La séance est ouverte à 9 heures 30.
Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.
La Commission procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice pour la première audition organisée par notre Commission. Comme nous en avons décidé hier, notre Commission siègera aussi les jeudis matins, et je suis ravi d'inaugurer ainsi cette nouvelle pratique. Nous souhaitions que vous soyez la première membre du Gouvernement à être auditionnée par notre Commission. Tel était également votre souhait. Je vous remercie pour votre disponibilité.
Dans la cité utopique de Thomas More, tout est ordre et harmonie – point n'y est même besoin de canaux tant le débit des fleuves y est parfaitement régulier ! Nous, nous vivons dans une société où la faute existe, le manquement et l'erreur aussi, si bien que nous avons besoin de réparation et de sanctions, et, partant, de justice. Nous vous avons invitée aujourd'hui, madame la garde des Sceaux, pour que vous nous parliez de justice, pas nécessairement de lois. Ce sont les utopistes qui sont friands de lois, se plaisant à imaginer les codes qui réguleraient la communauté politique qu'ils appellent de leurs voeux. Je ne suis pas utopiste, mais je crois à la justice. J'aimerais donc, avec mes collègues, que vous nous parliez de cette justice, où se côtoient les membres d'une humanité ordinaire que le malheur réunit, de cette justice qui dispose aujourd'hui de moins de moyens, ne jouit souvent que d'une faible reconnaissance et qui pourtant, parfois même en se trompant, inlassablement essaie de construire ou de reconstruire un vivre-ensemble. Parlez-nous des actions que vous avez déjà engagées depuis votre nomination à la Chancellerie et de la politique que vous envisagez de conduire dans les années à venir. Puis nos collègues vous interrogeront.
Je vous remercie, mesdames et messieurs les députés, de votre présence nombreuse ce matin. Au moment où vous prenez vos fonctions, j'adresse à chacune et chacun d'entre vous, élu pour la première fois ou réélu, mes félicitations personnelles pour la confiance que vous ont témoignée vos électeurs. J'ai été sensible, monsieur le président, à votre invitation à venir m'exprimer devant votre commission et c'est bien volontiers que je me plie, la première, à cet exercice dont, pour avoir siégé durant quatre législatures dans cette maison, je sais combien il est fructueux pour les parlementaires mais aussi difficile pour le ministre.
Je ne suis pas indifférente, monsieur le président, à votre approche lyrique de la justice. Je la garderai présente à l'esprit pour qu'elle guide mon action. Je ne rêve pas d'une société parfaite, j'aime les hommes, avec leurs défauts, leurs faiblesses et leur vulnérabilité. C'est par le vivre ensemble, auquel contribue en effet la justice, que nous aidons chacun à dépasser ses défaillances, dont toutes d'ailleurs ne donnent pas lieu à action judiciaire.
La justice est un service public tout à fait particulier en ce qu'elle structure l'État de droit et la société démocratique. Elle répond aux besoins quotidiens des citoyens : n'oublions pas que les affaires civiles représentent 70 % de son activité, ce que les affaires pénales, plus médiatiques, tapageuses et faciles à mettre en scène ont tendance à faire oublier. La justice civile occupera une place extrêmement importante dans les réformes que j'ai l'intention de conduire.
Héritiers d'une situation, il convient que nous commencions par dresser un état des lieux avant de tracer de nouvelles orientations. Cela doit nous éviter certaines erreurs de méthode qui ont pu être commises par le passé.
Mon premier engagement est de mettre un terme à la frénésie législative. Lors de mes consultations et de mes déplacements, partout, de manière quasi-unanime, il m'est demandé une pause législative. Je m'engage à ce qu'aucune réforme ne soit lancée sans concertation préalable, notamment avec ceux appelés à la mettre en oeuvre. L'inflation législative de ces dernières années est avérée, avec une trentaine de lois pénales en cinq ans. Pour autant, les dispositifs mis en place, parfois bien conçus, grâce notamment aux études d'impact, désormais obligatoires et en général bien menées, ont souvent manqué d'efficacité, péchant dans leur application. Tel a été le cas de la réforme de l'hospitalisation d'office pour laquelle les moyens n'ont pas suivi.
Nous avons trop souvent eu affaire sous la précédente législature à des lois réactives, donc par nature peu prospectives. Inefficaces, ces textes ont été source d'insécurité juridique, aussi bien pour les praticiens du droit que pour les justiciables. Rendant la loi moins lisible, ils en ont amoindri la force en même temps qu'ils ont porté atteinte à la crédibilité de la parole ministérielle. Je m'engage, pour ma part, à tenir le plus grand compte des remontées en provenance des juridictions et de toute l'expérience née de la pratique judiciaire. La concertation et la consultation seront mes règles de travail. Le dialogue sera constant tout d'abord entre l'exécutif et le législatif, et, au-delà, avec les organisations professionnelles, les syndicats, les associations, les chercheurs.
Ces dernières années, les lois relatives à la justice ont, la plupart du temps, été adoptées après déclaration d'urgence. Je m'engage, pour ma part, à respecter la maturation du travail législatif et à laisser projets et propositions de loi suivre le cours normal de leur examen par les deux chambres. Cela commence mal, me direz-vous, avec le projet de loi relatif au harcèlement sexuel, qui sera très prochainement examiné après engagement de la procédure accélérée. Mais après que cette incrimination a, dans les conditions que l'on sait, disparu de notre code pénal, chacun comprendra l'urgence qu'il y avait à pallier le vide juridique ainsi créé.
Dans le souci d'une justice plus cohérente et plus lisible, jamais ne vous seront proposées de mesures isolées. Nous veillerons au contraire à les articuler, de façon qu'elles constituent par leur ensemble un véritable projet politique de réforme de la justice, compréhensible de tous, notamment des citoyens.
La situation dont nous héritons se caractérise aussi par l'asphyxie des tribunaux. Les politiques pénales de ces dernières années, centrées sur l'incarcération, ont abouti à ce qu'on compte aujourd'hui 69 000 détenus pour 57 000 places. Approche pénale, correctionnelle, assises : telles ont été les réponses privilégiées. C'est parfois nécessaire mais l'engorgement des juridictions a lui-même une incidence sur la qualification des infractions, des délits ou des crimes. La multiplication des comparutions immédiates comme l'institution de peines plancher ont conduit à prononcer toujours plus de peines d'incarcération, sans que cela fasse d'ailleurs diminuer les délits graves et les crimes, déjà lourdement réprimés par le code pénal. De tout cela, non seulement le nombre des affaires pénales a explosé, mais le délai de traitement des affaires civiles s'en est trouvé allongé.
L'asphyxie des tribunaux tient également à une demande croissante de justice de la part des citoyens, de plus en plus éduqués et de mieux en mieux informés. Demandeurs d'une plus grande célérité et d'une plus grande efficacité, soucieux que les enquêtes soient menées à charge et à décharge, ils réclament tous les moyens permettant la manifestation de la vérité, comme les analyses ADN, ce qui n'est d'ailleurs pas neutre sur les frais de justice.
Pour lutter contre cette asphyxie, peut-être pourrait-on revoir la présence du juge. Des modifications ont déjà été apportées ces dernières années, notamment en matière de divorce. Il conviendrait sans doute de poursuivre la réflexion sur le sujet en prenant en considération les différentes catégories de divorce, bien entendu.
De même, 42 % des jugements rendus par les tribunaux correctionnels concernant des délits routiers, il faudrait peut-être envisager une réponse partiellement différente. Si l'impératif de sécurité routière exige de ne pas relâcher la pression sur les conducteurs, de façon que les comportements délictueux au volant ne repartent pas à la hausse, il n'en serait pas moins bienvenu de désengorger quelque peu nos tribunaux.
J'en viens au style et à la méthode. Nous avons tous en mémoire la façon dont a été conduite la réforme de la carte judiciaire. Si tous les interlocuteurs que j'ai rencontrés conviennent qu'une réforme était nécessaire, ils sont tout aussi unanimes à considérer qu'il aurait fallu repenser l'organisation judiciaire pour réformer la carte judiciaire. Or, cette réforme, conduite dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), l'a été dans une seule perspective comptable. Menée à rythme soutenu, elle a été vécue comme si brutale que même ceux qui contestent la nouvelle carte me supplient de ne pas rouvrir le chantier au niveau de l'ensemble du pays. Je regarderai donc seulement à quels ajustements il peut être procédé, ressort par ressort, en fonction des remontées du terrain – certains aménagements, il faut le reconnaître, ont été bénéfiques, notamment dans le cadre du programme immobilier. Je souhaite que les personnels se sentent ainsi impliqués et soient associés aux réponses nouvelles qui seront apportées, adaptées à chaque territoire.
