Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi tout d'abord un petit moment d'émotion, puisque c'est la dernière fois que je viens devant votre commission. Au cours de ces cinq années, j'ai eu avec vous des relations basées sur la confiance. C'est ce qui m'a permis d'être extrêmement libre dans mes propos, au point de vous donner des informations parfois hautement confidentielles – qui ne sont du reste jamais sorties d'ici, ce qui a davantage encore conforté cette confiance. J'ai aussi apprécié votre soutien dans des moments, opérationnels ou budgétaires, parfois un peu compliqués. La sécurité et la défense de la France passent avant toute autre considération dans cette commission ; c'est ce qui permet de dépasser les clivages partisans, au demeurant tout à fait normaux dans notre vie démocratique. Cet état d'esprit rejaillit aussi sur nos forces, vous avez pu le constater vous-même lors de vos déplacements. Il est important, non seulement pour l'état-major et l'encadrement mais aussi pour les soldats eux-mêmes, de sentir que, lorsqu'ils s'engagent au péril de leur vie, ils peuvent compter sur un soutien indéfectible qui se manifeste singulièrement dans cette commission.
Si je suis aussi ému, c'est aussi parce qu'il y a trente-neuf ans, je rejoignais pour la première fois la commission de la Défense nationale. Cet après-midi est donc un moment particulier pour moi, qui me rappelle bien des souvenirs.
Mais auparavant, le travail nous attend encore : cette quarante-neuvième audition n'en est pas moins une audition à part entière, notamment en raison de la gravité de la situation internationale et de notre engagement de par le monde.
Je commencerai par notre stratégie globale contre le terrorisme. Il s'est passé beaucoup de choses depuis la dernière fois que nous avons évoqué ce sujet ensemble, à la fin du mois de novembre dernier.
Nous nous retrouvons devant un phénomène majeur de notre histoire militaire, jamais vu jusque-là : la menace terroriste est aujourd'hui la principale raison du déploiement de nos forces dans le monde. Les caractéristiques de ce combat sont très particulières : actions asymétriques, nécessité de se déployer sur des étendues très vastes, coordination avec les forces étrangères au sol, multiplicité des acteurs, frappes en milieu urbanisé, etc. C'est là une nouvelle donne, tout à fait inédite dans notre histoire militaire. La mission de nos armées est de neutraliser la menace le plus possible à sa source géographique, afin de toucher ses bases, de limiter son exportation, et de contribuer à protéger nos concitoyens sur notre sol. C'est pourquoi nous déployons en permanence un dispositif cohérent et continu, avec, d'une part, des opérations extérieures appuyées sur nos forces prépositionnées en Afrique ou au Moyen-Orient et, d'autre part, des opérations sur le territoire national. Il faut frapper les terroristes dans leurs repaires, là où ils s'organisent, se forment et se financent, là où ils préparent leurs attaques contre nos concitoyens sur le territoire national.
C'est le cas au Levant, tout d'abord. Je vous rappelle les différentes phases de notre engagement, d'abord en Irak, depuis le mois de septembre 2014, avec nos premières frappes menées depuis notre base des Émirats arabes unis, puis à partir de notre base H5 installée en Jordanie au mois de novembre 2014 et que certains d'entre vous ont pu visiter. Au mois de septembre 2015, nous avons élargi nos opérations à des frappes sur la Syrie. Au mois de janvier 2016, deux mois après les attaques perpétrées à Paris, j'ai réuni à l'hôtel de Brienne les principaux ministres de la Défense de la coalition contre Daech pour que nous convenions d'intensifier notre action contre l'organisation, en particulier contre ses centres nerveux : Mossoul et Raqqa – j'y reviendrai.
Jeudi dernier, en marge de la réunion ministérielle de l'OTAN à Bruxelles, nous avons fait le point au sein de la coalition avec James Mattis, le nouveau secrétaire américain à la Défense. Grâce à notre action en Irak, à celle de l'ensemble de la coalition, Daech a perdu plusieurs dizaines de milliers de combattants, plus de la moitié des territoires qu'il avait conquis et la plupart des villes majeures qu'il occupait dans ce pays. Ses ressources principales, notamment ses installations pétrolières, ont été détruites, le flux des combattants étrangers qui rejoignent ses rangs a été considérablement réduit et les forces irakiennes et kurdes, avec l'aide de nos avions de combat et de nos formateurs, ont désormais l'ascendant sur le terrain.
