La réorientation des activités d'Alcatel-Lucent vers le marché américain, associée à ses difficultés structurelles et conjoncturelles et au refinancement récent de sa dette par le Crédit suisse et Goldman Sachs, peut laisser craindre un démantèlement à court terme, au profit de la R&D chinoise et américaine. Cette tentation du démantèlement ne se limiterait probablement pas à la cession d'actifs comme Alcatel-Lucent Enterprise ou Alcatel-Lucent Submarine Networks. Elle pourrait s'étendre à l'activité IP, la plus rentable du groupe, qui serait « détourée » pour être maintenue en Amérique du Nord, ce qui consacrerait la quasi-disparition d'Alcatel-Lucent en France et en Europe.
Avec nos fédérations de la métallurgie, nous avons demandé au Gouvernement de surveiller de près toute cession ou tout changement juridique du groupe, qui pourrait isoler ses branches rentables et sacrifier le reste. Nous craignons qu'une partie du conseil d'administration et du management anglo-saxon d'Alcatel-Lucent, aidée par certains patrons européens très libéraux du groupe, n'opte pour un retrait du marché européen. La vente ou le nantissement de brevets aggraverait encore les difficultés, en limitant les marges.
Les actifs dits verticalisés présentent un intérêt stratégique majeur : l'activité câbles sous-marins est une clé de la maîtrise des liaisons internationales à haut débit ; l'activité « Entreprise », qui équipe de nombreuses administrations et collectivités territoriales, constitue un enjeu essentiel pour la sécurité des réseaux.
Si le groupe devait, comme il l'a envisagé, vendre cette année Alcatel-Lucent Submarine Networks (ASN), le fonds stratégique d'investissement (FSI) devrait prendre une partie du capital. L'activité – R&D, usine, bateaux – devrait alors être conservée dans sa forme actuelle, et un partenariat avec Alcatel-Lucent devrait être maintenu.
La situation financière du groupe conditionne sa survie. Alcatel-Lucent doit rembourser près de 2,5 milliards d'euros d'ici à 2015, alors que le groupe est considéré par les banques, par le marché obligataire et par les analystes financiers comme un investissement spéculatif à haut risque. Les 2 milliards empruntés à Goldman Sachs et au Crédit Suisse, qui éloignent provisoirement le spectre d'une cessation de paiement, ne procurent qu'un répit de trois ans, au prix d'intérêts supplémentaires et d'un risque de nantissement à partir de 2016.
Le chiffre d'affaires est en constante diminution. Alcaltel-Lucent enregistre des pertes d'exploitation depuis le début de 2012, notamment sous l'effet de l'effondrement de la marge brute, et consomme chaque année un milliard de trésorerie que l'activité ne permet pas de reconstituer. Les ventes précédentes d'actifs – participation dans Thales, usine d'Annecy, Genesys – ont écarté à court terme le risque de faillite mais cette stratégie, qui n'est pas viable économiquement, n'aura qu'un temps.
La baisse du chiffre d'affaires dans la région Europe-Moyen-Orient-Afrique (EMOA) est en partie liée à des décisions de stratégie commerciale « au plus près du client », qui ont provoqué le licenciement de salariés français et européens chargés des contrats export au profit d'embauches locales. Il en ressort une perte de compétences, qu'aggrave un turn-over important dans certains pays. À cela s'ajoute la méconnaissance des réalités géopolitiques du business en Afrique et au Moyen-Orient. Les décisions récentes d'externalisation des ventes face aux « petits clients » ne sont pas de nature à faciliter la reconquête du marché.
Ces mauvais résultats tiennent à la stratégie de la direction générale. En écho au rapport Gallois, le Gouvernement doit se donner les moyens de peser sur la gouvernance du groupe et intervenir de manière ferme et urgente pour soutenir une activité qu'il reconnaît comme stratégique. La place des technologies de l'information et des télécommunications (TIC) est prépondérante pour notre avenir économique et pour celui de l'Europe. Une feuille de route élaborée avec un État stratège permettrait de lier les intérêts communs du pays et du groupe.
Plusieurs pistes sont à explorer pour préserver l'avenir de celui-ci : rééchelonnement de la dette, apport d'une garantie financière limitée dans le temps et montée au capital via le FSI, ou intervention de la Caisse des dépôts, de la Banque publique d'investissement ou de l'Agence des participations de l'État. D'autre part, il est anormal qu'aucune banque française ne soutienne le groupe. Les établissements financiers ne peuvent recevoir le soutien de l'État sans soutenir à leur tour les entreprises !
Sécuriser financièrement Alcatel-Lucent à long terme lui ouvrirait les marchés de demain : ceux de la région EMOA, où les opérateurs vont devoir investir massivement dans la quatrième génération de téléphonie mobile (4G) et dans le très haut débit.