Avec la brutalité, la précipitation est une autre méthode dont je souhaite me démarquer. La précipitation a, me semble-t-il, caractérisé la mise en place des citoyens assesseurs. Alors que le dispositif issu de la loi du 10 août 2011 entrait en expérimentation en janvier 2012 dans le ressort des cours d'appel de Dijon et Toulouse, dès février, un arrêté prévoyait son extension aux cours d'appel d'Angers, Bordeaux, Colmar, Douai, Fort-de-France, Lyon, Montpellier et Orléans. J'ai stoppé le mouvement et seules se poursuivront les expérimentations de Dijon et Toulouse. Des remontées nous parviennent du terrain qui permettent une première évaluation. Un point a été fait lundi dernier où je recevais à la Chancellerie les premiers présidents et les procureurs généraux de chacune des trente-sept cours. Ce n'est qu'après une évaluation approfondie de cette expérimentation que nous pourrons dire quels aménagements sont nécessaires. La mise en place de citoyens assesseurs a en effet des conséquences sur l'audiencement lui-même, la durée des audiences, mais aussi le coût de la justice. Nous examinerons aussi ce qu'il convient de faire en matière de formation des assesseurs et d'effectifs, de magistrats et de fonctionnaires.
Se précipiter, voilà une erreur que nous ne ferons pas ! Nous respecterons les savoir-faire des professionnels du service public de la justice, où la ressource humaine est d'une extrême qualité. L'expérience, le vécu et la réflexion qui les accompagnent constituent des atouts précieux. Pour ma part, j'ai bien l'intention de puiser abondamment dans cette mine d'or et donc de consulter beaucoup.
J'ai de même commencé de relancer le dialogue social. Il y a deux jours, j'ai présidé le comité technique ministériel, instance qui réunit tous les syndicats de toutes les catégories de métiers judiciaires et où il est possible d'aborder ensemble tous les sujets de fond, notamment les réformes. Cela faisait plusieurs années que le garde des Sceaux n'avait pas présidé ce comité.
Soucieuse d'une justice impartiale, je ne donnerai pas d'instructions individuelles. L'exécutif demeurant responsable de la cohérence de la politique pénale sur l'ensemble du territoire, une circulaire d'action publique sera publiée d'ici à la mi-juillet.
Les engagements du Président de la République sur le service public de la justice, rappelés par le Premier ministre dans son discours de politique générale, guideront notre action.
Premier de ces engagements : une justice impartiale et sereine. Des réformes constitutionnelles seront nécessaires. Des engagements ont été pris concernant l'indépendance de la justice. La gauche est tout particulièrement crédible sur ce point car les grandes réformes qui ont fait progresser cette indépendance ont été conduites lorsqu'elle a été aux responsabilités.
Dans l'échange de questions et de réponses à suivre, qui devrait être plus polémique, vous aurez tout loisir de valoriser les réformes engagées par des membres de l'ancienne majorité. Si la justice doit être apaisée, l'expression au Parlement ne l'est pas nécessairement. Le pluralisme des opinions est le propre de la démocratie. Il faut se féliciter que chacun défende avec passion ce en quoi il croit quand il s'agit d'un service aussi important pour l'État de droit que celui de la justice, et j'espère bien que nous ne croyons pas tous en la même chose. C'est d'ailleurs cela même qui justifie l'alternance.
Une justice impartiale et sereine, disais-je. Beaucoup doit être porté au crédit de la gauche en matière d'indépendance de la justice : suppression en 1981 des juridictions d'exception, de la Cour de sûreté de l'État et des tribunaux militaires, fin en 1997 des instructions individuelles et réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), votée par l'Assemblée nationale et le Sénat, mais qui n'a pu l'être par le Congrès, le Président de la République de l'époque ayant refusé de le convoquer.
Au niveau constitutionnel, plusieurs chantiers sont ouverts. Tout d'abord, celui de la réforme du CSM, qu'il s'agisse du mode de désignation de ses membres, de sa présidence, de ses compétences, de ses pouvoirs, de son rôle en matière disciplinaire, de ses moyens de fonctionnement…
Ensuite, la réforme du Parquet. Il n'y aura plus, il n'y aura pas, je l'ai dit, d'instructions individuelles, mais il continuera bien entendu d'y avoir des instructions générales et impersonnelles, ce qui ne signifie d'ailleurs pas qu'elles doivent nécessairement concerner l'intégralité du territoire. Une situation donnée en un lieu donné ou des actions répétitives sur un même mode opératoire peuvent justifier une instruction générale et impersonnelle. En cas de conflit routier par exemple, une telle instruction peut indiquer au Parquet à partir de quels éléments du code traiter les incidents. En sens inverse, les remontées d'informations techniques et juridiques en provenance des juridictions alimentent la politique pénale.
L'article 30 du code de procédure pénale, introduit par la loi du 9 mars 2004, dispose que le garde des Sceaux conduit la politique d'action publique. Cela ne me paraît pas un progrès démocratique. Nous sommes nombreux ici à penser que s'il appartient au garde des Sceaux de définir la politique pénale sur l'ensemble du territoire, l'action publique doit être exercée par les parquets. Si les procureurs généraux peuvent, eux, continuer de donner des instructions, il faut leur donner des garanties statutaires. Cela renvoie à la réforme de leur statut.
Toujours en matière de réformes d'ordre constitutionnel, le Président de la République s'est engagé à supprimer la Cour de justice de la République, sur laquelle pèse à tort mais systématiquement, la suspicion. Sa composition est en effet de nature à faire douter de son impartialité et demeure posée la question des critères de recevabilité des plaintes.
Autre chantier : la réforme du statut pénal du Chef de l'État et du Conseil constitutionnel.
Nous maintiendrons les juges d'instruction. Nous sommes en effet persuadés de leur rôle indispensable pour conduire des enquêtes indépendantes de qualité, mener à bien des enquêtes dans certains domaines comme celui de la délinquance économique et financière, ou bien encore de la responsabilité en matière de santé et d'environnement. Nous traiterons bien entendu de la collégialité, prévue pour début 2014.
Un mot de la direction de la police judiciaire, sujet à l'ordre du jour de mes discussions avec mon collègue ministre de l'Intérieur. Les articles 12 à 14 du code de procédure pénale définissent les conditions d'exercice et de contrôle de la police judiciaire, placée sous la direction du ministère de la Justice. Il ne s'agit pas de revendiquer le rattachement de la police judiciaire à la Chancellerie mais de s'assurer que celle-ci en assure la direction effective et a bien autorité sur les officiers de police judiciaire.
Presque tous les magistrats pénalistes que j'ai rencontrés m'ont dit que les moyens pour lutter contre la délinquance économique et financière avaient été considérablement réduits et déplorent une dégradation de la qualité des procédures. Ce sont en effet de plus en plus souvent des agents de police judiciaire qui leur rendent compte. Sans nullement stigmatiser ces agents, force est de reconnaître que se pose la question de leur formation et de leur encadrement. Si les chefs de juridiction considèrent le traitement en temps réel (TTR) comme un progrès, ils conviennent aussi que la moindre qualité de ce qui leur remonte en altère quelque peu l'efficacité.
Impartiale et sereine, la justice doit également être plus proche des citoyens. Cela suppose de tenir compte des évolutions de la société. L'un des premiers textes qui vous sera proposé concernera le mariage et l'adoption pour tous. C'est une demande de la société aujourd'hui et, nous l'avons vu par le passé, celle-ci est souvent en avance sur les institutions. Le sujet est d'extrême importance, touchant à l'état des personnes et ayant de multiples incidences, en matière de filiation, de transmission du nom, de patrimoine, de conventions internationales… Il est aussi d'une très grande technicité juridique. La Chancellerie y travaille de manière approfondie.
Le Président de la République s'est également engagé sur un habeas corpus numérique. Je reviendrai plus en détail sur cette question de la protection des données personnelles, d'ordre à la fois national et européen puisque la directive européenne sur le sujet est en cours de révision. J'ai commencé à travailler avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), laquelle sera associée formellement aux consultations.
Comme le Président de la République en a pris l'engagement, nous introduirons également dans notre droit la notion de préjudice écologique. Sur le sujet, chaque juridiction juge aujourd'hui comme elle le peut, ce qui conduit à une jurisprudence disparate. Les atteintes portées à l'environnement doivent être mieux définies et encadrées.
Nous aurons aussi à revenir sur le sujet de la protection des sources des journalistes, certains éléments de la loi du 4 janvier 2010 exigeant d'être précisés.