Au moment où je vous parle, la deuxième phase de la bataille de Mossoul est engagée. La première s'est achevée avec la reprise de la moitié est de la ville par les forces irakiennes. Les combats ont été durs – j'avais prévenu que ce serait une question de mois – et les pertes élevées, de part et d'autre : 3 000 tués dans les rangs de Daech, 750 morts et 4 000 blessés parmi les forces irakiennes. Celles-ci, et singulièrement la Golden Division anti-terroriste, ont connu des pertes significatives : environ 25 % de ses effectifs ont été tués ou blessés, ce qui rend encore plus difficile la reprise de la partie ouest, qui s'annonçait déjà très délicate au vu du terrain urbain. L'opération a commencé il y a trois jours ; cela se passera bien dans un premier temps, les difficultés risquent d'apparaître ensuite. Trois mille djihadistes y sont retranchés, aguerris aux tactiques urbaines, et qui se servent de boucliers humains collectifs de manière extrêmement perverse. Nous continuerons notre action en termes de soutien aérien et d'artillerie ; nous sommes un contributeur majeur de la coalition. Notre conviction est que la bataille sera gagnée, mais aussi que ce sera long et sûrement très douloureux, d'autant qu'il y a des éléments de résilience de Daech dans les territoires conquis, des cellules dormantes, singulièrement à Bagdad : lorsque je m'y suis rendu avec le président de la République, au mois de janvier, des attentats ont été commis à proximité de l'endroit où nous nous trouvions. L'unification politique de l'Irak n'est donc pas encore là, même si le Premier ministre al-Abadi fait preuve d'une détermination et même d'une qualité tout à fait remarquables et même si la planification, telle qu'elle m'avait été présentée il y a six ou sept mois, est a priori jusqu'à présent globalement respectée. Il ne faudrait pas qu'une guerre civile éclate après la prise de Mossoul, provoquant la reprise d'un cycle infernal. Ce n'est présentement pas le cas, et je m'en réjouis.
En Syrie, les opérations contre Daech progressent également, mais moins vite, car les acteurs sont nombreux et désunis, ce qui profite aux terroristes d'une part, au régime de Bachar el-Assad d'autre part.
Cependant, les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui comprennent des forces kurdes, avec l'YPG (en kurde, Yekîneyên Parastina Gel : Unités de protection du peuple), mais aussi une part arabe, ont lancé au mois de novembre dernier les premières opérations d'isolement de Raqqa, en prélude à la conquête de la ville. Avec 200 000 habitants, Raqqa est une ville beaucoup moins importante que Mossoul, mais c'est de là que sont venus les ordres et les décisions qui ont entraîné les attentats commis en France et ailleurs. Si elles ont progressé rapidement dans les parties désertiques, les FDS font désormais face à la ligne de défense principale de Daech, notamment au niveau du barrage de Tabqa. La situation est pour l'instant figée.
Ce qui m'a un peu réconforté lors des entretiens que j'ai eus, en particulier – en tête-à-tête – avec le général Mattis, c'est que la logique de la planification de notre action en Irak mais également en Syrie était respectée, avec la concomitance des interventions sur Mossoul et sur Raqqa. Concomitance ne veut pas dire faire tout en même temps, mais faire en sorte que les manoeuvres militaires soient parallèles. Sur ce point, notre détermination est intacte et la convergence de vues totale, au moins avec le secrétaire américain à la Défense. C'est absolument indispensable parce que c'est une partie extrêmement compliquée qui se joue là.
Dans le quart nord-ouest, l'action conjuguée des forces kurdes contre Manbij, au mois d'août dernier, et des forces turques contre Al-Bab, en ce moment même, ont privé Daech de l'accès à la frontière avec la Turquie et coupé des facilités dont l'organisation bénéficiait jusqu'à présent vers l'Europe. Il n'empêche que la situation dans cette zone reste complexe et concentre tous les ingrédients pour des dérapages entre groupes antagonistes : insurrection syrienne et Turcs au nord, Kurdes à l'est et à l'ouest, forces du régime et Russes au sud, Daech au centre… Tout cela, dans un espace extrêmement réduit, forme un « noeud de cristallisation » et peut créer, d'une heure à l'autre, une situation très compliquée. Jusqu'à présent, la situation évolue positivement, mais elle reste d'une grande complexité et un incident imprévu n'est jamais à exclure – il est même extraordinaire qu'il n'y en ait pas encore eu. De ce côté, l'action de Daech est donc limitée, et l'offensive contre Raqqa est bien planifiée et engagée. Cela prendra un certain temps, mais, malgré les difficultés des lieux, les choses devraient logiquement évoluer comme je l'ai indiqué.
En revanche, Daech a conservé jusqu'à présent une certaine capacité d'initiative face aux forces de Bachar el-Assad. Daech a repris Palmyre au mois de décembre et poursuit, depuis plusieurs semaines, son offensive contre Deir ez-Zor. Il s'agit, pour l'organisation comme pour le régime, d'un objectif stratégique, en raison, en particulier, de sa localisation et des ressources pétrolières environnantes. On peut s'interroger pour la suite : après la prise de Mossoul et celle de Raqqa, ce qui restera de Daech risque de se retrouver autour de Deir ez-Zor, et ce sera là une situation conflictuelle particulière. Je vous rappelle qu'une partie des forces armées syriennes est toujours à Deir ez-Zor, reliée par une espèce de pont aérien, et la présence de Daech se renforce. La situation fera sans doute l'objet de discussions dans les semaines qui viennent.
Sur le plan diplomatique, les négociations d'Astana, concentrées sur l'arrêt des hostilités et non fructueuses au plan politique, n'ont pas abouti à une avancée majeure. Nous souhaitons que les réunions qui se tiendront à Genève à partir du 23 février puissent aboutir à un accord.
J'en profite pour vous préciser que la situation dans l'ouest de la Syrie a accéléré la recomposition des groupes armés du front nord, autour de deux ensembles, l'un autour d'Ahrar al-Cham, l'autre autour de Jabhat Fateh al-Cham, anciennement Jabat al-Nosra, affilié à al-Qaïda, et qui se fait appeler maintenant Tahrir al-Cham. Il y a donc dans cette zone deux ensembles organisés, l'un plus proche d'al-Qaïda, l'autre composé d'éléments radicaux. Il n'y a plus là ce qu'on pourrait appeler l'opposition modérée – et ces groupes se battent parfois entre eux. Ce qui reste de l'insurrection modérée est regroupé principalement autour de Damas et dans le sud du pays, près de la frontière jordanienne.
Ma préoccupation principale, en tant que ministre de la Défense, est le bon règlement, dans notre intérêt, de la manoeuvre autour de Raqqa.
J'en viens à la Libye. Nous y menons essentiellement des actions de renseignement, sur les conditions desquelles je ne m'étends jamais, malgré la confiance qui règne entre nous, ou de coopération, par exemple avec la formation d'éléments de la garde présidentielle du président Sarraj, à la demande de celui-ci, depuis quelques semaines – c'est tout de même une contribution modeste, ladite garde ne comptant que soixante-dix ou quatre-vingts éléments.
S'y ajoute notre participation à l'opération européenne Sophia, à laquelle nous fournissons quasiment en permanence un navire depuis le mois de juillet dernier. Notre champ d'intervention s'est élargi, puisque nous sommes maintenant mandatés pour faire respecter l'embargo sur les armes, en restant hors des eaux territoriales libyennes – dans les eaux territoriales, cela poserait des difficultés techniques et juridiques.
Daech, qui était présent essentiellement à Syrte et un peu à Derna et à Benghazi, a reculé. Aujourd'hui, Syrte est complètement reprise, à la suite, d'une part, d'une intervention de l'armée de l'air américaine le 17 décembre dernier et, d'autre part, de l'entrée des milices de Misrata. Les combattants de Daech se sont dispersés. Il y avait aussi des « franchises » de Daech dans la zone. C'est donc un grand succès. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, Mesdames et Messieurs les députés, je m'inquiétais de la création, à Syrte, d'un territoire de repli pour Daech ; cela n'existe plus. Par ailleurs, Benghazi est quasiment reprise, et Derna aussi. Nous sommes désormais moins inquiets de la force de Daech, même si certains éléments ont pris la direction du sud, ce qui a d'ailleurs conduit le président tchadien à fermer la frontière.
À Tripoli, la situation est très confuse, avec d'extrêmes tensions entre les différentes milices. L'autorité du président Sarraj reste contestée. Le maréchal Haftar, pour sa part, est fort, et il faudra bien parler avec lui. Mais tout le problème en Libye est de trouver le bon endroit pour que tout le monde se parle… Jusqu'à présent, rien n'a abouti, même si les initiatives sont actuellement nombreuses, les unes menées par Alger, les autres par Le Caire, d'autres encore par les Nations unies, mais l'émissaire de l'Organisation des Nations unies n'est toujours pas remplacé, ce à quoi le secrétaire général de l'ONU doit remédier. Il importe que des initiatives soient prises pour aboutir à une solution politique. L'Union africaine elle-même s'en est préoccupée. Le président Sassou a pris l'initiative d'une réunion à Brazzaville ; cela n'a pas marché, mais il y a encore des initiatives à prendre. Je me rendrai au Caire lundi prochain, et nous aborderons la question. Nos positions sont assez proches des positions égyptiennes, mais nous ne sommes pas militairement acteurs dans l'état actuel des choses.
Le secrétaire à la Défense Mattis m'a donné le sentiment que la politique américaine sur cette question s'inscrivait dans la continuité et que nos avis se rejoignaient assez bien. Il est urgent d'agir, il est urgent de trouver une solution politique : les trafics continuent, et la guerre civile est proche. Les pays du voisinage ont des responsabilités importantes, les Nations unies aussi, et la France est disposée à prêter son concours à toutes les médiations possibles.
J'en viens à la bande sahélo-saharienne. Ce foyer de terrorisme est, pour sa part, dominé par al-Qaïda. Rappelons le chemin parcouru depuis 2013. À l'époque, tout le nord du pays, ainsi que le centre, était aux mains d'al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), d'Ansar Dine et du Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO). Les islamistes, après avoir mis la main sur Tombouctou et Gao, envahissaient le pays au sud de la boucle du Niger et leurs colonnes de pick-up armés fonçaient sur Bamako. Depuis cette date, nous avons mené l'opération Serval et lancé l'opération Barkhane. L'armée malienne se reconstruit. L'opération EUTM Mali (European Union Training Mission in Mali) a été prolongée par l'Union européenne il y a quelques jours ; nous y sommes désormais très peu présents, avec 10 Français sur un total de 570 militaires. La nouveauté est que l'opération ne se limite pas à Koulikoro, le lieu de formation, elle comporte aussi de l'accompagnement de formation dans les garnisons. Par ailleurs, le renforcement de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) se poursuit, avec 11 000 militaires, mais montre encore, il faut bien le dire, des insuffisances. L'arrivée progressive d'éléments européens – des Néerlandais, des Danois, des Allemands – a permis de renforcer la dimension logistique mais la situation demeure, à mes yeux, insatisfaisante. Je veux vraiment m'entretenir de la question avec des responsables des Nations unies lorsque je me rendrai à nouveau au Mali à la fin de la semaine ; le mandat est robuste, mais la composition de la mission ne l'est pas suffisamment. Si l'on veut poursuivre la pacification, en particulier dans le nord du pays, il faut y remédier.
Nous comptons pour notre part toujours entre 4 000 et 5 000 militaires dans le cadre de l'opération Barkhane, dont l'état-major est établi à N'Djamena. De vigoureuses actions de contre-terrorisme sont menées en permanence ; de grande qualité, elles forcent le respect. Une nouveauté est la fréquence croissante des opérations menées en commun avec les pays concernés, en lien avec le G5 Sahel. Parfois, ce sont les ministres de la Défense qui se réunissent ; le plus souvent, ce sont les chefs d'état-major, dont le nôtre, pour mettre en oeuvre des opérations interopérables sur des frontières tout de même extrêmement longues. Nous avons pu engager des actions mixtes avec la Mauritanie, le Tchad, le Niger et le Mali. Très bientôt, nous en engagerons avec le Burkina Faso. Cela devrait permettre le renforcement de notre action contre les terroristes.
