Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 5 juillet 2012 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Monsieur Raimbourg, je ne confonds pas la demande de sécurité et celle de justice. Vous les avez bien distinguées vous aussi, alors que M. Fenech, lui, m'a simplement demandé comment j'entends répondre à la demande de sécurité. Dans mes fonctions, je n'ai la responsabilité que de répondre à la demande de justice. Il ne vous a pas échappé que le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice coopèrent largement. Nous avons d'ailleurs convenu avec mon collègue de l'Intérieur de nous rencontrer régulièrement. Cela nous donnera, par exemple, l'occasion d'évoquer le sujet de la police judiciaire. Si ce service est porté à la fois par la police et la Justice, il importe de bien séparer leurs missions respectives, qu'il ne saurait être question de confondre dans un État de droit.

Il n'est pas rare, par un effet d'optique, que la direction de l'administration pénitentiaire, dotée de missions bien particulières, soit considérée comme une entité autonome. Elle fait pourtant intimement partie du ministère de la Justice, tout comme la politique pénitentiaire se fonde sur la politique pénale. Celle-ci a été ces dernières années centrée sur l'incarcération, d'où la surpopulation carcérale aujourd'hui constatée. En dépit de la loi de 2004 qui prévoit de tout faire pour les éviter car elles favorisent la récidive, les sorties sèches de prison demeurent trop fréquentes. Notre objectif n'est pas de créer je ne sais combien de places de prison, mais de travailler à la réinsertion des détenus et de prévenir efficacement la récidive car là est bien l'important pour éviter de nouvelles victimes. On ne peut pas à la fois d'un côté, dans un grand élan de compassion, prétendre avoir le souci des victimes et de l'autre mener une politique pénale génératrice de surpopulation carcérale, ne pas donner aux SPIP les moyens d'accompagner les détenus, laisser les conditions de détention compliquer le travail des surveillants et nourrir la violence. Si nous souhaitons favoriser la réinsertion, c'est pour lutter contre la récidive. Nous nous en donnerons les moyens.

S'agissant des juges d'instruction, dont je vais très bientôt recevoir les représentants, je ne reviens pas sur les multiples problèmes qui se posent et que vous connaissez bien : constitution de pôles de l'instruction, localisation et spécialisation de ces pôles, moyens de garantir qu'ils puissent mener des enquêtes spécialisées en toute indépendance, en particulier pour les faits de délinquance économique et financière… Je ne fais sur ce point aucun procès d'intention, monsieur Fenech. Je m'appuie sur des chiffres vérifiables. Hautement consciente de la responsabilité qui est aujourd'hui la mienne, soyez assuré que je n'affirme rien qui ne soit avéré. En matière de délinquance économique et financière, pour le seul pôle de Paris, le nombre d'enquêtes confiées à un juge d'instruction est tombé de cent à dix entre 2006 et 2011, depuis qu'a été détricotée toute la législation afférente – ce n'est pas moi en l'espèce, monsieur Fenech, qui ait détricoté quoi que ce soit ! Ces données chiffrées, je les ai trouvées en arrivant place Vendôme.

Oui, il faut rationaliser notre organisation judicaire. Des tribunaux de première instance peuvent y contribuer. Se pose la double question de la thématisation et de la territorialisation.

J'en viens à l'articulation de notre droit avec le droit européen. J'ai participé début juin, avec plusieurs membres de la direction des affaires criminelles et des grâces, au Conseil européen Justice et affaires intérieures. Un autre se tiendra à l'automne. Nous sommes et demeurerons très mobilisés au niveau européen. Les transpositions affectent d'ores et déjà quelque 60 % de notre législation. Les décisions prises au niveau européen ne vont pas toujours dans le sens que nous souhaiterions, comme récemment sur les données personnelles. Nous nous mobilisons pour que les dispositions les plus protectrices de notre droit en ce domaine, issues notamment de la loi de 1978 ayant créé la CNIL, soient reprises dans le droit communautaire. Nous travaillons maintenant sur l'établissement qui stockera les données personnelles, ce qui déterminera la juridiction compétente. L'important avec l'Europe est que les échanges se fassent dans les deux sens : nous ne sommes pas seulement réduits à transposer le droit communautaire, nous cherchons aussi à faire en sorte que notre droit l'irrigue. Cela vaut par exemple pour la protection des sources des journalistes.

Monsieur Fenech, vous m'avez fait un long procès, m'attribuant des propos que je n'ai jamais tenus. Nous avons le droit d'avoir des divergences. Elles sont nettes pour ce qui est de la politique pénale ou de la politique pénitentiaire. Confrontons nos points de vue mais dans le respect de la vérité. Je répondrai, pour ma part, à ce que vous dites, pas à ce qu'on me rapporte que vous avez dit. Reprenez les propos que je tiens publiquement si vous le souhaitez mais tenez-vous en là. Vous affirmez que j'aurais souhaité que se développent les rencontres entre les agresseurs et leurs victimes. Jamais je n'ai dit cela.