Rendre la justice plus accessible passe par une carte judiciaire adaptée mais exige aussi de tenir compte des moyens des justiciables. La taxe de 35 euros désormais exigée pour agir en justice entrave incontestablement l'accès au droit. Mais son produit alimentant le budget de l'aide juridictionnelle, la supprimer risquerait de pénaliser les justiciables éligibles à cette aide. Dans le projet de loi de finances pour 2013, nous travaillerons surtout sur les clauses d'exonération : le plafond de ressources ouvrant droit à l'aide juridictionnelle est aujourd'hui fixé à 929 euros – rappelons que le seuil de pauvreté est à 954 euros. Au-delà des ressources stricto sensu, il faut aussi, à revenu égal, prendre en compte la situation des personnes, celle d'une personne seule n'ayant rien à voir avec celle d'une personne ayant par exemple trois enfants à charge et se trouvant endettée. Pour les années suivantes, nous devrions disposer des résultats des expertises que j'ai lancées sur des pistes alternatives de financement de l'aide juridictionnelle, ce qui permettrait de supprimer la taxe de 35 euros.
Pour ce qui concerne l'action de groupe, plusieurs propositions de loi ont été déposées, sur lesquelles nous nous appuierons.
Il nous faudra aussi mettre de l'ordre dans le maquis des juridictions sociales. Une refonte s'impose afin de gagner en cohérence.
Devra également être abordée la question de la territorialité des tribunaux. L'institution d'un tribunal de première instance, dont l'hypothèse a été formulée, faciliterait l'accès des citoyens à la justice. Les tribunaux doivent aussi être plus ouverts sur la société, avec des assesseurs non professionnels. Nous en avons l'expérience avec les tribunaux pour enfants et l'échevinage. Encore faut-il que ces assesseurs bénéficient de la formation nécessaire.
Sachez que j'ai adressé récemment aux parquets une instruction sur la situation économique générale afin de les alerter sur ce qui peut se passer dans leur ressort et leur demander de coopérer avec les délégués du ministère du Redressement productif, placés dans les préfectures de région et qui, en amont de procédures judiciaires, réfléchiront aux moyens de préserver les intérêts à la fois des entreprises, des salariés et des créanciers, et, lorsqu'une procédure n'aura pu être évitée, veilleront à son bon déroulement et son impartialité. Les parquets peuvent toujours s'appuyer sur les services d'administration centrale de la Chancellerie, en particulier la direction des affaires civiles et du Sceau.
Je ne reviens pas sur l'effort particulier qui sera consenti pour la justice civile.
La justice impartiale, sereine et plus proche des citoyens, que nous appelons de nos voeux, reposera sur une nouvelle politique pénale guidée par quelques grands principes : recherche de l'efficacité en tous domaines et à tous les niveaux du procès pénal ; affirmation sans ambiguïté que la prison ne constitue pas la seule réponse ; meilleure individualisation des peines et du parcours pénal ; plus grande attention portée aux victimes, y compris lorsqu'elles ne se sont pas constituées partie civile ; renforcement de la spécialisation de la justice des mineurs ; garantie du respect en tous points des droits de la défense.
Les peines plancher, tout comme la rétention de sûreté, ayant été instituées par la loi, seule une nouvelle loi pourra les abroger. La nouvelle politique pénale aura aussi des incidences sur les tribunaux correctionnels pour mineurs, le recours à la comparution immédiate et l'aménagement des peines. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
S'agissant de l'immobilier, les programmes de rénovation seront maintenus et les établissements pénitentiaires les plus vétustes fermés. L'objectif annoncé par certains durant la campagne présidentielle de 80 000 places de prison à terme ne sera pas retenu – d'autant que la mesure n'était pas financée ! Pour autant, il faut réduire la surpopulation carcérale. Les aménagements de peine y contribueront. Il faut aussi donner aux services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) les moyens nécessaires pour mieux accompagner les détenus, améliorer leurs chances de réinsertion et ainsi lutter efficacement contre la récidive.
Éminemment respectueuse du Parlement et de la relative maîtrise qu'il a de son ordre du jour, je ne vous donnerai pas maintenant le calendrier précis des réformes. J'indique seulement que le projet de loi relatif au harcèlement sexuel, présenté après engagement de la procédure accélérée, sera débattu en séance plénière au Sénat le 11 juillet et à l'Assemblée nationale le 24 juillet. Quelques-uns des textes que j'ai cités plus haut seront présentés à la rentrée, en particulier le projet de loi ouvrant le mariage et l'adoption à tous.
Sur la justice des mineurs et les centres d'éducation fermés (CEF), vous connaissez les engagements du Président de la République. J'ai demandé à l'inspection générale des services de dresser un état des lieux : répartition des établissements sur le territoire, publics accueillis, manière dont les juges recourent à ces établissements, modalités de sortie pour les mineurs concernés… De là, nous devrions avoir une vision d'ensemble de l'éventail des accueils possibles pour les mineurs délinquants en fonction de leur profil.
Il nous faudra voir aussi la question de la césure du procès pénal, introduite par la loi du 10 août 2011. Nous pourrons nous appuyer sur plusieurs travaux tout à fait intéressants, notamment ceux de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.
D'une façon générale, l'idée est d'individualiser au maximum la peine et le procès pénal, ce qui est exclusif de dispositifs comme les peines plancher qui réduisent la latitude d'appréciation des juges. Alors que ces sanctions automatiques n'ont qu'une incidence dérisoire, sinon nulle, sur la commission de délits graves ou de crimes, elles augmentent beaucoup le nombre de courtes peines prononcées. Il a pourtant été établi que celles-ci favorisent la récidive car elles ne donnent pas le temps d'accompagner les détenus ni de préparer leur réinsertion.
L'aide aux victimes sera une autre priorité, le Premier ministre y a insisté dans son discours de politique générale. Elles se verront ouvrir de nouveaux droits, les associations d'aide seront pérennisées et les bureaux d'aide aux victimes (BAV), qui, de l'avis de tous, magistrats comme avocats, accomplissent un travail remarquable, seront développés. On n'en compte aujourd'hui qu'une cinquantaine pour 165 tribunaux de grande instance.
Une conférence de consensus sera organisée sur la prévention de la récidive. Ce ne sera pas un énième colloque, mais une méthode de travail, un lieu de recueil des avis, de collecte des travaux sur le sujet, de mobilisation des experts, d'étude des expériences conduites à l'étranger, d'évaluations scientifiques. Au terme de ce travail, nous espérons mettre au point collectivement une politique publique plus efficace de prévention de la récidive.
Le Président de la République s'est engagé à supprimer la rétention et la surveillance de sûreté. En revanche nous regarderons de près d'autres dispositifs post-peine, comme le suivi socio-judiciaire et la surveillance judiciaire qui semblent constituer des réponses au souci de suivre un détenu au-delà de sa peine.
Je ne m'étends pas sur la délinquance économique et financière, nous aurons certainement l'occasion d'y revenir au cours de la séance des questions et des réponses.
Contenu, méthode, style, je vous ai tout dit. Je vous ai exposé notre conception du service public de la justice. L'une de nos préoccupations est de rééquilibrer l'effort en matière de justice civile. Sans ouvrir de grand chantier de réforme du code pénal et du code de procédure pénale, nous viserons à les rendre plus cohérents, plus lisibles et sans doute plus rationnels.
Je vous remercie, madame la garde des Sceaux, de la densité et de la précision de votre propos, au travers duquel nous avons pu entrevoir jusqu'à l'ordre du jour du Parlement.
Je donne maintenant la parole à nos collègues.
À mon tour, je vous remercie, madame la garde des Sceaux, de votre exposé complet.
Je me félicite de l'apaisement que vous appelez de vos voeux dans la présentation des textes au Parlement. De tous bords, nous avons souffert sous la précédente législature des saisines en urgence au gré des faits divers. Un apaisement devrait également naître de votre volonté de construire une justice du quotidien, dont Jean-Jacques Urvoas a raison de souligner que c'est l'un des outils du vivre ensemble.
La demande de sécurité demeure très présente dans notre société. L'aggravation constante des peines à laquelle il a été procédé sous la précédente législature n'y a pas apporté de réponse. Comment, selon vous, mieux articuler police et justice ainsi que justice et administration pénitentiaire ? Songez-vous à une nouvelle forme de peine qui, sans être l'incarcération, soit clairement lisible pour nos concitoyens ?
Vous avez dit la nécessité de conserver les juges d'instruction, notamment pour lutter contre la délinquance économique et financière. Mais, comme l'a bien montré un appel des juges, tout est question de saisine et donc de politique pénale. Avez-vous l'intention de relancer la lutte contre cette forme de délinquance, très préjudiciable pour notre société ?
Notre organisation judiciaire est aujourd'hui éminemment complexe. Envisagez-vous de la rationaliser, autour notamment d'un tribunal de première instance ?
Enfin, comment voyez-vous l'articulation entre notre droit et le droit européen, issu des directives mais aussi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui, si elle fait progresser en certains domaines, heurte aussi parfois notre droit ?
