Intervention de Filippo Grandi

Réunion du 17 janvier 2017 à 16h45
Commission des affaires étrangères

Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés :

Merci de votre invitation, madame la présidente, à laquelle je me rends accompagné de Mme l'ambassadeur de France auprès des Nations Unies à Genève. J'achève une visite de deux jours : hier, j'assistais avec vous à une conférence sur les migrations et les réfugiés organisée par Sciences Po et, aujourd'hui, j'ai eu le privilège de rencontrer le Président de la République, le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur, ainsi que plusieurs fonctionnaires du Quai d'Orsay, pour discuter des différents aspects de notre partenariat.

Je confirme vos chiffres, madame la présidente. Le nombre de personnes qui relèvent du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) était en 2015 – les statistiques étant un peu lentes à venir, nous nous référons toujours à celles de l'année précédente – de 65 millions. Parmi ces réfugiés et déplacés, un tiers le sont hors de leur pays et deux tiers à l'intérieur des frontières de leur propre pays. Nous nous occupons en outre de 10 millions d'apatrides. Nous n'avons pas encore les chiffres définitifs pour 2016, mais nous supposons que ce nombre n'a hélas pas diminué ; nous ne pensons pas qu'il ait vertigineusement augmenté : il sera certainement stable ou légèrement supérieur à celui de l'année passée.

Ce nombre, le plus élevé que l'on ait observé depuis des décennies, reflète une réalité bien connue : des conflits multiples, une difficulté croissante à leur trouver des solutions politiques, des causes mêlées qui poussent les personnes à se déplacer et à tenter de trouver une protection ou des opportunités dans un autre pays que le leur. Depuis quelques années, les flux sont de plus en plus « mixtes ». Dans mon pays, l'Italie, qui est en effet le pays d'Europe ayant reçu le plus grand nombre de personnes au cours des derniers mois, ces personnes ne sont, tout au moins à première vue, qu'en partie des réfugiés – de Somalie, d'Érythrée –, beaucoup d'autres étant en quête d'opportunités économiques.

Il nous paraît important de maintenir cette distinction. J'ai coutume de dire que les réfugiés sont des gens qui risquent leur vie s'ils sont rapatriés, à cause de la guerre ou de persécutions, tandis que les migrants économiques s'exposent à la pauvreté et aux privations : si difficile cela soit-il, ce n'est pas la même chose.

Je vous remercie du soutien que la France nous apporte sous différentes formes. Politiquement, d'abord : alors que le dossier est complexe et que les politiques touchant les réfugiés sont désormais au coeur du débat public dans de nombreux pays, la France a défendu les principes de la protection internationale dans les forums européens et internationaux. La France a aussi accru ses contributions financières au HCR, surtout à partir de 2015 ; le niveau atteint cette année-là a été maintenu et même un peu dépassé en 2016 ; lors des entretiens de ce jour, l'on m'a assez fermement assuré qu'il serait également maintenu en 2017. C'est important.

Parmi les crises qui nous occupent le plus, vous avez évoqué la Syrie ; je parlerais pour ma part des crises jumelles de la Syrie et de l'Irak. Elles mobilisent une proportion très importante – 25 ou 30 % – de nos ressources, tant humaines que financières.

En ce qui concerne la Syrie, depuis quelques années déjà, nous nous occupons de 5 millions de réfugiés syriens dans les pays voisins, surtout en Turquie, au Liban et en Jordanie. En Syrie comme en Irak, on compte un très grand nombre de déplacés internes. Le chiffre de 6,5 millions que vous avez cité à propos de la Syrie est une estimation, car nous n'avons pas accès à toutes les zones. En Irak, ce sont 3,5 millions de déplacés que l'on dénombre, en conséquence des conflits qui sévissent depuis cinq ou six ans dans le pays. Parmi eux, 120 000 personnes, peut-être 130 000, ont fui Mossoul : c'est bien moins que ce que l'on imaginait au début, mais cela reste un flux important qui mérite l'attention, d'autant qu'il pourrait augmenter si l'offensive se poursuit ; or elle n'est pas terminée, comme il ressort des conversations que nous avons eues aujourd'hui. Cette offensive militaire, nécessaire du point de vue sécuritaire pour éliminer la menace – au moins territoriale – que représente Daech, comporte des retombées humanitaires, qu'il faut tenter de mitiger autant que possible.

