire en sorte que le suivi ne pèse pas exclusivement sur le renseignement territorial, la sécurité intérieure et les préfectures : la gendarmerie nationale doit notamment monter en puissance dans le dispositif. Si l'on veut assurer un suivi efficace et réduire « les trous dans la raquette », la charge de travail doit être mieux répartie.

J'ai évoqué le « risque métiers » : plusieurs centaines de fiches concernent des personnes qui exercent des professions sensibles ou ont accès à des publics sensibles, et plusieurs dizaines ont déjà fait l'objet de mesures d'entrave. Ce sont surtout des individus qui exercent des professions réglementées, sur lesquels il est possible de mettre mettre en place un retrait d'agrément, de carte professionnelle, de carte d'habilitation ou d'accès. C'est vrai, par exemple, pour des agents de sécurité privée, pour des personnes travaillant dans des zones d'accès réservé d'aéroports ou prétendant avoir accès à des installations nucléaires.

Sur le plan géographique, la majorité des individus concernés sont concentrés dans quatre grandes régions : l'Île-de-France ; Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées ; Auvergne-Rhône-Alpes ; et Provence-Alpes-Côte d'Azur.

Le nombre de prises en compte dans les départements est très variable, mais il n'y a aujourd'hui aucun département, aucune zone du territoire qui n'ait pas de personne radicalisée sur son secteur.

La moitié des départements comptent 41 signalements ou moins. C'est intéressant car cela signifie que dans ces départements, on peut assurer un pilotage très fin du suivi.

J'en viens aux zones à risques.

Les départements qui ont les plus hauts ratios sont concentrés dans des zones à forte densité urbaine.

L'on trouve aussi des ratios relativement élevés dans des départements un peu moins denses du point de vue urbain, mais qui sont souvent situés dans la sphère d'attraction de grands centres urbains.

C'est le cas également dans certains territoires à dominante rurale, souvent dans d'anciens bassins industriels.

Pourquoi ces zones à risque et cette localisation ? Il ne m'appartient pas de livrer une vision universitaire sur ce sujet – même si on manque de réflexions de cette nature et de recherche en la matière. On peut néanmoins discerner quelques traits dominants.

Il y a d'abord les lieux en quelque sorte historiques, marqués par l'antériorité de la pratique salafiste et du soutien au djihad.

Parfois, et c'est encore plus fréquemment le cas, le phénomène est lié à l'existence de leaders prosélytes.

Enfin, il y a des petites communautés rurales, composées de personnes qui souhaitent s'isoler, généralement autour d'un leader, et « se mettre à l'ombre » – si on peut considérer qu'Artigat, en Ariège, est une zone ombragée – selon une stratégie finalement assez analogue à celle d'une partie de l'ultra gauche.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs, les points essentiels de la présentation que je souhaitais faire.

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