En vous écoutant, madame la ministre, j'ai eu l'impression qu'après l'ombre, la lumière enfin était venue. Avant vous, tout était mauvais et il faudrait donc jeter le bébé avec l'eau du bain. Vous avez été particulièrement sévère à l'égard de la majorité précédente. Lois « réactives », justice « peu efficace », insécurité juridique, tribunaux asphyxiés, politique du « tout-carcéral » : rien de ce qui s'est fait avant vous ne trouve grâce à vos yeux. Pas un mot sur l'amélioration des droits de la défense permise par la réforme de la garde à vue, non plus que sur la question prioritaire de constitutionnalité, qui constitue pourtant une grande avancée.
Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a déclaré que les attentes des Français en matière de sécurité n'avaient « jamais été aussi fortes » et que « la montée de la violence appelle une réponse ferme de la puissance publique ». Cette préoccupation est d'autant plus légitime que la sécurité est la première des libertés garanties par notre Constitution. Or, il ne semble pas, à l'annonce de vos premiers projets de réforme pénale, qu'on s'apprête à répondre à cette exigence.
Vous souhaitez supprimer les peines plancher applicables aux récidivistes, instituées lors de la précédente législature. Je ne peux que le déplorer. Entre août 2007 et décembre 2011, 36 944 peines plancher ont été prononcées, principalement pour des vols, des violences et des trafics de stupéfiants. Cela n'est pas étranger à la baisse, durable et constante, de la délinquance depuis 2002 : – 16 % selon l'Observatoire national de la délinquance (Interruptions de plusieurs commissaires socialistes). Vous êtes – à juste titre – hostile à l'automaticité des peines et favorable au contraire à leur individualisation. Voilà ce qui vous pousse sans doute à demander la suppression des peines plancher. Mais c'est oublier que le juge a toujours la possibilité, par ordonnance spécialement motivée, de prononcer une peine inférieure. Pourquoi, sinon par pure idéologie, supprimer un dispositif qui marche et ne contrevient pas, le Conseil constitutionnel l'a dit, aux grands principes généraux de notre droit ? Pourquoi donner un si mauvais signal aux délinquants récidivistes ?
Le Premier ministre a déploré dans son discours de politique générale que les prisons soient surpeuplées. Vous le déplorez également. Pourquoi dès lors renoncer à la création de 20 000 places, programmée par votre prédécesseur pour désengorger nos prisons et permettre que les détenus puissent y être accueillis dans des conditions dignes, alors qu'aujourd'hui nos établissements ne répondent pas aux standards internationaux ? Sans doute êtes-vous favorable aux peines alternatives. Nous aussi et j'ai moi-même été rapporteur du projet de loi ayant institué le bracelet électronique, m'inscrivant d'ailleurs dans les pas de l'action de l'un de vos prédécesseurs, Mme Guigou. Je salue la présence à vos côtés de son ancien directeur de cabinet, M. Vigouroux, marque d'une certaine continuité dans une politique qui, hélas, ne répond pas à l'attente des Français.
Des peines alternatives à la prison, oui, mais quand celles-ci ne suffisent pas, face à des délinquants multirécidivistes, la privation de liberté demeure la seule solution pour protéger nos concitoyens.
Dans le même esprit, vous avez annoncé votre intention d'abroger la loi relative à la rétention de sûreté, dont j'ai également eu l'honneur d'être le rapporteur. La rétention de sûreté existe dans d'autres grandes démocraties, comme l'Allemagne, le Canada, les Pays-Bas. Approuvée par le Conseil constitutionnel, elle vise à protéger la société de criminels particulièrement dangereux. Notre droit permet de limiter la liberté des alcooliques dangereux pour eux-mêmes ou pour autrui. Et voilà que vous, vous voudriez remettre en liberté des psychopathes pervers au risque qu'ils fassent de nouvelles victimes ! Je le regrette. Les Français apprécieront votre position. Pourquoi abroger ce texte qui correspondait à une attente réelle de nos concitoyens ?
Vous avez également, madame la ministre, non sans un certain angélisme, dit publiquement votre volonté de voir se développer les rencontres entre les victimes et leurs agresseurs. C'est oublier que la sanction ne vise pas seulement à réparer le préjudice subi par la victime mais qu'elle a pour fondement la réparation du trouble occasionné pour la société. Je ne vois vraiment pas en quoi ce rapprochement entre victimes et agresseurs pourrait améliorer notre système judiciaire.
Enfin, vous avez indiqué que vous n'adresseriez pas d'instructions individuelles aux parquets, ce dont je me réjouis. Mais expliquez-nous alors pourquoi vous continuez à vous faire adresser sous forme de « remontées d'information » des informations individuelles extraites des dossiers. Soit on va à l'indépendance des parquets, mot que vous n'avez pas prononcé, soit on continue avec un système qui n'est pas totalement satisfaisant.
En quelques mots, quelle est votre politique pénale, laquelle devra nécessairement combiner répression et prévention ? Continuerez-vous à détricoter tout ce qui a été fait avant vous ? Comment pensez-vous parvenir à faire chuter la délinquance ? Enfin, êtes-vous, oui ou non, favorable à l'indépendance des parquets ?
Je vous félicite, madame la garde des Sceaux, pour la grande fermeté et la grande clarté de vos propos. Si vous les teniez dans une grande émission télévisée, ces propos intéresseraient beaucoup les Français…
La seule question que je vous poserai ici a trait à la réforme du CSM et au statut du Parquet. Une réflexion approfondie s'impose sur ces deux sujets, qui sont liés.
S'agissant du CSM, on a à peu près tout essayé depuis 1946. On a, à certaines époques, salué la fin de la parité, qui devait signer la fin du corporatisme. À d'autres moments au contraire, on a dit qu'un CSM non paritaire ne pourrait pas être indépendant, bien des clameurs de magistrats alimentant d'ailleurs ce procès. La composition du CSM est étroitement liée à ses compétences. Cela pose la question de sa relation avec le ministre de la Justice lui-même. Sans même parler des questions disciplinaires, pour la simple gestion des carrières, on n'a pas encore trouvé de solution satisfaisante entre un CSM surchargé et une direction des services judiciaires qui continue de recevoir les dossiers. Après qu'ont été essayées tant de réformes, il s'agit aujourd'hui de savoir si le CSM doit être un organe paritaire, au risque du corporatisme, ou si on renforce la présence en son sein de personnalités extérieures, qui pourraient y apporter des compétences supplémentaires.
La question connexe est celle du statut du Parquet. Je ne méconnais pas l'esprit du temps et ne nie pas non plus qu'il y a eu des évolutions. Le risque existe néanmoins, à laisser dériver les procureurs généraux, que se créent des féodalités. Or, les Français sont profondément attachés à l'égalité dans le fonctionnement du service public de la justice. Le garde des Sceaux ne doit pas être en conflit d'une part avec le CSM, comme il l'est depuis un certain nombre d'années, sur certaines questions, d'autre part avec les procureurs généraux qui mèneraient chacun dans leur coin leur propre politique. Il lui appartient, sans doute par une subtile dialectique, de surmonter ces contradictions. Je formule le voeu que le Parlement soit associé en tant qu'acteur institutionnel à la conduite de ces réformes – dont je n'ai pas la clé…
Monsieur Raimbourg, je ne confonds pas la demande de sécurité et celle de justice. Vous les avez bien distinguées vous aussi, alors que M. Fenech, lui, m'a simplement demandé comment j'entends répondre à la demande de sécurité. Dans mes fonctions, je n'ai la responsabilité que de répondre à la demande de justice. Il ne vous a pas échappé que le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice coopèrent largement. Nous avons d'ailleurs convenu avec mon collègue de l'Intérieur de nous rencontrer régulièrement. Cela nous donnera, par exemple, l'occasion d'évoquer le sujet de la police judiciaire. Si ce service est porté à la fois par la police et la Justice, il importe de bien séparer leurs missions respectives, qu'il ne saurait être question de confondre dans un État de droit.
Il n'est pas rare, par un effet d'optique, que la direction de l'administration pénitentiaire, dotée de missions bien particulières, soit considérée comme une entité autonome. Elle fait pourtant intimement partie du ministère de la Justice, tout comme la politique pénitentiaire se fonde sur la politique pénale. Celle-ci a été ces dernières années centrée sur l'incarcération, d'où la surpopulation carcérale aujourd'hui constatée. En dépit de la loi de 2004 qui prévoit de tout faire pour les éviter car elles favorisent la récidive, les sorties sèches de prison demeurent trop fréquentes. Notre objectif n'est pas de créer je ne sais combien de places de prison, mais de travailler à la réinsertion des détenus et de prévenir efficacement la récidive car là est bien l'important pour éviter de nouvelles victimes. On ne peut pas à la fois d'un côté, dans un grand élan de compassion, prétendre avoir le souci des victimes et de l'autre mener une politique pénale génératrice de surpopulation carcérale, ne pas donner aux SPIP les moyens d'accompagner les détenus, laisser les conditions de détention compliquer le travail des surveillants et nourrir la violence. Si nous souhaitons favoriser la réinsertion, c'est pour lutter contre la récidive. Nous nous en donnerons les moyens.
