Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du 25 novembre 2015 à 9h00
Commission des affaires européennes

Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes :

Madame la présidente, monsieur le président, je vous remercie de votre invitation, que j'ai acceptée avec d'autant plus de plaisir qu'elle me permet de retrouver des commissions que je connais bien pour en avoir été membre. Même si, évidemment, le contexte de nos échanges, utiles et nécessaires, est aujourd'hui plus grave qu'à l'accoutumée, je suis à la disposition de la représentation nationale française, comme des représentations nationales des autres pays membres. Cela fait aussi partie de la tâche d'un commissaire européen.

Des actes d'une barbarie sans nom viennent de frapper Paris, capitale de notre pays, mais à travers la France, je l'ai déjà dit, c'est tout un continent qui a été visé. La réponse politique, au lendemain des attentats, a donc été européenne, et même internationale. Je peux en témoigner, pour avoir accompagné le président Juncker au G 20 d'Antalya. La réponse opérationnelle elle aussi ne peut être qu'européenne, en complément de la réponse des autorités françaises. Elle prend déjà forme, et nous le verrons encore mieux au cours des prochaines semaines. La France n'est pas seule : l'Europe est avec elle, les Européens sont avec elle.

Quels sont les premiers éléments de la réponse de la Commission européenne aux attentats ? L'enjeu est de sauver nos sociétés ouvertes et notre Europe démocratique tout en garantissant la sécurité de nos concitoyens.

Résumons la situation. La conjonction de deux phénomènes remet fondamentalement en cause la mobilité au sein de l'Union.

La crise des réfugiés tout d'abord, qui ne peut être traitée et résolue pacifiquement que si les frontières extérieures jouent leur rôle – c'est le pendant de la solidarité. Face à la crise migratoire, l'espace Schengen a commencé à être remis en cause. Un sentiment extrêmement puissant de perte de maîtrise se fait jour, même dans les pays qui ne sont pas directement des États d'entrée, de transit et de destination.

Parallèlement, la menace sécuritaire soumet les frontières extérieures et la mobilité intra-européenne à une plus forte tension. Même la libre circulation au sein de l'Europe est désormais vue comme une menace – le débat suscité par le parcours belge des terroristes qui ont frappé Paris l'a montré.

Ces deux phénomènes, distincts – j'y insiste – mais concomitants, hypothèquent lourdement Schengen et la mobilité des personnes à l'intérieur de l'Union européenne.

Cela emporte deux conséquences. D'une part, sans remettre en cause Schengen – ce serait une erreur –, il faut sans doute l'adapter. Les autorités françaises, notamment le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, l'ont d'ailleurs demandé devant le conseil compétent. D'autre part, nous devons travailler à la protection de nos frontières extérieures en liaison avec les pays tiers. C'est la raison pour laquelle la Commission européenne a débattu hier d'une série de propositions à faire à la Turquie, partenaire essentiel en la matière. Un sommet réunira dans les prochains jours, pour la première fois, les représentants des vingt-huit États membres de l'Union européenne et le Premier ministre turc pour examiner cette question.

Qu'en est-il de la prise en compte du coût de la crise des réfugiés ? Un certain nombre de pays, à commencer par l'Autriche et l'Italie, ont demandé que les surcoûts occasionnés par la prise en charge des réfugiés dans les pays d'accueil, soient sortis du calcul classique des déficits budgétaires. Vous connaissez le point de vue de la Commission européenne : son rôle est de faire respecter les règles du pacte de stabilité, mais celles-ci autorisent une certaine flexibilité, dont bénéficient les pays qui investissent ou mènent des réformes structurelles importantes dans le cadre du volet préventif du pacte : c'est le cas de l'Italie. Nous considérons que la crise des réfugiés peut faire partie de circonstances exceptionnelles qu'il convient de prendre en compte, mais dans le cadre d'une approche au cas par cas, ex post, en nous fondant sur des chiffres précis, sans créer une sorte de clause de flexibilité générale.

La réponse, je l'ai dit, ne peut être qu'européenne, et chacun a compris ces derniers jours qu'il fallait élever le niveau de jeu ? Je détaillerai de premiers éléments, parce qu'ils ne sont pas forcément immédiatement visibles au niveau national.