En Syrie, l'évolution politique reste très peu sûre et plutôt fragile. C'est également l'impression qui se dégage de nos entretiens d'aujourd'hui et de ceux que nous avons eus avec les représentants des États au cours des dernières semaines. Nous observons bien sûr attentivement le processus entamé avec l'accord entre la Russie et la Turquie et la proposition d'une conférence à Astana, au Kazakhstan, le 23 janvier, qui sera peut-être suivie d'une autre conférence à Genève, déjà convoquée par l'envoyé spécial du Secrétaire général. Il faudra voir quelles seront les perspectives de progrès et de succès de ces initiatives politiques.

Mais l'on ne sait pas ce qui va se passer ni comment ce processus politique influencera les dynamiques de déplacement des populations. Je vous répète donc ce que j'ai dit au cours de mes entretiens de ce matin, ce que nous disons à tous nos interlocuteurs, notamment aux bailleurs de fonds : les ressources dont nous continuons d'avoir besoin pour faire face à cette situation humanitaire, et dont nous aurons certainement besoin pendant quelques années encore, doivent être allouées de la manière la plus flexible possible.

En effet, il pourrait y avoir de nouveaux déplacements, notamment en Syrie si à l'offensive sur Mossoul, en Irak, s'en ajoute une autre sur Raqqa, la zone de Syrie contrôlée par Daech. Le statu quo pourrait également être maintenu ; cela signifierait que beaucoup de réfugiés restent dans les pays voisins de la Syrie, qui auront alors besoin de soutien. L'on pourrait enfin assister à des retours, même si la situation reste fragile – cela s'est vu dans d'autres contextes. Des déplacés internes pourraient rentrer : c'est arrivé à la fin de l'intervention militaire à Alep, mais nous ignorons si le phénomène se reproduira à plus grande échelle.

La reconstruction de ces pays dépend de la conclusion d'un accord politique solide et qui satisfasse aux exigences politiques internationales ; or celui-ci n'est assurément pas pour demain. Néanmoins, nous en appelons à tous, comme nous l'avons fait ce matin, pour que l'action humanitaire ne soit pas prise au piège des incertitudes politiques. L'action humanitaire est nécessaire quelle que soit la situation et il importe de la poursuivre et de la soutenir sans relâche.

Je reviendrai sur d'autres crises comme celles du Yémen ou de la Libye si vous le souhaitez.

L'Afrique reste bien sûr le continent où nous sommes mobilisés par le plus grand nombre de crises, souvent liées les unes aux autres.

La plus sévère en ce moment est probablement celle du Sud Soudan, avec 1,4 millions de réfugiés dans les pays voisins, surtout l'Ouganda ; c'est déjà deux fois, voire deux fois et demi plus que lors de l'exode du même pays pendant la guerre civile soudanaise. Ce chiffre est révélateur de deux éléments. D'abord, la violence du conflit a atteint des niveaux sans précédent. C'est ce qu'indiquent les témoignages des réfugiés en provenance du Sud Soudan : les civils y subissent des violences inouïes, infligées par les nombreuses parties à cette guerre de plus en plus complexe. Ensuite, ils expriment un sentiment de désespoir qui distingue cette guerre des précédentes : ils ont déjà dû fuir par le passé, ont été rapatriés au Sud Soudan et doivent maintenant en repartir ; ils s'établissent dans les pays voisins avec leur communauté et ne sont pas prêts à revenir aussi facilement qu'auparavant, car ils ne sont pas optimistes quant à l'avenir de leur pays. Cette crise difficile à gérer frappe essentiellement, comme beaucoup d'autres, les pays voisins : très peu de réfugiés sud-soudanais arrivent en Europe. Or ces pays d'accueil n'ont guère de ressources. Il ne faut pas l'oublier.