S'agissant des juges d'instruction, dont je vais très bientôt recevoir les représentants, je ne reviens pas sur les multiples problèmes qui se posent et que vous connaissez bien : constitution de pôles de l'instruction, localisation et spécialisation de ces pôles, moyens de garantir qu'ils puissent mener des enquêtes spécialisées en toute indépendance, en particulier pour les faits de délinquance économique et financière… Je ne fais sur ce point aucun procès d'intention, monsieur Fenech. Je m'appuie sur des chiffres vérifiables. Hautement consciente de la responsabilité qui est aujourd'hui la mienne, soyez assuré que je n'affirme rien qui ne soit avéré. En matière de délinquance économique et financière, pour le seul pôle de Paris, le nombre d'enquêtes confiées à un juge d'instruction est tombé de cent à dix entre 2006 et 2011, depuis qu'a été détricotée toute la législation afférente – ce n'est pas moi en l'espèce, monsieur Fenech, qui ait détricoté quoi que ce soit ! Ces données chiffrées, je les ai trouvées en arrivant place Vendôme.
Oui, il faut rationaliser notre organisation judicaire. Des tribunaux de première instance peuvent y contribuer. Se pose la double question de la thématisation et de la territorialisation.
J'en viens à l'articulation de notre droit avec le droit européen. J'ai participé début juin, avec plusieurs membres de la direction des affaires criminelles et des grâces, au Conseil européen Justice et affaires intérieures. Un autre se tiendra à l'automne. Nous sommes et demeurerons très mobilisés au niveau européen. Les transpositions affectent d'ores et déjà quelque 60 % de notre législation. Les décisions prises au niveau européen ne vont pas toujours dans le sens que nous souhaiterions, comme récemment sur les données personnelles. Nous nous mobilisons pour que les dispositions les plus protectrices de notre droit en ce domaine, issues notamment de la loi de 1978 ayant créé la CNIL, soient reprises dans le droit communautaire. Nous travaillons maintenant sur l'établissement qui stockera les données personnelles, ce qui déterminera la juridiction compétente. L'important avec l'Europe est que les échanges se fassent dans les deux sens : nous ne sommes pas seulement réduits à transposer le droit communautaire, nous cherchons aussi à faire en sorte que notre droit l'irrigue. Cela vaut par exemple pour la protection des sources des journalistes.
Monsieur Fenech, vous m'avez fait un long procès, m'attribuant des propos que je n'ai jamais tenus. Nous avons le droit d'avoir des divergences. Elles sont nettes pour ce qui est de la politique pénale ou de la politique pénitentiaire. Confrontons nos points de vue mais dans le respect de la vérité. Je répondrai, pour ma part, à ce que vous dites, pas à ce qu'on me rapporte que vous avez dit. Reprenez les propos que je tiens publiquement si vous le souhaitez mais tenez-vous en là. Vous affirmez que j'aurais souhaité que se développent les rencontres entre les agresseurs et leurs victimes. Jamais je n'ai dit cela.
J'ai assisté à la troisième journée des vingt-septièmes assises nationales de la fédération des associations d'aide aux victimes, l'INAVEM, dont le thème était : « Victime et auteur : la possible rencontre. Passer d'un regard qui dévisage à un regard qui envisage. » Certains intervenants suisses ou canadiens ont relaté des expériences de rencontres, menées dans leur pays, entre les auteurs et les victimes d'infraction. Il s'agit d'un processus de médiation auquel les deux parties participent librement, sans aucune contrainte. Pour se reconstruire, une victime peut en effet souhaiter rencontrer les auteurs de l'infraction. De telles expériences se déroulent actuellement en France, par exemple à Poissy. J'ai déclaré aux assises de l'INAVEM – et répété devant les médias qui me pressaient de prendre position – que la fédération pouvait développer sa réflexion en conduisant ses expériences et en profitant de celles des autres : cette démarche est empreinte d'une grande générosité, mais, pour ma part, en tant que garde des Sceaux, je n'oublie pas que la justice a précisément pour fonction de mettre un terme au face à face entre l'auteur et la victime. L'INAVEM réclame par ailleurs la création d'une « contribution victime », alimentée par une taxe sur les amendes. Là aussi, par un biais financier, on se retrouverait dans le face à face.
Je connais la hauteur et la noblesse des missions de justice. On peut m'adresser bien des reproches, on apprécie et on appréciera mon caractère comme on le voudra, on m'a prêté et on me prêtera bien des déclarations, mais on ne peut nier les principes qui fondent mon action. Je vous demande de tenir compte de ce que je dis, de ce que j'écris, de ce que j'énonce publiquement : c'est sur cette base que pourra s'établir un vrai débat, dût-il nous conduire à constater nos divergences.
Monsieur Fenech, l'automaticité des peines plancher trahit une défiance à l'égard du juge, en mettant en doute sa capacité à apprécier une situation. Vous-même, dans la loi d'août 2011, avez prévu dans le parcours pénal la procédure de la césure – qui, c'est vrai, n'est pas exactement ce que l'on est en droit d'attendre, je renvoie à ce propos aux travaux de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.
Vous m'accusez d'envoyer un mauvais signal aux multirécidivistes. Vous savez pourtant que les peines plancher ne concernent pas ceux qui sont déjà lourdement sanctionnés par le code pénal. En la matière, c'est chez vous qu'on trouve la propagande et les slogans ; moi, je ne fais pas de l'agit-prop, je m'appuie sur des chiffres, sur des résultats de procédures.
Des débats de grande qualité ont eu lieu à l'Assemblée et au Sénat sur la rétention de sûreté. C'est pour contourner le principe de non-rétroactivité que – dans un montage certes un peu subtil – la surveillance de sûreté a été liée à la rétention de sûreté. On ne punit pas quelqu'un pour un acte qu'il n'a pas commis : quoi de plus démocratique que ce principe ?
Il existe d'autres dispositifs post-peine, tels le suivi socio-judiciaire – qui manque de moyens et en a même perdu ces cinq dernières années – ou la surveillance judiciaire. Une évaluation déterminera s'il est possible de les améliorer.
Certains ont eu un haut-le-coeur en m'entendant dire que, lorsqu'elle est aux responsabilités, la gauche prend des mesures en faveur de l'indépendance des parquets. Avaient-ils oublié ce premier mouvement lorsqu'ils m'ont reproché d'être opposée à l'indépendance des parquets ?
En ce qui concerne les instructions individuelles, j'ai réuni les chefs de cour en début de semaine et deux procureurs généraux m'ont expliqué qu'ils se sentaient parfois un peu seuls, qu'ils avaient alors besoin d'indications : les exemples qu'ils m'ont donnés prouvent que les remontées en provenance des juridictions sont exclusivement techniques et juridiques. Tous les jours, en effet, les juridictions adressent à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), à la direction des affaires civiles et du Sceau (DACS) ou à la direction des services judiciaires (DSJ) des informations techniques et juridiques. Un procureur général peut, par exemple, avoir besoin d'aide s'il se trouve face à un justiciable étranger dont il ignore le statut diplomatique. La Chancellerie explique alors l'état du droit, dit ce qu'il est possible de faire. Une juridiction confrontée à une cascade de plans sociaux peut également avoir besoin de s'adosser aux services de la Chancellerie. La DACS fournit alors des éléments de droit qui permettent de faire face à la situation. Pour sa part, éclairée par ces informations, la Chancellerie peut anticiper et, si un procès important doit intervenir dans un ressort, prévoir les renforts nécessaires en moyens logistiques et en effectifs. La remontée des informations sert également à alimenter la politique pénale, à mieux l'ajuster. Elle n'est ni illégale ni inutile et ne remplace pas les instructions individuelles.
En ce qui concerne l'efficacité de la politique pénale et pénitentiaire, permettez-moi de rappeler que si, en 2007, on a enregistré 90 000 entrées en prison, on a constaté un tassement en 2008 – 81 000 – et une remontée en 2009 – 88 000. Vous me demandez pourquoi, malgré la surpopulation carcérale, je ne veux pas des milliers de places supplémentaires. Mais c'est la politique pénale qui fonde la politique pénitentiaire, et notre politique pénale ne se confondra plus avec une course à l'incarcération !
Des besoins existent, cependant, et les programmes de rénovation seront maintenus. Vendredi dernier, j'ai demandé aux quinze membres de mon cabinet, accompagnés des directeurs, des directeurs adjoints et du numéro trois des services, d'aller, sur le terrain, visiter des lieux de détention dans les juridictions. Le soir même, a eu lieu une séance de restitution. Certains sont revenus bouleversés de ce qu'ils avaient vu : dortoirs de onze ou douze personnes, murs qui suintent, vétusté des réseaux électriques…
Mme la ministre devant nous quitter dans quarante-cinq minutes – mais nous sommes là pour cinq ans ! –, je remercie les orateurs qui vont à présent l'interroger de bien vouloir privilégier la concision.
