Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 5 juillet 2012 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Je présente moi aussi mes excuses aux huit députés qui ne pourront poser leur question. Il est probable que j'ai moi-même contribué à les frustrer en m'exprimant parfois un peu longuement. Le scrupule avec lequel je vous réponds est la preuve du respect que j'éprouve pour vous.

Je prends note de nos désaccords sur les peines plancher. Nous aurons le temps et l'occasion, y compris dans l'hémicycle, de présenter nos arguments respectifs.

Vous m'avez interrogée, monsieur Goujon, sur les criminels dangereux. Mais il ne faut pas attendre qu'ils aient fini de purger leur peine pour se demander s'ils le sont et il faut les accompagner tout au long de la détention, y compris avec des soins psychiatriques. Hélas, en ce domaine, les moyens ont été réduits, mais je ne pense pas qu'un tel argument puisse plaider en faveur du maintien de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté.

C'est autour du suivi socio-judiciaire en milieu ouvert que s'opposent ceux qui sont favorables au tout-carcéral et ceux qui pensent que la société peut créer les conditions pour accompagner certaines personnes après qu'elles ont exécuté leur peine.

Vous avez dit que la sécurité ne figurait pas parmi mes objectifs. Dans un État de droit, les responsabilités du ministère de l'Intérieur ne se confondent pas avec celles du ministère de la Justice, et leurs missions sont différentes. En disant que la mienne est de répondre à la demande de justice qu'exprime la société, je respecte les responsabilités confiées à mon collègue Manuel Valls, qui, lui, doit répondre à la demande de sécurité. Certes, nos missions ne sont pas sans lien l'une avec l'autre, mais ne me faites pas dire que je n'ai pas l'objectif de la sécurité ! Je suis soucieuse que le service public de la justice soit performant, mais je refuse d'entretenir la confusion, dans la chaîne pénale, entre ce qui relève de la justice et ce qui incombe à la police. L'une et l'autre peuvent mener certaines actions ensemble – les missions de police judiciaire par exemple –, mais la mission de sécurité n'est pas la mission de justice. Lorsque je dis que j'ai la responsabilité de répondre à la forte demande de justice, je n'ignore pas la forte demande de sécurité, mais je n'ai aucune raison de dépouiller mon collègue ministre de l'Intérieur de ses responsabilités.

Ce sont les résultats, les chiffres, les données de la délinquance qui mesurent l'impact d'une politique, et ceux des cinq dernières années ne sont pas reluisants. Sans doute, les chiffres ne nous départageront pas, mais ils ont au moins une vertu : ils fournissent des éléments objectifs.

On m'attribue la volonté de supprimer toute possibilité d'incarcération pour les mineurs. Admettez que ce serait contradictoire avec le postulat de la confiance accordée au juge. Si, dans les limites permises par le code pénal, le juge décide qu'un mineur doit être incarcéré, comment pourrais-je le contester, moi qui ne cesse de répéter que je fais confiance au juge et à sa capacité d'appréciation ? Ces insinuations ne sont qu'un échantillon de tout ce que l'on raconte sur moi. Pendant la campagne des élections législatives, je me suis rendue dans une circonscription détenue par un député de l'ancienne majorité, pour soutenir sa concurrente. Je me suis fait huer par des militants qui m'ont poursuivie pendant une heure sur un marché. Pas plus que vous, ce député, que je saluerai cordialement lorsque je le croiserai, n'a à répondre des débordements de ses électeurs. C'est dans ce contexte qu'une dame âgée m'a interpellée en me disant que j'allais ouvrir les portes des prisons et libérer tous les détenus. Comme j'ai reçu une bonne éducation et que je respecte les personnes âgées, je lui ai répondu, très poliment, que, même si je voulais me passer une telle fantaisie, ce serait impossible dans un État de droit tel que la France. Les personnes âgées ont vu le monde se transformer très rapidement ces dernières années et je peux comprendre leurs angoisses : elles sentent qu'elles n'ont pas d'emprise sur un monde en perpétuel bouleversement, où leur quartier ne ressemble plus à ce qu'elles ont longtemps connu. Ce que je n'accepte pas, c'est qu'on instrumentalise ces peurs, qu'on incite ces personnes à abdiquer leurs capacités de raisonnement pour devenir prisonnières de leur angoisse. C'est, en tout cas, une façon assez indigne de faire de la politique.

Je ne vais donc pas ouvrir les portes des prisons pour mineurs. On compte aujourd'hui 700 jeunes détenus. L'ordonnance de 1945 postule très clairement l'importance de l'éducation, y compris en cas d'incarcération : la sanction doit être éducative, je suis très attachée à ce principe, et c'est pourquoi j'ai pu parler de spécialisation, d'individualisation de la justice des mineurs. Depuis un mois et demi, je n'ai ouvert les portes d'aucune prison et je n'en ouvrirai pas, car nous sommes dans un État de droit, dans une démocratie, et le rôle du garde des Sceaux n'est pas de contredire le code pénal. J'ai la plus grande estime pour les législateurs que vous êtes, car c'est une noble fonction que d'élaborer les règles communes, et je pense qu'il est bon d'éviter les fantaisies.

La prison de la Santé est concernée par les grands programmes de rénovation qui, je le répète, se poursuivront. Quant au tribunal de Paris, vous n'ignorez pas que le projet a été signé entre les deux tours de l'élection présidentielle et que son financement n'est pas neutre, puisqu'il s'agit d'un partenariat public-privé (PPP). La plupart des gros projets immobiliers pénitentiaires se font dans le cadre d'un PPP. Or la Cour des comptes nous a alertés à propos de ce type de financement. Nombreux sont ici les élus locaux, qui savent ce que représentent les investissements en PPP : des charges différées, mais très lourdes pour les finances publiques. Nous avons le souci des deniers publics d'aujourd'hui et ne disposons pas d'une liberté absolue pour engager ceux de demain. M. Baroin, quand il était ministre de l'Économie, avait mobilisé l'inspection des finances à ce propos. J'ai de même mobilisé l'inspection des services judiciaires en lui demandant d'expertiser le financement de certains établissements. Le financement ne sera pas le seul critère de décision : entreront également en ligne de compte l'opportunité du projet et, ensuite, sa qualité. Les besoins existent cependant et il est possible, voire probable, que je valide des projets en PPP, parce que nous ne disposons pas pour l'instant de marges budgétaires. Il est cependant hors de question d'ériger ces partenariats en règle. La sauvegarde des deniers publics m'oblige en tout cas à examiner de près des projets qui, semble-t-il, ont été bouclés dans une relative précipitation.

Monsieur Doucet, on constate en effet un essoufflement dans l'offre de travaux d'intérêt général, qui, je le rappelle, ont été créés par Robert Badinter. Je suis d'accord pour que nous travaillions ensemble sur ce sujet, car les TIG constituent une réponse pénale intéressante.

Monsieur Galut, votre remarque sur les risques de déjudiciarisation est très profonde. Sans doute, il est tentant d'apporter cette réponse mécanique, mais elle peut être dangereuse pour les droits et libertés. Si nous n'entendons pas développer la déjudiciarisation, nous comptons bien privilégier la médiation et la conciliation, qui ne se déroulent pas entièrement en dehors du milieu judiciaire. Le juge est protecteur des libertés, des droits et de la personne elle-même. Je serai très vigilante à cet égard.

Il me reste à vous remercier pour la qualité de ces échanges : certains fleurets étaient encore mouchetés, mais je sais qu'ils ne le seront pas toujours… (Applaudissements des commissaires du groupe SRC.)

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