Le bassin du lac Tchad, dont je reviens, est une autre région en crise. Deux membres de votre commission, m'avez-vous dit, sont au Niger. Il est important de soutenir les pays qui hébergent les réfugiés du Nigéria. Leur nombre est relativement peu élevé – relativement, car ce sont tout de même plus de 200 000 personnes qui ont fui le terrorisme de Boko Haram et les combats entre celui-ci et les forces du gouvernement et de ses alliés. Mais cette crise a aussi entraîné au Nigéria même un immense mouvement, qui concerne peut-être 2 millions de personnes dans le Nord du pays, déplacées à cause des combats, de l'insécurité, des violences perpétrées par Boko Haram sur les civils. Ces déplacements touchent également les pays voisins – le Niger, le Tchad, le Cameroun –, dont les citoyens sont eux aussi affectés par un phénomène régional qui bloque l'activité économique de ce bassin, vitale pour la région. La pauvreté induite par les combats s'ajoute ainsi à des problèmes structurels qui s'aggravent, qu'ils soient climatiques, comme l'assèchement du lac, ou économiques.

Dans cette région très complexe, la réponse à la crise a été essentiellement sécuritaire. Certes, c'est important ; par ailleurs, des progrès ont été accomplis puisqu'un espace pour l'action humanitaire s'y est également ouvert et que nous nous y engageons désormais beaucoup plus. J'ai vu moi-même la situation au Nord du Nigéria ; l'endroit reste très dangereux, car – ne nous faisons pas d'illusions – Boko Haram, comme Daech, demeure une menace même s'il se retire du territoire, par ses attaques terroristes sur les marchés, par exemple. Notre engagement n'en est pas moins réel ; c'est essentiel. Mais à cette action humanitaire doit s'ajouter dès que possible une action de développement à long terme, pour faire face aux problèmes structurels dont je viens de parler et qui contribuent d'ailleurs à expliquer l'émergence de Boko Haram – le manque d'éducation, d'opportunités économiques, etc.

Je l'ai signalé au Président de la République : les trois pays voisins du Nigéria, impliqués sous diverses formes dans la gestion de cette crise et affectés par elle, ont tous exprimé d'autres préoccupations. « Il est très bien », m'ont-ils dit en substance, « que la communauté internationale se focalise sur la solution à la crise de Boko Haram, mais il ne faut pas oublier que nous sommes au voisinage de deux autres crises : d'un côté au Mali, de l'autre en République centrafricaine » – deux crises dans lesquelles la France a été très impliquée et qui, malgré des progrès du point de vue sécuritaire et politique, ne sont pas entièrement résolues. Les pays voisins craignent que cette fragilité ne s'aggrave de nouveau, provoquant d'autres crises dans ces deux pays, et des retombées sécuritaires et humanitaires chez eux. Il y a là un entrecroisement de situations très complexes vis-à-vis desquelles il faut rester vigilant et engagé. Tel est le message que j'ai transmis – et j'ai reçu une réponse très positive à ce sujet.

Nous restons également attentifs à la situation de beaucoup d'autres pays d'Afrique très fragiles, dont la Gambie, qui traverse un processus politique délicat, ou le Tchad lui-même.

J'en viens à l'Europe. Début décembre, nous avons présenté à la Commission européenne un document intitulé « Mieux protéger les réfugiés en Europe et dans le monde ». Voici ce que nous y proposons à l'Europe.

Premièrement, celle-ci devrait adopter une conception beaucoup plus stratégique de ses investissements dans les pays fragiles, ceux dont proviennent le plus de réfugiés, comme dans les pays qui les hébergent parce qu'ils avoisinent les zones de conflit. Ces investissements ont toujours été réalisés, mais ils ont été essentiellement humanitaires. Or il faut aller plus loin pour stabiliser les flux de réfugiés et réduire le nombre de personnes qui choisissent – parce qu'il est aujourd'hui très facile de se déplacer – de quitter leur pays ou les pays voisins : il faut investir plus et de manière beaucoup plus ciblée et stratégique.