La question de la surpopulation carcérale et des conditions de détention abominables ne date pas d'hier : c'est entre 1997 et 2002, Mme Guigou et Mme Lebranchu étant gardes des Sceaux, que deux rapports – l'un à l'Assemblée nationale, l'autre au Sénat – l'ont évoquée pour la première fois. Nous avons, en la matière, une responsabilité collective. Allez-vous rénover les établissements anciens et mener à terme les programmes de construction de places nouvelles ? Allez-vous poursuivre la réflexion sur les peines de substitution, engagée depuis une quinzaine d'années par les majorités successives ?
J'ai bien noté que vous souhaitiez que l'on vous juge sur les propos que vous avez tenus et non pas sur ceux qu'on vous fait tenir. Ma question va donc être très précise. Madame la garde des Sceaux, confirmez-vous les propos qu'on vous a prêtés et selon lesquels ceux qui se sont rendus coupables d'avoir brûlé un drapeau français en place publique le soir du second tour de l'élection présidentielle ne pouvaient être poursuivis, ni inquiétés, ni condamnés – pas même sur le plan éthique –, car il ne s'agissait, selon les propos qu'on vous aurait prêtés, que d'une manifestation de liesse collective – je cite de mémoire ? Si vous les confirmez, doit-on alors considérer que votre interprétation de l'article du code pénal qui punit de 7 500 euros et de six mois d'emprisonnement le fait d'outrager les symboles de la République signifie qu'il est encore en vigueur dans votre esprit ? Ou entendez-vous le modifier ?
Êtes-vous favorable à une réforme de la loi de 1970 sur les stupéfiants ? Envisagez-vous de distinguer la consommation de l'incitation à la consommation et du trafic ?
Vous avez enfin rapidement évoqué la justice sociale. Pourriez-vous préciser vos intentions à l'égard de la justice prud'homale ?
L'évaluation de la réforme de la carte judiciaire reste à faire. A-t-elle permis de réaliser des économies ? A-t-elle eu un impact sur la qualité de la justice, les délais, la qualité des décisions rendues ? Mon intuition est que, de ce double point de vue, elle a eu des effets neutres voire, parfois, peut-être même des effets positifs. Mais le problème de l'accessibilité de la justice se pose notamment en termes sociaux pour nos concitoyens les plus vulnérables. Il convient d'envisager toutes les solutions pour y remédier, qu'il s'agisse du retour des juridictions, lorsque cela est financièrement possible, des audiences par visioconférence – dans mon esprit plutôt en dernier recours, car la justice a besoin d'humanité – ou de la création de chambres détachées, déjà prévue, me semble-t-il, dans le code de l'organisation judiciaire. Cette dernière solution permettrait de répondre à l'exigence de proximité de la justice sur tout le territoire et d'éviter le risque de désertification judiciaire dans certaines régions. Quel calendrier envisagez-vous pour ce faire ?
Permettez-moi de rappeler la formulation de l'article 353 du code de procédure pénale : « Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : “Avez-vous une intime conviction ?” »
Ce principe me paraît archaïque et injuste. La cour peut condamner à de très lourdes peines sans preuve véritable, suffisante ou totalement convaincante, en se fondant sur la seule subjectivité des juges et des jurés, sur leur sentiment personnel, sur leurs impressions, comme s'il pouvait exister une justice impressionniste. Ce système paraît presque aussi hasardeux que l'ordalie ou le jugement de Dieu au Moyen Âge.
En outre, le principe de l'intime conviction paraît contraire à un principe du droit assez universel, qui s'énonce en latin : « In dubio pro reo », « le doute doit bénéficier à l'accusé ». Je souhaiterais donc vivement que soit modifié cet article du code de procédure pénale.
D'autre part, je souhaiterais qu'il soit rendu hommage à Paul Didier, seul magistrat qui, s'élevant contre les mesures xénophobes et racistes du gouvernement dit de « l'État français » et contre la création des sections spéciales, refusa de prêter serment de fidélité à la personne du maréchal Pétain. Révoqué, interné au camp de Châteaubriant, il put rejoindre la Résistance et, après la Libération, termina sa carrière comme président de chambre à la cour d'appel de Paris. Il fut un moment de la conscience humaine. L'École nationale de la magistrature a baptisé de son nom la promotion 1997 et il me paraîtrait souhaitable qu'une plaque rappelle son souvenir au ministère de la Justice.
Que Mme Marie-Françoise Bechtel veuille bien me pardonner si j'ai tout à l'heure omis de répondre à sa question. Nous allons travailler à l'indépendance des parquets, non seulement avec le CSM et les magistrats, mais également avec les parlementaires. Vous avez bien récapitulé les principaux thèmes d'un débat difficile : parité, présence de non-magistrats, risque corporatiste. L'indépendance des parquets dépend de la réponse qui sera apportée à la question concernant les compétences du CSM, le mode de désignation des magistrats qui y siègent ou des personnalités qualifiées. Les consultations ont commencé : une séance de travail avec le CSM doit se dérouler le 18 juillet. On a pu accuser la majorité sortante d'instrumentaliser ce dossier : mais tout cela n'est que l'écume, il faut aujourd'hui s'atteler aux sujets de fond. Il ne s'agit pas de défaire ce qu'a fait la législature précédente, mais de réfléchir au meilleur moyen de réformer un instrument extrêmement important. La concertation doit avoir lieu, rien n'est encore tranché.
Pour répondre à M. Poisson, je vais adopter un ton solennel. En tant que garde des Sceaux, j'ai une responsabilité particulière à l'égard de la Constitution qui, en son article 2, dispose que « l'emblème national est le drapeau tricolore ». Avant que je sois nommée garde des Sceaux, personne, en aucune circonstance, ne m'a jamais entendue dire – et moi, je ne me suis jamais surprise à penser – qu'il était banal de brûler les symboles d'appartenance. Aussi, vous ne faites ici que propager des calomnies. Tout d'abord, il n'y a jamais eu de drapeaux brûlés place de la Bastille le soir du second tour de l'élection présidentielle. Il n'y a pas eu de fait. Mais, comme on me crédite du pouvoir de réaliser des exploits, on va jusqu'à dire que j'ai réussi à commenter, sur RFI, un événement qui n'a jamais existé et l'on m'a accusé d'avoir déclaré que brûler des drapeaux participait de la liesse populaire, que ce n'était pas grave. On a même précisé que j'avais fait ces déclarations en tant que garde des Sceaux – la non-rétroactivité semble ne pas être un principe démocratique pour des tas de gens – alors que, le 6 mai, je n'avais évidemment pas encore été nommée ! Un communiqué de presse signé par l'UMP des Bouches-du-Rhône, et comportant le nom d'un responsable de ce parti et un numéro de portable, a même repris l'information, que l'on a retrouvée pendant une semaine sur Twitter et sur différents sites. Ce communiqué est de la pire calomnie. RFI a pourtant confirmé que je n'avais jamais tenu de tels propos et a passé tout un week-end à répondre aux journalistes qui l'interrogeaient à ce sujet. J'aurais pu poursuivre en diffamation la section UMP des Bouches-du-Rhône, mais, étant garde des Sceaux, j'ai préféré m'abstenir. Je suis ravie à l'idée que le compte rendu de cette audition contribuera à rétablir la vérité, même si je m'étonne que, pour certains, la première calomnie lancée sur internet puisse constituer un sujet de débat en commission des Lois.
Je réclame le droit de poser les questions que je veux dans le cadre de cette Commission, sans que l'on m'accuse de propager des calomnies !
Mes chers collègues, dans cette maison, la parole est libre. Dans le cadre d'un débat démocratique, la confrontation des points de vue est souhaitée. Les parlementaires posent les questions qu'ils jugent utiles et les membres du Gouvernement leur répondent comme bon leur semble. Jean-Frédéric Poisson aura donc contribué à laver la querelle qui est faite à Mme la garde des Sceaux.
Vous n'avez pas parlé que de cela, monsieur Poisson, et avez également évoqué la politique carcérale. Là aussi, il faut revenir aux chiffres. Vous avez cité des rapports parlementaires : ils sont, en général, de grande qualité, et j'ai bien l'intention de m'en inspirer, y compris de ceux qui sont élaborés en tandem par des députés de la majorité et de l'opposition – je pense, par exemple, à celui sur l'aide juridictionnelle qu'ont rédigé Mme Pau-Langevin et M. Gosselin. Mais, aussi bons soient les rapports, tout dépend de l'application qui en est faite. De ce point de vue, nous n'avons pas la même responsabilité dans la situation actuelle. La politique pénale et pénitentiaire des dix dernières années a fait que nous sommes passés de 42 000 détenus en 2002, pour un peu plus de 50 000 places, à 67 000 détenus pour 57 000 places aujourd'hui.