La Commission européenne a adopté, dès le mois d'avril dernier, un agenda européen sur la sécurité, qui vise à endiguer la radicalisation, à lutter contre la criminalité organisée et la cybercriminalité. Depuis lors, d'importants progrès ont été faits, même si, évidemment, les questions de sécurité restent encore assez largement – c'est normal et heureux – de la compétence des États membres. La Commission européenne a adopté en urgence, la semaine dernière, des propositions visant à restreindre strictement l'acquisition des armes à feu, en réponse directe à la manière dont certaines armes ont été acquises ou modifiées dans les attaques terroristes de cette année. La détention des armes les plus dangereuses – en gros, les Kalachnikov, encore nombreuses dans les Balkans – sera interdite. Une unité spéciale, dédiée à l'identification des sites internet djihadistes, a été créée au sein d'Europol. Pour prévenir la radicalisation en ligne, la Commission lancera le 3 décembre, un forum européen avec des sociétés informatiques. Cet outil permettra de développer les instruments de lutte, aujourd'hui trop lacunaires, contre la propagande terroriste. Le système européen d'information sur les casiers judiciaires ne couvre pas, aujourd'hui, les ressortissants des pays tiers. La Commission va étendre son champ à la collecte et au partage de données concernant les ressortissants des pays tiers qui ont fait l'objet d'une condamnation dans l'Union européenne : une proposition sera préparée pour le mois de janvier prochain. Avant la fin de l'année, la Commission présentera une proposition d'actualisation de la décision-cadre sur le terrorisme afin de mieux faire face au phénomène des combattants étrangers. Les nouvelles dispositions permettront d'intensifier la coopération avec les pays tiers sur ce point.

Les douanes, qui font partie de mon portefeuille, jouent, pour leur part, un rôle majeur dans la surveillance des trafics de biens aux frontières externes, notamment les armes, les produits du terrorisme, et dans le contrôle des circuits financiers illégaux. Lors de la réunion de l'Eurogroupe de ce lundi, le ministre des finances Michel Sapin a appelé à renforcer la lutte contre le financement du terrorisme. Cette exigence figure aussi dans les conclusions du G20. Nos systèmes douaniers sont tout à fait décisifs à cet égard. Nous allons accélérer la mise en oeuvre de notre stratégie pour la gestion des risques douaniers afin d'endiguer les trafics illégaux liés au terrorisme et d'assécher les financements.

Par ailleurs, les conclusions du Conseil du 20 novembre dessinent une feuille de route pour l'action européenne dans les prochains mois. Elles se concentrent tout particulièrement sur le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l'Union européenne, l'échange d'informations entre les États membres et la lutte contre le financement du terrorisme. Dans ce cadre, la Commission proposera des adaptations de Schengen, notamment à la demande des autorités françaises.

Vous m'avez interrogé sur les dépenses de défense. Dès le lendemain des attentats, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a évoqué la possibilité de recourir au paragraphe 7 de l'article 42 du Traité, qui permet effectivement à tous les États membres d'apporter aide et assistance à un pays qui se trouve dans la situation qui est aujourd'hui celle de notre pays. Le conseil l'a accepté immédiatement et à l'unanimité. Federica Mogherini doit maintenant travailler à traduire cela en termes opérationnels.

Je ne peux vous répondre précisément, aujourd'hui, sur l'éventuelle prise en charge des dépenses de défense. Je peux en revanche vous indiquer la position habituelle de la Commission : nous ne considérons pas que les dépenses de défense doivent bénéficier d'un traitement particulier. Vous êtes suffisamment attaché, monsieur le président Carrez, au pacte de stabilité et de croissance, pour savoir que rien de tel n'est prévu. En revanche, cette dimension est évidemment prise en compte lorsque nous exprimons une opinion sur la situation des finances publiques, notamment françaises.

On m'a beaucoup interrogé sur la manière dont les dépenses de sécurité seraient traitées à la suite de ces attentats. Si le Président de la République a déclaré devant le Congrès que « le pacte de sécurité l'emporte sur le pacte de stabilité », il est également tout à fait clair aux yeux de la Commission que la priorité absolue est d'assurer la sécurité des citoyens face à la menace terroriste – ce n'est pas mon seul point de vue, mais bien celui de la Commission tout entière. La situation extrêmement tendue à laquelle la France et, à travers elle, le continent européen font face appelle des mesures fortes et adaptées : la Commission le comprend parfaitement, et elle en tiendra évidemment compte. Il n'y a pas d'opposition entre les enjeux de sécurité et le souci des finances publiques, de même qu'il n'y en a pas entre le pacte de sécurité voulu par le Président François Hollande et le pacte de stabilité, qui est notre règle commune.