Quant à la question des « groupes signataires » et des groupes terroristes, un événement grave est survenu : l'attentat du 18 janvier à Gao, au moment où, enfin, était en train d'aboutir la mise en oeuvre de patrouilles mixtes entre la Coordination des mouvements de l'Azawad (CMA), plutôt à dominante touarègue, et la Plateforme, plutôt proche de Bamako. L'application des accords d'Alger supposait la mise en oeuvre de ces patrouilles mixtes ; plusieurs fois repoussée, elle anticipait l'intégration de ces hommes en armes dans l'armée malienne. L'attentat, qui a fait plusieurs dizaines de morts, a été commis sur le lieu même de la prise d'armes, où étaient présentes à la fois la CMA, la Plateforme et l'armée nationale malienne. Mais, pour dramatique qu'il soit, cet événement jouera peut-être un rôle incitatif. Nous constatons d'ailleurs que les patrouilles vont pouvoir reprendre progressivement, y compris à Kidal, lieu de cristallisation de toutes les passions et parfois théâtre de tous les incidents. Un calendrier a été fixé après cet attentat. C'est une réaction saine, qui doit s'accompagner d'initiatives politiques des autorités maliennes. Le président malien a pris des engagements lors du sommet Afrique-France de Bamako ; je dois le revoir vendredi soir. Je demanderai que ces initiatives politiques soient effectivement prises.
Les initiatives politiques sont simples : il s'agit d'afficher une volonté de décentralisation pour le Nord, et de mettre en place des autorités intérimaires afin de permettre l'engagement de l'action de décentralisation inscrite dans les accords d'Alger.
L'Algérie a joué le rôle que l'on attendait d'elle en exerçant une pression suffisamment forte pour faire avancer les choses et, globalement, l'évolution paraît plutôt positive pour ce qui est des groupes signataires. Cela dit, je reste prudent, car il est déjà arrivé à plusieurs reprises que des engagements soient pris et des calendriers établis, sans que cela soit suivi des effets attendus.
Pour ce qui est des groupes non-signataires – les groupes terroristes –, nous assistons actuellement à un renforcement, alimenté notamment par des trafics de drogue, de divers groupes – Ansar Dine, al Mourabitoune et les groupes peuls du Front de libération du Macina, qui commencent à s'organiser – autour du rebelle touareg Iyad Ag Ghali, qui joue un rôle fédérateur. Tous ces groupes, qui contribuent à la fragilisation de la situation, ne mènent plus des actions semblables à celles de 2013, mais des actions asymétriques basées sur l'utilisation fréquente d'engins explosifs improvisés, souvent mis en oeuvre au cours d'actions kamikazes. Tout cela nécessite une très grande vigilance de notre part : c'est la raison d'être de l'opération Barkhane, étant précisé que la MINUSMA nous faciliterait la tâche en jouant pleinement son rôle, qui consiste à occuper le territoire afin d'assurer le respect des accords d'Alger.
Une remarque pour la suite, pour mon successeur : n'oublions pas que Daech et al-Qaïda sont cousins Si l'on se focalise sur Daech depuis deux ou trois ans pour les raisons tout à fait justes, à savoir la nécessité de continuer la lutte, après les attentats, contre une organisation constituée en proto-État – en réalité une armée terroriste – ayant une stratégie d'occupation des territoires, il ne faut pas perdre de vue pour autant l'expansion internationale du terrorisme de l'islam radical qui, demain, peut passer par d'autres moyens que Daech. Il faut donc combattre également al-Qaïda et veiller à empêcher que des résurgences de ce mouvement dans la bande sahélo-saharienne ne s'organisent suffisamment pour constituer une menace. Nous devons aussi rester très vigilants sur la situation au Yémen et autour du lac Tchad, avec Boko Haram.
Les attaques lancées l'année dernière contre des hôtels à Bamako, Ouagadougou et Grand Bassam étaient le fait d'AQMI, non de Daech. Pour ce qui est de la lutte contre Boko Haram, la situation est en voie d'amélioration. En collaboration avec le Royaume-Uni et les États-Unis, nous avons mis en place une cellule de coordination et de liaison pour le renseignement, basée à N'Djamena, et qui fournit des informations à la Force multinationale mixte constituée de troupes fournies par le Nigeria, le Tchad, le Cameroun, le Niger et le Bénin, afin de combattre Boko Haram. Avec le temps, la coordination progresse et nous avons constaté en fin d'année une amélioration des résultats obtenus par les forces armées locales, à commencer par celles du Nigeria. À la fin de l'année dernière, ces forces ont pris Camp Zéro, le repaire d'Abubakar Shekau situé au coeur de la forêt de Sambisa, et ont dispersé ses combattants. Dans les zones reconquises, la population revient, la vie reprend son cours et les écoles rouvrent.