J'ai assisté à la troisième journée des vingt-septièmes assises nationales de la fédération des associations d'aide aux victimes, l'INAVEM, dont le thème était : « Victime et auteur : la possible rencontre. Passer d'un regard qui dévisage à un regard qui envisage. » Certains intervenants suisses ou canadiens ont relaté des expériences de rencontres, menées dans leur pays, entre les auteurs et les victimes d'infraction. Il s'agit d'un processus de médiation auquel les deux parties participent librement, sans aucune contrainte. Pour se reconstruire, une victime peut en effet souhaiter rencontrer les auteurs de l'infraction. De telles expériences se déroulent actuellement en France, par exemple à Poissy. J'ai déclaré aux assises de l'INAVEM – et répété devant les médias qui me pressaient de prendre position – que la fédération pouvait développer sa réflexion en conduisant ses expériences et en profitant de celles des autres : cette démarche est empreinte d'une grande générosité, mais, pour ma part, en tant que garde des Sceaux, je n'oublie pas que la justice a précisément pour fonction de mettre un terme au face à face entre l'auteur et la victime. L'INAVEM réclame par ailleurs la création d'une « contribution victime », alimentée par une taxe sur les amendes. Là aussi, par un biais financier, on se retrouverait dans le face à face.

Je connais la hauteur et la noblesse des missions de justice. On peut m'adresser bien des reproches, on apprécie et on appréciera mon caractère comme on le voudra, on m'a prêté et on me prêtera bien des déclarations, mais on ne peut nier les principes qui fondent mon action. Je vous demande de tenir compte de ce que je dis, de ce que j'écris, de ce que j'énonce publiquement : c'est sur cette base que pourra s'établir un vrai débat, dût-il nous conduire à constater nos divergences.

Monsieur Fenech, l'automaticité des peines plancher trahit une défiance à l'égard du juge, en mettant en doute sa capacité à apprécier une situation. Vous-même, dans la loi d'août 2011, avez prévu dans le parcours pénal la procédure de la césure – qui, c'est vrai, n'est pas exactement ce que l'on est en droit d'attendre, je renvoie à ce propos aux travaux de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.

Vous m'accusez d'envoyer un mauvais signal aux multirécidivistes. Vous savez pourtant que les peines plancher ne concernent pas ceux qui sont déjà lourdement sanctionnés par le code pénal. En la matière, c'est chez vous qu'on trouve la propagande et les slogans ; moi, je ne fais pas de l'agit-prop, je m'appuie sur des chiffres, sur des résultats de procédures.

Des débats de grande qualité ont eu lieu à l'Assemblée et au Sénat sur la rétention de sûreté. C'est pour contourner le principe de non-rétroactivité que – dans un montage certes un peu subtil – la surveillance de sûreté a été liée à la rétention de sûreté. On ne punit pas quelqu'un pour un acte qu'il n'a pas commis : quoi de plus démocratique que ce principe ?

Il existe d'autres dispositifs post-peine, tels le suivi socio-judiciaire – qui manque de moyens et en a même perdu ces cinq dernières années – ou la surveillance judiciaire. Une évaluation déterminera s'il est possible de les améliorer.

Certains ont eu un haut-le-coeur en m'entendant dire que, lorsqu'elle est aux responsabilités, la gauche prend des mesures en faveur de l'indépendance des parquets. Avaient-ils oublié ce premier mouvement lorsqu'ils m'ont reproché d'être opposée à l'indépendance des parquets ?

En ce qui concerne les instructions individuelles, j'ai réuni les chefs de cour en début de semaine et deux procureurs généraux m'ont expliqué qu'ils se sentaient parfois un peu seuls, qu'ils avaient alors besoin d'indications : les exemples qu'ils m'ont donnés prouvent que les remontées en provenance des juridictions sont exclusivement techniques et juridiques. Tous les jours, en effet, les juridictions adressent à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), à la direction des affaires civiles et du Sceau (DACS) ou à la direction des services judiciaires (DSJ) des informations techniques et juridiques. Un procureur général peut, par exemple, avoir besoin d'aide s'il se trouve face à un justiciable étranger dont il ignore le statut diplomatique. La Chancellerie explique alors l'état du droit, dit ce qu'il est possible de faire. Une juridiction confrontée à une cascade de plans sociaux peut également avoir besoin de s'adosser aux services de la Chancellerie. La DACS fournit alors des éléments de droit qui permettent de faire face à la situation. Pour sa part, éclairée par ces informations, la Chancellerie peut anticiper et, si un procès important doit intervenir dans un ressort, prévoir les renforts nécessaires en moyens logistiques et en effectifs. La remontée des informations sert également à alimenter la politique pénale, à mieux l'ajuster. Elle n'est ni illégale ni inutile et ne remplace pas les instructions individuelles.

En ce qui concerne l'efficacité de la politique pénale et pénitentiaire, permettez-moi de rappeler que si, en 2007, on a enregistré 90 000 entrées en prison, on a constaté un tassement en 2008 – 81 000 – et une remontée en 2009 – 88 000. Vous me demandez pourquoi, malgré la surpopulation carcérale, je ne veux pas des milliers de places supplémentaires. Mais c'est la politique pénale qui fonde la politique pénitentiaire, et notre politique pénale ne se confondra plus avec une course à l'incarcération !

Des besoins existent, cependant, et les programmes de rénovation seront maintenus. Vendredi dernier, j'ai demandé aux quinze membres de mon cabinet, accompagnés des directeurs, des directeurs adjoints et du numéro trois des services, d'aller, sur le terrain, visiter des lieux de détention dans les juridictions. Le soir même, a eu lieu une séance de restitution. Certains sont revenus bouleversés de ce qu'ils avaient vu : dortoirs de onze ou douze personnes, murs qui suintent, vétusté des réseaux électriques…

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