Vous avez raison, cependant, il faut trouver un équilibre en matière de peines de substitution – la conférence de consensus devrait nous permettre de progresser en matière de sémantique, car, avec cette expression, c'est encore l'incarcération qui est prise comme référence. Certaines de ces peines sont efficaces : les bracelets électroniques permettent la surveillance, mais pas l'accompagnement. Des aménagements et des progrès sont donc nécessaires. Nous devons y travailler, sans perdre de vue les objectifs de réinsertion et de recul de la récidive.
Nous aurons, en temps utile, un débat sur la réforme de la loi de 1970 sur les stupéfiants. Ma conviction personnelle importe peu. Je suis garde des Sceaux, ministre de la Justice, et j'agis au nom de l'État. Si, dans un autre cadre, vous souhaitez m'interroger personnellement, je vous dirai non seulement ce que j'en pense, mais je rappellerai ce que j'ai pu dire ou écrire à ce sujet par le passé. Ainsi, à l'occasion de la campagne pour l'élection présidentielle de 2002, j'ai pris des positions très claires. Je pense, en effet, que les simples consommateurs ne sont pas des trafiquants, que la réponse de droit ne peut pas être la même pour un usager et pour un trafiquant.
Je suis passée un peu vite, il est vrai, sur la justice sociale, considérant que nous pourrions y revenir à l'occasion des questions. Le sujet est complexe. Il faudra y mettre de l'ordre et assurer la proximité. Il s'agit de petits litiges. Nous aurons à traiter les questions des périmètres de contentieux, du guichet unique de greffe, du tribunal de première instance.
Monsieur Fekl, vous avez raison, l'approche, en matière de carte judiciaire, doit être pragmatique. J'ai rappelé en préambule ce que l'on m'avait dit : la réforme de la carte judiciaire a été brutale, mais il ne faut pas la refaire. Il convient plutôt de réfléchir à la manière dont on doit thématiser et territorialiser, pour renforcer la proximité et l'efficacité, afin que le citoyen ne soit pas perdu. C'est ainsi que nous pourrons réaliser les ajustements nécessaires.
Quant aux chambres détachées, il en existe déjà. Pendant très longtemps, par exemple, il y en eut une en Guyane – nous avons fini par obtenir une cour d'appel.
J'ai bien entendu vos observations, monsieur Schwartzenberg, sur l'archaïsme de l'article du code de procédure pénale relatif à l'« intime conviction ». Aussi bien pour les tribunaux d'assises que pour les tribunaux correctionnels, l'intime conviction n'exclut pas la recherche des preuves. C'est la question de la formation des policiers et des magistrats qui se pose ici. La société elle-même demande davantage des éléments tangibles de preuve que l'intime conviction. À l'origine, le doute devait bénéficier à l'accusé, et c'était toute la beauté de l'intime conviction. Aujourd'hui, la recherche des preuves doit encore se développer, notamment grâce aux moyens scientifiques dont nous disposons.
Je retiens enfin votre suggestion concernant l'hommage à Paul Didier, et vais la faire étudier.
Madame la garde des Sceaux, votre seule ligne directrice, semble-t-il, est de défaire tout ce que le gouvernement précédent a mis en place. Son oeuvre législative considérable entendait pourtant adapter notre arsenal législatif aux évolutions constantes de la société, et non pas, comme on l'a prétendu, réagir à des faits divers. Je ne souhaite qu'une chose : que l'évolution de la délinquance et de la criminalité ne vous contraigne pas, vous aussi, à réagir de cette manière.
La nouvelle loi sur la rétention de sûreté n'a pas eu le temps d'être appliquée. Il s'agit de maintenir en milieu fermé, principalement médical, et même sous surveillance pénitentiaire, des criminels dangereux, parfois atteints de troubles psychiatriques. La dangerosité de certains individus ne cesse pas une fois qu'ils ont purgé leur peine. En revenant sur cette loi, qui concerne exclusivement les criminels et les violeurs en série, vous prenez un risque énorme – que je ne souhaite pas se voir réaliser – que se produisent des récidives criminelles. Une telle disposition existe pourtant dans des pays aussi peu répressifs que les Pays-Bas ou le Canada.
Vous faites également fausse route en matière de peines plancher. Tout délit mérite sanction, et, pour les petites peines, l'incarcération est parfois utile. Vous avez répété que votre objectif, ce n'était pas la sécurité, mais la justice. Nous sommes, pour notre part, convaincus que les peines plancher sont l'une des mesures qui ont permis la baisse continue de la délinquance – notamment de proximité – depuis neuf ans.
Les peines plancher ne doivent pas seulement concerner les récidivistes, mais les réitérants, qui échappent largement aux sanctions. Nous avons fait adopter avec plusieurs collègues, notamment Éric Ciotti, une proposition de loi qui étendait les peines plancher aux réitérants. On dénombre, à Paris, un millier de réitérants ayant commis chacun entre cinquante et cent faits délictueux, et près de 20 000 personnes citées plus de cinquante fois dans le système de traitement des infractions constatées.
La délinquance des mineurs augmente et, même si, en la matière, tout doit reposer à la fois sur la prévention et sur la répression, nous pensons qu'il faut modifier la législation et créer un code des mineurs. Est-il vrai, par ailleurs, que vous envisagiez la fin de toutes mesures privatives de liberté pour les mineurs ? On croit savoir de même que vous voulez supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs, qui ne concernent pourtant que les récidivistes de plus de seize ans, auteurs de faits passibles de plus de trois ans de prison.
Le gouvernement précédent n'a pas pris que de mauvaises mesures et vous voudrez bien reconnaître que la création du contrôleur général des lieux de privation de liberté en était une bonne ; j'étais rapporteur du texte l'instituant.
Nous avons bien compris que vous ne souhaitiez pas construire 20 000 nouvelles places de prison et que vous vous contenteriez de 6 000 places pour la rénovation des prisons anciennes. Êtes-vous donc favorable au numerus clausus dans les prisons ?
Permettez-moi enfin de poser une question d'intérêt local : quel avenir réservez-vous au tribunal de grande instance de Paris et à la prison de la Santé ?
Madame la garde des Sceaux, si vous n'étiez pas une femme de couleur et originaire de l'outre-mer, vous n'auriez pas fait l'objet des propos calomnieux que vous avez rappelés tout à l'heure. Nous tenons à vous exprimer notre solidarité sans faille.
Chers collègues, je l'ai dit, c'est la liberté de ton et de parole qui doit prévaloir dans nos débats. Chacun sait qu'il représente ici plus que lui-même, une part de la nation. Il nous faut être à la hauteur de la dignité de la fonction. Concentrons-nous sur l'essentiel, sur le dialogue entre le Parlement et l'exécutif. Mme la garde des Sceaux a rappelé la responsabilité particulière qui est la sienne au regard de nos institutions. Je nous invite donc à éviter les débats entre nous, les allusions ou les remarques qui ont pour seule conséquence de tendre l'ambiance et qui nuisent à l'intérêt d'une audition et de notre dialogue. Si chacun comprend que son rôle est dans la construction, je suis certain que nos débats ne cesseront pas d'être utiles.
Rendre des décisions de justice dans un temps raisonnable et avoir des dispositifs adaptés permettant d'appliquer ces décisions, c'est le moyen d'éviter le sentiment d'impunité et de ne pas porter atteinte à la crédibilité de l'État républicain. Les travaux d'intérêt général ont été institués par la loi du 10 juin 1983. En 2009, 29 511 mesures ont été prononcées à l'encontre d'auteurs de délits et de contraventions, dont 17 478 travaux d'intérêt général (TIG), 9 100 sursis TIG et 2 933 travaux non rémunérés (TNR). Cependant, ce dispositif comporte des faiblesses. Quel travail proposez-vous éventuellement d'engager pour renforcer son efficacité ? Seriez-vous intéressée par la mise à l'étude de TIG dépaysés du lieu du délit, afin de tirer parti, d'une part, de la valeur pédagogique de l'activité exercée par le condamné et, d'autre part, de l'effet positif que peut produire l'éloignement du milieu dans lequel ont été développées les habitudes fautives ?
Vous vous êtes récemment exprimée, dans une interview que vous avez accordée au Parisien, en faveur de la création d'une procédure d'action de groupe. Selon une enquête réalisée en 2011, auprès de 60 000 Français, par l'association UFC-Que choisir ?, 80 % des consommateurs victimes de préjudice renoncent à introduire une action en justice, notamment en raison du coût et de la complexité des procédures. Pouvez-vous nous donner quelques indications sur la méthode de travail que vous comptez adopter pour cette réforme et sur ses délais de mise en oeuvre ?