Cela dit, ces avancées se sont faites surtout au détriment de la branche « historique » de Boko Haram, dirigée par Shekau ; il faut désormais tenir compte d'une nouvelle branche, l'ISWAP, dirigée par Al Barnawi, qui a fait allégeance à Daech et commence à mener des actions offensives. Nous soutenons la lutte contre cette branche grâce à notre action de conseil tactique et, à l'occasion, par un soutien au Niger, lorsque les frontières nigériennes sont franchies par des groupes terroristes.
Pour ce qui est de l'opération Sangaris, je voudrais rendre hommage aux soldats qui ont servi sur un théâtre d'opérations très éprouvant, où ils avaient affaire à plusieurs ennemis difficilement identifiables, ce qui a donné lieu pendant près de trois ans à un chaos généralisé et à d'épouvantables scènes de massacre. On imagine le stress auquel ont été soumis nos militaires durant toute la période de leur engagement, et je pense tout particulièrement aux quatre d'entre eux qui ont perdu la vie lors de cette opération, dont j'ai prononcé la clôture le 31 octobre dernier à Bangui.
Les élections de 2016 ont porté au pouvoir un nouveau président de la République, Faustin-Archange Touadéra et abouti à la mise en place d'un parlement devant lequel j'ai eu l'occasion de m'exprimer. La MINUSCA, que nous avions sollicitée, s'est installée et impose sa présence. La France contribue également à la mission européenne de formation des forces armées centrafricaines (EUTM RCA).
Le regain de violence qu'a connu le pays ces jours derniers trouve son origine dans la recomposition des alliances au sein de la rébellion Seleka. Les Peuls d'Ali Darass sont aujourd'hui menacés à Bambari par les autres composantes plus radicales du mouvement, en l'occurrence le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC) dirigé par Noureddin Adam. La MINUSCA s'est déployée et a engagé sa force de réaction rapide, armée par le contingent portugais. De notre côté, nous avons effectué quelques vols de dissuasion, coordonnés avec les Portugais, afin de montrer que notre aviation était prête à intervenir en cas de besoin.
Au total, on peut considérer que la mise en oeuvre de l'opération Sangaris et, plus généralement, la présence française en République centrafricaine auront permis d'éviter au pays de s'enfoncer dans un nouveau cycle de massacres – même s'il convient de rester vigilant.
Quelques mots pour ce qui concerne le territoire national. Je rappelle que la menace reste très élevée et que, dès lors, le maintien de l'opération Sentinelle est aujourd'hui pleinement justifié. Comme cela avait déjà été le cas par le passé, nos soldats ont montré, lors de l'attaque perpétrée au Louvre au début du mois, une réactivité et un sang-froid prouvant que la formation préalable à laquelle ils sont soumis est efficace en ce qu'elle leur permet, le moment venu, de mettre en oeuvre une riposte graduée, allant jusqu'à l'engagement de leur arme. J'ajoute que, selon les premiers éléments de l'enquête, l'assaillant ne s'attendait pas à trouver des soldats à cet endroit, ce qui tend à montrer qu'ils ont joué le rôle de bouclier plutôt que de cible.
Si les débuts de l'opération Sentinelle n'ont pas été sans difficultés, ce qui s'explique en partie par le contexte du moment, nous pouvons nous féliciter d'avoir mis sur pied un dispositif tout à la fois souple, réactif et mobile – grâce aux moyens matériels mis en oeuvre, qu'il s'agisse des véhicules ou des éléments de transmission spécifiques. Par ailleurs, avoir réussi à faire passer la force opérationnelle terrestre de 66 000 à 77 000 hommes, objectif atteint en janvier dernier, nous permet de souffler un peu. Le recrutement s'est étendu sur deux ans. L'expérience, bien organisée comme elle le fut, se révèle fructueuse. J'ai visité des unités où le passage au cinquième escadron ou à la cinquième compagnie est apprécié et montre que le dispositif est arrivé à maturité. Nous sommes désormais de plus en plus en mesure de déployer, sans porter atteinte à nos capacités d'intervention extérieure, 7 000 hommes en permanence, avec une réserve stratégique de 3 000 hommes pouvant être mobilisés dans l'hypothèse où surviendrait un événement d'une gravité particulière.
Nous devons cependant faire face à la mise en oeuvre par Daech d'une stratégie de compensation médiatique : l'organisation terroriste cherche ainsi à masquer son recul en Irak et en Syrie par une augmentation de ses actions directes ou commanditées en Occident – la France n'est pas la seule à être visée. Nous sommes désormais face à des menaces plutôt endogènes dans la mesure où les mouvements de combattants ne se produisent plus depuis la reprise de Al-Bab et Mambij en Syrie.
