Intervention de Maude Beckers

Séance en hémicycle du 28 février 2013 à 15h00
Débat sur le fonctionnement des juridictions prud'homales après la réforme de la carte judiciaire — Table ronde

Maude Beckers, avocate en droit du travail, coprésidente de la commission sociale du Syndicat des avocats de France :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, disposer de cinq à dix minutes seulement pour vous exposer la situation, c'est peu et, pour un avocat, je vous laisse imaginer ce que cela signifie : on est à la limite du traitement inhumain et dégradant. (Sourires.) Je vais néanmoins essayer de vous exposer la situation que rencontrent les juridictions prud'homales et, pour cela, je commencerai par citer une phrase de Lacordaire qu'en tant que députés vous connaissez tous : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, c'est la loi qui affranchit. » On a moins coutume de rappeler que la loi permet à l'homme d'être libre si et uniquement si un juge est là pour la faire respecter.

Au Syndicat des avocats de France, nous oeuvrons constamment afin de plaider cette évidence : sans juge, le droit est nu. Or, aujourd'hui, en France, le code du travail est nu. Il est nu car le juge, dans de trop nombreuses situations, ne peut rappeler le droit dans des délais raisonnables.

Actuellement, à Bobigny, vous l'avez rappelé, monsieur le député, en section commerce il faut plus d'une année pour passer en bureau de jugement. Mais si le bureau de jugement se déclare en partage des voix, il faudra alors attendre plus de deux années pour plaider en départage. Il faut donc plus de trois années pour obtenir un jugement en première instance. En cas d'appel, il faudra ajouter deux ans, soit cinq années au total.

Cinq ans pour obtenir une décision définitive, cela laisse pantois quand on sait que le code du travail prévoit, pour la requalification d'un CDD en CDI, que l'affaire soit jugée en un mois, que le même code prévoit, pour un licenciement pour motif économique – et Dieu sait s'il y en a en ce moment –, un délai de sept mois pour passer devant une juridiction.

En outre, cette situation ne pose pas un problème aux seuls justiciables directement concernés par leur procès. Ces délais déraisonnables affectent l'ensemble des salariés, mais également les entreprises qui respectent le droit. Je m'explique. Le préjudice du salarié qui attend sa décision de justice est évident – attendre cinq ans est un préjudice en tant que tel. Mais ce qui est plus pernicieux, c'est que ces délais vont éteindre le souffle des revendications qui peut exister dans les entreprises : peut-on vraiment penser qu'un salarié va oser revendiquer ses droits, se syndiquer au risque de perdre son emploi quand il sait que la protection du juge arrivera cinq ans après ?

Est-ce que l'on peut décemment soutenir que le droit à l'emploi est respecté lorsqu'une entreprise qui va faire des faux CDD se fera sanctionner une fois le salarié sorti de l'entreprise ? Ce que le législateur voulait en fixant le délai de jugement à un mois, c'est que le salarié soit encore en poste au moment du jugement, alors que, cinq ans après le lancement de la procédure, évidemment, le salarié en faux CDD ne travaille plus au sein de l'entreprise, et le droit à l'emploi n'est donc pas préservé.

Est-ce que l'on peut penser, par ailleurs, que l'on aide les entreprises qui respectent le droit lorsqu'on laisse se développer pendant des années, au sein de sociétés exerçant la même activité, des pratiques anticoncurrentielles uniquement fondées sur la violation des droits sociaux ? Il est bien évident qu'une entreprise qui ne déclare pas les heures supplémentaires de ses salariés, qui pratique le travail dissimulé, peut se permettre de pratiquer des prix concurrentiels sur le marché et ainsi de capter la clientèle de celles qui respectent le droit.

Il y va donc de l'intérêt de tous, des salariés comme des entreprises qui respectent la loi, que le droit du travail soit rappelé par le juge dans un délai rapide.

Cette lenteur : à qui la faute ? Aux juges, aux avocats, aux greffiers ? L'ancien Président de la République y aurait sans doute décelé une responsabilité individuelle quelconque. Ce n'est pas ce que le tribunal de grande instance de Paris a rappelé à 71 reprises au cours de l'année 2012. À la suite d'une action menée par le Syndicat des avocats de France, 71 assignations ont été déposées à la date anniversaire de la réforme de la carte judiciaire, le 15 février 2011, par 71 salariés auxquels se sont joints le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature, la CGT, la CFDT, Solidaires, l'UNSA et l'Ordre des avocats.

Nous dénoncions ces délais et demandions au tribunal de juger que l'État était coupable de déni de justice, notamment sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme qui prévoit que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ». Or, à 71 reprises, le tribunal a jugé l'État responsable. Et la motivation de ce jugement est extrêmement claire :

« Si manifestement ces délais excessifs résultent du manque de moyens de la juridiction prud'homale, il n'est pas discutable qu'il revient à l'État de mettre en oeuvre les moyens propres à assurer le service de la justice dans des délais raisonnables, faute de quoi il prive le justiciable de la protection juridictionnelle qui lui est due. »

La cause du déni de justice a ainsi été nommée : le manque de moyens. Il est en effet incontestable que ces problèmes de délais sont dus à un manque de moyens matériels et humains.

Je m'entretenais il y a encore quelques jours avec Mme Djamila Mansour, vice-présidente du conseil de prud'hommes de Bobigny – qui est tout de même la deuxième juridiction prud'homale de France, en termes de nombre d'affaires traitées. Elle me rappelait qu'il y manquait six greffiers, dont trois d'audience, pour trente postes devant être occupés. Cela signifie qu'un nombre important d'audiences ne peuvent pas se dérouler à Bobigny alors qu'on y dispose des salles et du nombre de conseillers suffisant. Mme Mansour m'a également indiqué qu'il manquait un juge départiteur pour faire face au flot de dossiers.

La présidente du conseil de prud'hommes de Paris indiquait, dans son discours de rentrée solennelle, que le conseil ne disposait que de dix codes du travail pour 832 conseillers et que les dix ordinateurs mis à leur disposition présentaient la particularité de ne pas être reliés à internet.

Mais ces problèmes de moyens sont-ils finalement si étonnants lorsque la Commission européenne pour l'efficacité de la justice nous situe, avec 0,18 % du PIB consacré à la justice, derrière la Pologne, la Roumanie, l'Ukraine, l'Arménie, l'Azerbaïdjan ?

Je terminerai par une question, une injonction et de nouveau une citation.

La question vous sera familière, puisque c'est l'actuel président de l'Assemblée, M. Bartolone qui, en sa qualité de député de la Seine-Saint-Denis, l'avait posée au précédent gouvernement. Je la reprendrai à notre compte : « Quelles mesures le Gouvernement entend prendre pour que le droit républicain d'obtenir une décision de justice dans un délai raisonnable soit effectivement garanti devant l'ensemble des conseils de prud'hommes ? »

L'injonction, certains d'entre vous la reconnaîtront puisqu'elle figurait dans un communiqué du parti socialiste sur le manque de moyens de la justice prud'homale. Je la reprendrai également à notre compte : « Nous demandons au Gouvernement d'assurer la protection de l'ensemble des salariés en donnant aux conseils des prud'hommes les moyens nécessaires pour remplir leur mission. »

Nous compléterons cette injonction en rappelant que l'État ne peut ici se défendre en arguant d'un budget contraint en période de crise. Les arbitrages du Gouvernement, si nécessaires soient-ils, ne doivent concerner que les orientations politiques. Le respect d'un droit fondamental garanti par une convention internationale n'est pas l'orientation d'un parti politique, ni la revendication d'un syndicat. Il est une exigence démocratique qui s'impose à l'État.

Pour finir, la citation promise est de Francisco de Quevedo, écrivain espagnol du XVIIe siècle : mesdames et messieurs les députés, n'oubliez pas que « c'est parce que la justice est chose précieuse qu'elle doit coûter cher ».

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