C'est une question terrible qui se trouve alors posée, et dont l'antiparlementarisme triomphant ne manquera pas de se repaître : à quoi servons-nous ?
On nous fait grief de n'avoir pas une attitude constructive. Mais que s'est-il passé lors de l'examen en commission lorsque nous avons tenté d'améliorer le texte, ou du moins d'en réduire la nocivité ?
Proposions-nous d'augmenter la part des représentants des salariés dans les conseils d'administration : bonne idée, nous répondait-on, mais on ne peut vous suivre parce qu'on s'est engagé vis-à-vis des partenaires sociaux signataires de l'accord.
Proposions-nous de suspendre le versement des dividendes, dans le cadre d'un accord de maintien de l'emploi : vous avez raison, nous disait-on, mais les signataires de l'accord ne l'ont pas voulu ainsi.
Et je pourrais ainsi multiplier les exemples.
Je veux ici rappeler que le Parlement est, selon l'article 34 de la Constitution, seul compétent pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale.
Une décision récente du Conseil constitutionnel, du 28 décembre 2011, est venue rappeler que le Parlement ne peut s'en remettre à une autre instance sans méconnaître les règles de compétences érigées par la Constitution et sans se rendre coupable d'incompétence négative. Selon le Conseil, « il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ».
Ainsi veut-on nous imposer un nouveau mode d'élaboration de la loi.
Ce n'est pas une ratification d'ordonnance, pas plus qu'une transcription de directive communautaire. C'est une ratification d'un accord collectif signé par des partenaires sociaux auxquels le Gouvernement, sans éprouver le besoin de solliciter notre accord préalable, a décidé de confier le pouvoir de créer la loi.
Pour être nouvelle, cette méthode n'en est pas moins hautement critiquable.
Par une autre décision, du 9 décembre 2004, le Conseil constitutionnel a rappelé qu'« il est loisible au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions et aux relations de travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser, notamment par la voie de la négociation collective, les modalités concrètes d'application des normes qu'il édicte en matière de droit du travail ».
Ce qui nous est proposé aujourd'hui procède de la méthode rigoureusement inverse.
Et nous voici cantonnés à une simple subsidiarité, tout juste autorisés à préciser à la marge ce que les négociateurs de l'accord auront daigné nous laisser compléter.
Choquante dans son principe lorsqu'il s'agit de définir des droits sociaux de protection des salariés dans leur rapport déséquilibré avec leurs employeurs – que vous reconnaissez, d'ailleurs, monsieur le ministre –, cette méthode devient carrément inacceptable lorsqu'il s'agit de déterminer les limites et les modalités de l'action de l'État et des autorités judiciaires et administratives.
C'est au Parlement et à lui seul, à l'exclusion de toute autre autorité, qu'il appartient de statuer sur ces questions dites régaliennes.
Or, nous voici sommés de transcrire dans la loi la mise à l'écart du juge judiciaire des procédures de licenciements collectifs, sommés aussi de réduire la durée de la prescription de l'action des salariés. Pourquoi ? Parce que l'accord l'a décidé !
Contraire à l'article 34 de la Constitution, ce projet l'est aussi au regard du droit constitutionnel à l'emploi, droit à l'emploi qui devient, à l'aune des accords de maintien de l'emploi, une monnaie d'échange pour imposer des baisses de salaire.
Un droit constitutionnel peut-il être l'objet d'un tel échange ?
On nous dit que de tels accords existent déjà – nous le savons parfaitement – et qu'il nous appartiendrait de les « encadrer ». Eh bien non ! Notre rôle n'est pas d'encadrer ce qui est aujourd'hui attentatoire à la loi mais de le combattre !
Sur ce point précis, d'ailleurs, nous pouvons prédire un avenir mouvementé à ces accords nouvelle formule qui prévoient que le contrat de travail est suspendu pendant le temps de leur application, permettant ainsi de réduire le salaire jusqu'au seuil de 120 % du SMIC.
Faut-il rappeler ici ce que nous disait le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 mars 2012 relative à la loi Warsmann : « Dès lors qu'il ne s'agit pas des éléments essentiels de ce dernier (caractère à durée déterminée ou indéterminée, salaire…), et que la loi encadre cette atteinte (durée maximale d'un an), cette loi peut organiser ce rapport entre la convention collective et le contrat individuel de travail. Fondé sur un motif d'intérêt général suffisant et organisé avec des modalités adaptées, l'article 45 de la loi déférée n'a pas été jugé contraire à la Constitution. ».
Le message est parfaitement clair. Le Conseil accepte que la convention collective puisse venir se substituer au contrat de travail mais à deux conditions : que cette substitution soit fondée sur un motif d'intérêt général ; qu'elle ne porte pas atteinte à un élément essentiel du contrat, à commencer par le salaire.