Pour ce qui est de la réserve, la montée en puissance de la garde nationale va permettre de faire passer nos effectifs de réservistes de 27 000 à 40 000 à l'horizon 2018-2019. Afin d'améliorer l'attractivité du dispositif, nous avons décidé que les jeunes s'engageant dans la réserve opérationnelle pourraient bénéficier d'une subvention pour passer le permis de conduire, d'une allocation étudiant, ainsi que d'une prise en compte de leur présence au sein de la réserve dans le cadre du dispositif de valorisation des compétences. L'augmentation des effectifs s'accompagne de celle du taux moyen d'activité qui, à terme, va passer de 23 jours à 37 jours, ce qui constitue un autre motif de satisfaction.
J'en viens enfin à la position de la France dans le contexte européen, et notamment aux suites de la réunion de l'Alliance atlantique à Bruxelles. Trois événements importants ont eu lieu la semaine dernière : la réunion du Conseil des ministres de la Défense de l'OTAN, qui a donné lieu à une intervention du général Mattis ; l'entretien en tête à tête que j'ai eu avec le secrétaire à la Défense ; enfin le forum de Munich, au cours duquel est intervenu Mike Pence, vice-président des États-Unis.
Ces différentes rencontres ont été l'occasion d'une réaffirmation des grands principes du lien transatlantique ; du fait que l'Alliance est une alliance nucléaire – ce que l'on oublie parfois ; du fait qu'il convient de rester vigilant à 360°, et non seulement à l'est, pour ce qui est des missions de l'Alliance ; enfin, du fait que nous devons nous interroger sur le rôle de l'Alliance en matière de contre-terrorisme. Après les déclarations, récemment entendues, selon lesquelles l'OTAN serait une organisation obsolète, il était plutôt rassurant de s'entendre dire le contraire par les plus hautes autorités américaines, notamment le vice-président – venant du général Mattis, commandant suprême du Commandement allié de transformation (SACT) de l'Alliance atlantique entre 2007 et 2009, une telle affirmation n'avait rien de surprenant.
Quoi qu'il en soit, nous prenons acte de ces déclarations et espérons qu'elles se trouveront confirmées lors de la réunion des chefs d'État et de gouvernement de l'Alliance qui aura lieu le 22 mai prochain, en présence du président Trump. La semaine dernière, nous avons insisté sur la nécessité d'une réforme de l'Alliance – un sujet sur lequel la France est à l'offensive. La donne change ; il faut que l'Alliance s'adapte, se montre plus agile, plus souple, moins technocratique, afin d'être en mesure de mieux assumer ses responsabilités. Si elle n'est pas unanimement partagée, cette vision a été soutenue, au moins publiquement, par James Mattis.
Pour les autorités américaines, le sujet principal résidait dans la nécessité de voir l'ensemble des pays membres de l'OTAN – singulièrement les États de l'Union européenne, mais aussi le Canada – se rallier à l'objectif d'affectation de 2 % du PIB au budget de la défense. Ce discours, que l'on entend depuis le sommet de l'OTAN à Newport en 2014, ne nous visait pas directement, et l'objectif précité est d'ailleurs inscrit dans notre loi de programmation militaire pour 2014-2019. Pour 2016, si l'on intègre l'ensemble des dépenses, la France en est à 1,82 % du PIB : nous ne sommes donc plus très loin du but, mais l'effort doit être poursuivi pour l'atteindre.
Cela dit, il ne faut pas se focaliser sur les 2 % : pour que cet objectif ait un sens, il faut l'assortir d'une condition complémentaire, à savoir que 20 % des crédits correspondants soient affectés à l'investissement – c'était le deuxième critère de Newport. Si nous remplissons aujourd'hui cette condition, certains en sont loin, alors même qu'ils ont atteint l'objectif des 2 % : on peut avoir des armées pléthoriques en personnels, mais sous-dotées en matériels, avec les conséquences que l'on imagine en termes d'efficacité.
Par ailleurs, comme j'ai eu l'occasion de l'affirmer devant mes homologues, les objectifs financiers ne suffisent pas : encore faut-il s'engager réellement. C'est là qu'on peut se retrouver quelque peu en délicatesse avec certains pays européens. L'OTAN n'est pas une assurance. Il faut parfois se résoudre à payer le prix du sang.