On a entendu beaucoup d'exagérations et de raccourcis. Nous devons tout simplement faire preuve de stabilité et d'humanité. Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, le pacte n'est ni rigide ni stupide ; il peut être appliqué de manière flexible et intelligente. En outre, il n'empêche pas les gouvernements de décider de leurs priorités légitimes. Le pacte est précisément conçu pour faire en sorte que les États membres se construisent une marge de manoeuvre budgétaire suffisante au fil du temps. Utilisons donc toutes les possibilités qu'il nous offre en termes de flexibilité, mais ne le défaisons pas. N'oublions pas que la lutte contre l'endettement public et privé est une condition sine qua non du retour à une croissance créatrice d'emplois.

Qu'est-ce que cela signifie pratiquement ? Je veux être tout à fait concret. L'impact sur les finances publiques sera évalué en temps voulu, sur la base de données chiffrées, au cas par cas et ex post.

Dans l'avis rendu la semaine dernière, qui a été approuvé par l'Eurogroupe ce lundi, la Commission a jugé le projet de plan budgétaire présenté le mois dernier par la France globalement conforme aux obligations du pacte de stabilité et de croissance. L'opinion que nous exprimons ne tient donc évidemment pas compte des dépenses supplémentaires annoncées par les autorités en réponse aux attentats, et je n'ai pas à spéculer à ce propos. Nous aviserons en temps voulu, en fonction des règles d'un pacte moins borné que certains ne le disent. Cela dit, s'ils permettent de prendre des mesures fortes, les montants annoncés ne sont pas de nature à nous faire changer spectaculairement d'avis ni à modifier substantiellement la trajectoire budgétaire de la France. D'ailleurs, le ministre des finances français s'y est engagé devant l'Eurogroupe : le pays tiendra ses objectifs en 2016, comme en 2017. En résumé, nous sommes face à des dépenses suffisamment significatives pour permettre des mesures fortes, sans être pour autant de nature à faire dévier la trajectoire budgétaire française. Notre volonté est d'accompagner la France sur cette voie.

J'en viens précisément à l'avis rendu sur le projet de plan budgétaire pour 2016. La Commission estime à la fois qu'il est globalement conforme aux règles du pacte et que des efforts sont nécessaires ; ce point de vue a été validé par l'Eurogroupe.

Rappelons les chiffres. Nous prévoyons une croissance de 1,1 % du PIB en 2015, de 1,4 % en 2016. Dans l'ensemble, le plan budgétaire français se fonde sur des hypothèses de croissance du PIB et d'inflation plausible – c'est aussi l'opinion du Haut Conseil des finances publiques. Selon nous, le déficit atteindrait 3,8 % du PIB en 2015 et 3,4 % en 2016 ; ces prévisions sont en ligne avec les chiffres français, nonobstant un écart de 0,1 point pour 2016 – la France prévoit un déficit de 3,3 %. Selon nous, la dette publique représentera 97,1 % du PIB en 2016. Cette fois, nous constatons un écart de 0,6 point entre notre prévision et le projet de plan budgétaire français. Il s'explique par le fait que nous avons retenu une croissance du PIB plus faible de 0,1 point et prévu un déficit légèrement plus élevé.

En 2016, d'après nos estimations, l'objectif d'un déficit nominal de 3,4 % du PIB devrait être atteint, sans marge. Au printemps dernier, le Conseil a recommandé que la France améliore son solde structurel de 0,8 point de PIB en 2016. C'était assez exigeant, quand bien même les performances du pays avaient été meilleures que prévu en 2014, et le solde structurel ne devrait s'améliorer que de 0,3 point en 2017, soit moins que recommandé.

En résumé, la Commission estime que le projet de budget français respecte l'objectif de déficit nominal mais relève qu'est anticipé un effort budgétaire inférieur au niveau recommandé. La stratégie retenue par le Gouvernement français repose sur un déficit effectif moins élevé que prévu et une amélioration de la conjoncture. Cette stratégie permet la conformité globale du projet de budget français avec les règles du pacte, ce qui n'était pas le cas l'an dernier, mais elle comporte à nos yeux des risques, notamment dans l'hypothèse d'un affaiblissement de la croissance. La Commission a donc invité la France à prendre les mesures éventuellement nécessaires pour garantir la compatibilité du budget 2016 avec le pacte de stabilité et de croissance. J'espère avoir expliqué assez précisément l'avis porté à la connaissance de l'Assemblée nationale et du Sénat en vue du débat budgétaire.

En vertu des règles du pacte, la Commission ne rend d'avis que pour l'année à venir : elle ne se prononce donc pas sur l'année 2017, mais nous resterons vigilants. Selon les prévisions que j'ai présentées il y a quelques semaines, le déficit serait de 3,3 % du PIB en 2017… à politique inchangée, s'entend, autrement dit sans économie supplémentaire. Cela ne signifie pas que le déficit français ne pourra pas repasser sous le seuil des 3 %, mais c'est un point sur lequel nous appelons l'attention dès maintenant.