Votre texte, monsieur le ministre, ignore cette mise en garde. Mais, peu importe, puisque l'accord en a décidé ainsi !
Que dire encore de l'hallucinante procédure prévue par l'article 13 du projet de loi s'agissant de l'intervention du juge administratif en matière de validation ou d'homologation d'un plan de licenciement unilatéralement négocié.
Mme Parisot avait été très claire : il ne s'agissait pas de sécuriser l'emploi mais de sécuriser les licenciements. Il fallait donc mettre fin à l'insupportable aléa judiciaire et à l'excessive durée des procédures.
Forts de cette feuille de route, vous nous avez concocté deux énormités juridiques.
Tout d'abord, la décision implicite d'acceptation. Au mépris d'un séculaire principe général du droit selon lequel le silence gardé par l'administration constitue un refus, huit jours de silence de l'administration permettront de valider un accord, le plus souvent obtenu sous la menace d'un chantage à la fermeture et de dizaines de licenciements !
Mais il y a encore plus fort : le système qui veut que, lorsque le tribunal administratif n'a pas statué dans les trois mois, il soit dessaisi au profit de la cour administrative d'appel, et ainsi de suite jusqu'au Conseil d'État, qui pourrait donc se retrouver la seule juridiction ayant statué.
Ce faisant, vous ne craignez pas de porter atteinte au principe du double degré de juridiction dont le Conseil constitutionnel a fait un principe constitutionnel par sa décision n° 80-127 des 19 et 20 janvier 1981 en décidant que, dans les contentieux où existe la règle du double degré de juridiction, le législateur ne peut y déroger.
Qui prétendra que le double degré de juridiction n'existe pas dans le contentieux dont nous parlons ?
La volonté qui vous anime de vous aligner coûte que coûte sur le contenu de l'accord du 11 janvier 2013 vous a conduits à d'autres inepties juridiques.
Ainsi en est-il, s'agissant des accords de maintien de l'emploi, de cet article qui réserve aux seuls syndicats signataires de l'accord le droit de saisir le juge en cas de non-respect par l'employeur de ses obligations.
Ainsi en est-il encore, s'agissant du nouveau régime des licenciements économiques collectifs, de cet article qui exclut la compétence du juge judiciaire pour toute contestation relative à un plan de sauvegarde de l'emploi prévu par accord collectif, transférant ainsi le contentieux d'une convention de droit privé – conclue entre personnes morales de droit privé – au juge administratif, au mépris des principes constitutionnels régissant la séparation des pouvoirs et les compétences respectives des juges judiciaires et administratifs.
Contraire à la Constitution, votre projet est aussi contraire aux engagements internationaux pris par la France, en particulier vis-à-vis des conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT.
La seule et unique vraie liberté que vous avez cru pouvoir prendre avec le texte de l'accord du 11 janvier 2013 est de prévoir que le salarié qui refuse de voir soumettre son contrat de travail à un accord de mobilité interne ou à un accord de maintien de l'emploi sera licencié, non pas pour un motif personnel – absurdité qui montre bien à la fois les intentions et les limites de ce sacro-saint accord – mais pour un motif économique.
Le diable se nichant toujours dans les détails, vous nous avez concocté aussi bien dans l'article 10 relatif aux accords de mobilité que dans l'article 12 relatif aux accords de maintien de l'emploi une rédaction ambiguë aux termes de laquelle le licenciement des salariés concernés « repose sur un motif économique ».
Cela signifie – et pas seulement à nos yeux – que ce licenciement serait présumé reposer sur un motif économique et échapperait donc au contrôle de causalité exercé par le juge.
Lorsque je vous ai interrogé sur ce point, vous m'avez répondu, monsieur le rapporteur, que tant le Conseil d'État que les juristes que vous aviez consultés vous avaient rassuré. Vous avez ainsi déclaré en commission – je cite le compte rendu : « Dire que le licenciement “repose sur un motif économique” ne signifie pas que l'on considère qu'il existe une “cause réelle et sérieuse”, c'est au juge judiciaire qu'il appartiendra d'en décider ».
Afin de clarifier les choses, nous avons donc proposé par amendement de renvoyer au texte de l'article L. 1233-3 du code du travail qui définit le motif économique du licenciement. Et c'est alors que vous m'avez répondu, pour rejeter cet amendement : « L'amendement de Jacqueline Fraysse propose un renvoi à l'article L. 1233-3 du code du travail, qui définit le licenciement pour motif économique. Mais les situations visées ici ne sont pas celles où l'entreprise est en difficulté et envisage des restructurations, il s'agit seulement de garantir au salarié les protections applicables aux licenciements pour motif économique. Avis défavorable également. »