Nous avons à ce sujet un dialogue très fructueux avec la Banque mondiale. Celle-ci a créé des instruments financiers entièrement nouveaux, très précieux pour affronter ces problèmes. Les institutions européennes, vos institutions chargées du développement doivent adopter cette approche, beaucoup plus calculée. Il est nécessaire de traiter les phénomènes de déplacement de populations comme des phénomènes globaux qui demandent des réponses globales. Il convient donc de former des alliances beaucoup plus vastes : si l'on veut parvenir à une stabilisation, la Banque, la Commission européenne, les États membres ne doivent pas travailler séparément mais discuter ensemble. Une approche fragmentée ne sera guère efficace. Cette démarche collective est nécessaire parce que la réponse humanitaire, adaptée à la phase aiguë de la crise, peut satisfaire les besoins immédiats, non les besoins structurels et durables.

Naturellement, il faut aussi s'investir davantage dans la résolution politique des conflits. À cet égard, nous fondons beaucoup d'espoirs sur l'action du nouveau Secrétaire général, mon prédécesseur pendant dix ans à la tête du HCR, où il a naturellement développé une sensibilité particulière à ces problèmes. Nous espérons que, sous sa direction, les Nations Unies contribueront davantage à la recherche d'une solution pacifique à ces conflits, par la médiation. Ses premiers pas dans ses nouvelles fonctions confirment cette orientation, mais il faudra le soutenir, car il ne pourra réussir seul.

Enfin, le document présenté à la Commission européenne incite celle-ci à améliorer la qualité et l'efficacité de l'accueil en Europe – cela vous concerne directement. La France a apporté sa contribution, mais elle doit en faire plus ; surtout, davantage de pays européens doivent contribuer à l'effort. Tout ce que nous proposons dans le document – un dispositif plus efficace d'attribution du statut de réfugié, la promotion du regroupement familial et surtout la relocalisation à travers l'Europe de ceux auxquels l'asile a été accordé – se fonde sur l'idée de solidarité et de coopération entre les pays européens. La France fait partie de ceux qui y sont favorables, mais ces derniers sont minoritaires en Europe. On me dit que c'est une bataille perdue ; je ne le pense pas : nous devons continuer de promouvoir ce concept et les pratiques subséquentes.

J'ai parlé ce matin de la relocalisation au Président de la République. Si je ne me trompe, la France s'est engagée à relocaliser 24 000 personnes venues de Grèce et d'Italie ; on en est pour l'instant à 11 ou 12 % du total. L'intention est là, mais il faut accélérer le processus. Il en va de même d'un autre aspect qui fait partie des mesures permettant d'améliorer l'accueil : la réinstallation des réfugiés syriens du Liban, de Turquie, etc. La France s'est engagée à réinstaller environ 10 000 personnes avant la fin 2017 ; on en est à 3 000. Bref, des progrès ont été accomplis, mais il faut aller plus vite pour parvenir aux objectifs, dont le Président de la République m'a confirmé le maintien.

Je vous parle de la France parce que vous êtes des parlementaires français ; mais d'autres pays n'ont rien fait du tout ! Le discours sur la solidarité doit prendre corps. Malheureusement, le climat politique y est très défavorable, mais il ne faut pas renoncer à livrer cette importante bataille.

Vous le savez, en septembre dernier a eu lieu à New York, en marge de la session de l'Assemblée générale des Nations Unies, un sommet lors duquel les chefs d'État et de gouvernement ont approuvé une déclaration réitérant clairement leurs engagements collectifs envers les réfugiés. Certes, c'est une déclaration, mais elle est très importante : pour la première fois depuis des décennies, le concept de responsabilité partagée dans la gestion des crises des réfugiés est discuté et approuvé par la communauté internationale à l'unanimité. Cette avancée doit maintenant se traduire en gestes concrets.

La déclaration de New York charge le HCR de développer des modèles d'assistance ; nous y procédons, et nous présenterons nos résultats en 2018. Mais l'Europe doit donner l'exemple, car si elle n'est pas capable d'être solidaire, de répartir entre pays européens la responsabilité des arrivants, il sera très difficile de convaincre des États disposant de moindres ressources de se charger de cette responsabilité. On le constate déjà.

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