Michel Sapin s'est, je le répète, engagé devant l'Eurogroupe à ce que la France passe clairement et nettement sous les 3 % en 2017. Ne nous prononçant que sur 2016, nous n'avons pas à attester que ce sera le cas, mais nous n'avons pas non plus de raisons d'en douter. Je le dis de la manière la plus neutre qui soit, et nous poursuivrons donc nos échanges avec la France.

Pour ce qui est de la gouvernance économique et monétaire de la zone euro, la Commission a présenté le 21 octobre dernier un ensemble de propositions en vue de parachever l'Union économique et monétaire, avec un objectif économique et politique : remettre les économies de la zone euro sur la voie de la convergence – leur divergence est en effet l'un de nos problèmes majeurs. Disons-le tout de suite, on ne saurait y voir la réponse ultime à l'achèvement de l'union économique et monétaire, mais cela n'en est pas moins un signal politique sans ambiguïté : le statu quo n'est pas viable. Il fallait commencer par ce constat ; dans un second temps, dès lors que la convergence aura repris, nous pourrons envisager un approfondissement plus ambitieux, une gouvernance plus efficace et plus démocratique de la zone euro. Autrement dit, convergence d'abord, gouvernance accrue ensuite.

Ce paquet comporte plusieurs nouveautés qui jalonnent notre progression vers cette étape finale.

Première innovation, les pays de la zone euro pourront s'appuyer sur des conseils de compétitivité opérant au plan national, des instances qui aideront à accroître la compétitivité des économies au sens large et faciliteront l'appropriation nationale des réformes et le dialogue social. Cela ressemble beaucoup, pour le dire clairement, à ce que fait aujourd'hui France Stratégie, dont le mandat pourrait être élargi et modifié. Nous ne proposons pas de créer de nouvelles institutions uniformes : nous sommes prêts à nous appuyer sur ce qui existe déjà dans les pays membres.

Deuxième innovation, un comité budgétaire européen conseillera la Commission ex ante, en se concentrant sur les effets agrégés des politiques budgétaires des États membres de la zone euro, et ex post, en vérifiant que les décisions prises dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance sont cohérentes sur le plan économique. Il s'agit non pas de surveiller la Commission mais d'éclairer sa décision, de donner corps à la zone euro dans sa réalité budgétaire. Cela ressemble un peu à ce que fait, en France, le Haut Conseil des finances publiques, avec cette particularité de travailler plutôt ex post qu'ex ante.

Troisième innovation, la recommandation propre aux pays de la zone euro, horizontale, sera publiée en amont du semestre européen. L'objectif est d'orienter les dix-neuf économies de l'UEM pour donner un contenu à la zone euro.

Dernière innovation, la Commission propose que la zone euro parle d'une seule voix au Fonds monétaire international. La fragmentation nous affaiblit. Nous devons y remédier pour devenir, collectivement, plus audibles. Soyons francs : les États membres ont réservé un accueil assez peu enthousiaste à cette proposition, pour des raisons politiques que vous pouvez comprendre.

Ce paquet n'est qu'un premier pas. Il n'épuise pas le sujet. Le rapport des cinq présidents envisage deux phases, et nous abordons la phase I. Il est également vrai que tout cela présente des lacunes. Effectivement, madame la présidente Auroi, la dimension sociale est trop peu présente, de même que la dimension environnementale, même si l'Union européenne fait beaucoup en la matière : nous avons beaucoup travaillé avec la présidence française de la COP21 sur le financement de la lutte contre le réchauffement climatique et les engagements pris par les Européens sont à la hauteur. L'Europe est au rendez-vous de la COP21, dont nous souhaitons ardemment le succès. Quant à la dimension politique institutionnelle, ce sera l'objet de la phase II. Nous retrouverons alors des débats que vous connaissez déjà : que peut être un ministre des finances de la zone euro ? Que peut être un Trésor de la zone euro ? Que peut être un budget de la zone euro ? Comment organiser le contrôle par le Parlement européen de ce budget et ce gouvernement économique et financier ? Quel peut être le rôle des Parlements nationaux ? Cette phase II doit intervenir après l'élection présidentielle française, les élections fédérales allemandes et le référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne. Je souhaite cependant que le débat n'attende pas la fin de l'année 2017. Ce serait, à mon sens, une erreur.

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