Nous voulons faire confiance aux magistrats et faire appel à leur intelligence en supprimant les peines plancher ; nous voulons accorder une priorité à la lutte contre la délinquance financière ; nous voulons mettre en avant le juge d'instruction, qui instruit à charge et à décharge : telle est notre conception de la justice pénale. Mais, vous l'avez rappelé, madame la garde des Sceaux, 70 % des affaires sont civiles et, si nous devons réfléchir à la déjudiciarisation, le juge est souvent le garant de l'équilibre entre les parties.
Il me paraît d'autre part important de développer la médiation et la conciliation. Envisagez-vous d'aller dans cette direction ?
Monsieur Galut, vous serez le dernier à avoir interrogé Mme la garde des Sceaux ce matin. Huit autres de nos collègues s'étaient également inscrits pour poser des questions qui, toutes, étaient légitimes et auraient été utiles. Mais j'avais promis à Mme la ministre que nous la libérerions à 11 h 45 et je prie par avance ceux qui ne pourront s'exprimer de bien vouloir m'en excuser.
Je présente moi aussi mes excuses aux huit députés qui ne pourront poser leur question. Il est probable que j'ai moi-même contribué à les frustrer en m'exprimant parfois un peu longuement. Le scrupule avec lequel je vous réponds est la preuve du respect que j'éprouve pour vous.
Je prends note de nos désaccords sur les peines plancher. Nous aurons le temps et l'occasion, y compris dans l'hémicycle, de présenter nos arguments respectifs.
Vous m'avez interrogée, monsieur Goujon, sur les criminels dangereux. Mais il ne faut pas attendre qu'ils aient fini de purger leur peine pour se demander s'ils le sont et il faut les accompagner tout au long de la détention, y compris avec des soins psychiatriques. Hélas, en ce domaine, les moyens ont été réduits, mais je ne pense pas qu'un tel argument puisse plaider en faveur du maintien de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté.
C'est autour du suivi socio-judiciaire en milieu ouvert que s'opposent ceux qui sont favorables au tout-carcéral et ceux qui pensent que la société peut créer les conditions pour accompagner certaines personnes après qu'elles ont exécuté leur peine.
Vous avez dit que la sécurité ne figurait pas parmi mes objectifs. Dans un État de droit, les responsabilités du ministère de l'Intérieur ne se confondent pas avec celles du ministère de la Justice, et leurs missions sont différentes. En disant que la mienne est de répondre à la demande de justice qu'exprime la société, je respecte les responsabilités confiées à mon collègue Manuel Valls, qui, lui, doit répondre à la demande de sécurité. Certes, nos missions ne sont pas sans lien l'une avec l'autre, mais ne me faites pas dire que je n'ai pas l'objectif de la sécurité ! Je suis soucieuse que le service public de la justice soit performant, mais je refuse d'entretenir la confusion, dans la chaîne pénale, entre ce qui relève de la justice et ce qui incombe à la police. L'une et l'autre peuvent mener certaines actions ensemble – les missions de police judiciaire par exemple –, mais la mission de sécurité n'est pas la mission de justice. Lorsque je dis que j'ai la responsabilité de répondre à la forte demande de justice, je n'ignore pas la forte demande de sécurité, mais je n'ai aucune raison de dépouiller mon collègue ministre de l'Intérieur de ses responsabilités.
Ce sont les résultats, les chiffres, les données de la délinquance qui mesurent l'impact d'une politique, et ceux des cinq dernières années ne sont pas reluisants. Sans doute, les chiffres ne nous départageront pas, mais ils ont au moins une vertu : ils fournissent des éléments objectifs.
On m'attribue la volonté de supprimer toute possibilité d'incarcération pour les mineurs. Admettez que ce serait contradictoire avec le postulat de la confiance accordée au juge. Si, dans les limites permises par le code pénal, le juge décide qu'un mineur doit être incarcéré, comment pourrais-je le contester, moi qui ne cesse de répéter que je fais confiance au juge et à sa capacité d'appréciation ? Ces insinuations ne sont qu'un échantillon de tout ce que l'on raconte sur moi. Pendant la campagne des élections législatives, je me suis rendue dans une circonscription détenue par un député de l'ancienne majorité, pour soutenir sa concurrente. Je me suis fait huer par des militants qui m'ont poursuivie pendant une heure sur un marché. Pas plus que vous, ce député, que je saluerai cordialement lorsque je le croiserai, n'a à répondre des débordements de ses électeurs. C'est dans ce contexte qu'une dame âgée m'a interpellée en me disant que j'allais ouvrir les portes des prisons et libérer tous les détenus. Comme j'ai reçu une bonne éducation et que je respecte les personnes âgées, je lui ai répondu, très poliment, que, même si je voulais me passer une telle fantaisie, ce serait impossible dans un État de droit tel que la France. Les personnes âgées ont vu le monde se transformer très rapidement ces dernières années et je peux comprendre leurs angoisses : elles sentent qu'elles n'ont pas d'emprise sur un monde en perpétuel bouleversement, où leur quartier ne ressemble plus à ce qu'elles ont longtemps connu. Ce que je n'accepte pas, c'est qu'on instrumentalise ces peurs, qu'on incite ces personnes à abdiquer leurs capacités de raisonnement pour devenir prisonnières de leur angoisse. C'est, en tout cas, une façon assez indigne de faire de la politique.
Je ne vais donc pas ouvrir les portes des prisons pour mineurs. On compte aujourd'hui 700 jeunes détenus. L'ordonnance de 1945 postule très clairement l'importance de l'éducation, y compris en cas d'incarcération : la sanction doit être éducative, je suis très attachée à ce principe, et c'est pourquoi j'ai pu parler de spécialisation, d'individualisation de la justice des mineurs. Depuis un mois et demi, je n'ai ouvert les portes d'aucune prison et je n'en ouvrirai pas, car nous sommes dans un État de droit, dans une démocratie, et le rôle du garde des Sceaux n'est pas de contredire le code pénal. J'ai la plus grande estime pour les législateurs que vous êtes, car c'est une noble fonction que d'élaborer les règles communes, et je pense qu'il est bon d'éviter les fantaisies.
La prison de la Santé est concernée par les grands programmes de rénovation qui, je le répète, se poursuivront. Quant au tribunal de Paris, vous n'ignorez pas que le projet a été signé entre les deux tours de l'élection présidentielle et que son financement n'est pas neutre, puisqu'il s'agit d'un partenariat public-privé (PPP). La plupart des gros projets immobiliers pénitentiaires se font dans le cadre d'un PPP. Or la Cour des comptes nous a alertés à propos de ce type de financement. Nombreux sont ici les élus locaux, qui savent ce que représentent les investissements en PPP : des charges différées, mais très lourdes pour les finances publiques. Nous avons le souci des deniers publics d'aujourd'hui et ne disposons pas d'une liberté absolue pour engager ceux de demain. M. Baroin, quand il était ministre de l'Économie, avait mobilisé l'inspection des finances à ce propos. J'ai de même mobilisé l'inspection des services judiciaires en lui demandant d'expertiser le financement de certains établissements. Le financement ne sera pas le seul critère de décision : entreront également en ligne de compte l'opportunité du projet et, ensuite, sa qualité. Les besoins existent cependant et il est possible, voire probable, que je valide des projets en PPP, parce que nous ne disposons pas pour l'instant de marges budgétaires. Il est cependant hors de question d'ériger ces partenariats en règle. La sauvegarde des deniers publics m'oblige en tout cas à examiner de près des projets qui, semble-t-il, ont été bouclés dans une relative précipitation.
Monsieur Doucet, on constate en effet un essoufflement dans l'offre de travaux d'intérêt général, qui, je le rappelle, ont été créés par Robert Badinter. Je suis d'accord pour que nous travaillions ensemble sur ce sujet, car les TIG constituent une réponse pénale intéressante.
Monsieur Galut, votre remarque sur les risques de déjudiciarisation est très profonde. Sans doute, il est tentant d'apporter cette réponse mécanique, mais elle peut être dangereuse pour les droits et libertés. Si nous n'entendons pas développer la déjudiciarisation, nous comptons bien privilégier la médiation et la conciliation, qui ne se déroulent pas entièrement en dehors du milieu judiciaire. Le juge est protecteur des libertés, des droits et de la personne elle-même. Je serai très vigilante à cet égard.
Il me reste à vous remercier pour la qualité de ces échanges : certains fleurets étaient encore mouchetés, mais je sais qu'ils ne le seront pas toujours… (Applaudissements des commissaires du groupe SRC.)
Merci, madame la garde des Sceaux, pour la clarté et la vérité de vos propos.
Jeudi prochain, à 11 heures, se déroulera l'audition de M. Manuel Valls, ministre de l'Intérieur.
La séance est levée à 11 heures 55.