Intervention de Jacqueline Fraysse

Séance en hémicycle du 2 avril 2013 à 15h00
Sécurisation de l'emploi — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJacqueline Fraysse :

Je vous invite à méditer l'exemple du contrat nouvelle embauche, qui nous avait, lui aussi, été présenté comme parfaitement bordé juridiquement et qui a fini, pour reprendre les termes d'un dirigeant syndical de l'époque, « dans d'atroces souffrances judiciaires ».

Que dire encore de l'article 13, qui réduit les délais de prescription opposables aux actions des salariés ? Une telle restriction de l'accès au juge nous apparaît contraire à plusieurs textes internationaux, dont l'article 6, alinéa 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui affirme le droit effectif à un recours.

La Cour européenne des droits de l'homme a, dans l'arrêt Golder du 21 février 1975, érigé ce principe au nombre des « principes fondamentaux du droit universellement reconnus ». Si la Cour européenne n'exclut pas que le législateur aménage l'exercice du droit d'agir en justice, encore faut-il qu'il ne soit pas atteint dans sa substance même et que les limitations apportées poursuivent un but légitime.

Quel est, en l'occurrence, le but légitime poursuivi ? Pourquoi cette mesure, sinon pour satisfaire le souhait du MEDEF de bénéficier au plus vite de l'oubli judiciaire ?

Les conseillers prud'homaux, avocats et magistrats que nous avons pu consulter nous ont fait part de leur indignation devant cette réduction de la prescription. Tous nous ont parlé de leurs nombreuses expériences concernant des salariés les plus faibles, travaillant dans des entreprises peu syndicalisées ou dépourvues de toute représentation et qui, pour certains d'entre eux, sont rémunérés depuis des années en deçà du salaire minimum conventionnel sans même le savoir, et le découvrent à l'occasion de la contestation de leur licenciement.

Lorsque, avec d'autres collègues, je demandais le retour à une prescription de cinq ans, à l'instar de ce qui est accordé par exemple à un propriétaire pour réclamer des loyers impayés à son locataire, les deux arguments qui m'ont été opposés reflétaient la gêne à défendre l'indéfendable.

Premier argument : les négociateurs de l'accord du 11 janvier 2013 en ont décidé ainsi. On serait tenté d'ajouter : « circulez, il n'y a rien à voir ! »

Second argument, et je cite le texte du rapport de la commission : « les salariés n'ont rien à gagner dans des contentieux trop longs qui augmentent les frais d'avocats ». Comme si la durée de la prescription avait un quelconque rapport avec la durée des procédures et leur coût !

Ce sujet mérite un peu plus de sérieux. La vérité est tout simplement que pour satisfaire l'exigence d'impunité portée par le MEDEF, ce projet passe par-dessus bord les principes les plus élémentaires, comme le droit pour chaque salarié d'ester en justice et de défendre ses droits, a fortiori lorsqu'ils ont été violés pendant plusieurs années.

Au-delà des libertés prises avec les principes constitutionnels et les engagements internationaux, j'ai rappelé en introduction de mon propos qu'il y avait sans doute plus grave encore, à savoir l'oubli si rapide des engagements pris avant les élections – ce genre d'oubli dont les conséquences sont dramatiques, tant elles sont porteuses de discrédit de la parole publique, comme la récente élection législative partielle dans l'Oise l'a encore démontré à ceux qui l'auraient oublié.

Permettez-moi de m'adresser à mes collègues du groupe socialiste qui, compte tenu de leur nombre, sont ici décideurs et ont encore la possibilité de se joindre à nous pour refuser l'inacceptable. Toutes les décisions du Conseil constitutionnel que j'ai citées ont pour origine une saisine de votre groupe et du nôtre. Les principes que nous défendions alors ensemble auraient-ils disparu ?

Tout citoyen peut aller, aujourd'hui encore, consulter le site internet du parti socialiste, où est encore accessible le projet intitulé « Le changement » en vue des élections législatives de 2012.

Je ne citerai que deux exemples issus de ce texte. Il y est tout d'abord écrit qu'il faut « lutter contre les licenciements boursiers ». Quel article de ce projet de loi répond à cet objectif ? Non seulement il ne fournit aucune définition restrictive du motif de licenciement ou de l'alourdissement des sanctions en cas de licenciement abusif, mais il vise au contraire à sécuriser les procédures de licenciements et à limiter le recours au juge.

Dans ce même projet, on peut lire ceci : « La négociation collective sera renforcée à tous les niveaux et la hiérarchie des normes en matière de droit social rétablie. Nous réhabiliterons la négociation de branche, réduite par la droite à une fonction supplétive de la négociation d'entreprise. »

Qu'en est-il de cet engagement, dans un projet qui fait de l'accord d'entreprise le vecteur des remises en cause du code du travail et du contrat de travail, et n'envisage la négociation de branche que comme un moyen de déroger aux principes prévus par la loi ?

Ce projet de loi, loin de rétablir la hiérarchie des normes garante de l'ordre public social, lui porte le coup de grâce, et par là même, un coup fatal à l'image de la négociation collective dans l'esprit des salariés. La négociation de branche n'y est envisagée que comme moyen d'échapper aux quelques rares avancées, comme la durée minimale de 24 heures pour les temps partiels.

Quant à la négociation d'entreprise, par nature favorable au patronat, elle est la grande gagnante de ce projet. C'est elle qui permet aux employeurs de réduire les durées des procédures de consultation, d'associer les organisations syndicales aux licenciements, et surtout de faire sauter le seul point de résistance que la jurisprudence avait maintenu jusqu'ici : le contrat de travail.

On nous parle d'un équilibre global du texte de l'accord qu'il faudrait respecter. En réalité, le seul équilibre véritablement menacé est celui qui a présidé à la construction de notre droit du travail, par la hiérarchie des normes – de la Constitution au contrat de travail en passant par la loi et les accords collectifs, sous l'égide de l'ordre public social.

À qui faut-il apprendre ici que ce principe est celui qui permet d'affranchir le contrat de travail des règles du code civil en prévoyant des protections de nature à compenser le déséquilibre né du pouvoir de direction de l'un des cocontractants sur l'autre ? Mesurez-vous bien à quoi vous êtes en train de toucher, et les conséquences graves qui en résulteront ?

Les employeurs ont toutes les raisons de se réjouir de cette perspective puisque, après avoir poussé à l'individualisation des relations de travail pour venir à bout des garanties et protections collectives, ils obtiennent par ce projet de loi le droit de mettre à bas les garanties individuelles.

Et le plus inacceptable est que ce droit ne leur est pas donné seulement dans les entreprises en difficulté économique, et sous la condition d'un accord majoritaire, mais aussi dans celles qui ne connaissent aucune difficulté et au simple moyen d'un accord de type classique !

Et ce n'est pas tout ! Le plus fort est d'avoir obtenu, dans le même projet, que le rapport individuel s'efface quand il s'agit des droits, mais reprenne le dessus quand il s'agit des procédures, comme c'est le cas aussi bien pour les salariés ayant refusé la mobilité géographique ou professionnelle que pour ceux ayant refusé la baisse de leur rémunération dans le cadre d'un accord de maintien de l'emploi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion