Intervention de éloi Laurent

Réunion du 2 avril 2013 à 17h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

éloi Laurent :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je suis très honoré de vous présenter la mission qui m'a été confiée et le rapport auquel elle a donné lieu. J'exposerai d'abord son contexte, puis la méthode que j'ai suivie, avant d'en venir au plan du rapport. Je vous présenterai ensuite les avancées ou, tout au moins, les nouveautés qu'il contient, et je conclurai par les chantiers politiques qu'il peut conduire à ouvrir, selon ce que décidera la représentation nationale.

La mission qui m'a été confiée était passionnante : Mme Cécile Duflot m'a demandé de réfléchir à une nouvelle politique publique, et non simplement à l'un de ses aspects. L'enjeu consistait à déterminer ce que pourrait être une politique d'égalité des territoires. Le délai qui m'était imparti était très bref : entamés le 10 octobre dernier, nos travaux devaient prendre fin à la mi-février, pour le cinquantième anniversaire de la DATAR. Il nous a donc fallu aller vite, comme souvent dans ce type d'exercice.

La méthode que j'ai adoptée a d'abord consisté à m'entourer d'une grande diversité de chercheurs. Trente-sept chercheurs ont ainsi apporté 23 contributions, qui constituent un rapport d'environ 550 pages au total. Cette pluralité visait à permettre d'aborder l'objet du rapport sous une multiplicité d'angles. En effet, il peut être utile que les économistes, qui ont parfois tendance à considérer qu'ils détiennent la vérité suprême, dialoguent avec les autres sciences sociales. Ont donc également participé au rapport des géographes, des urbanistes, des sociologues et des climatologues. En somme, il s'agit d'un travail collectif de recherche.

La seconde originalité de ma méthode a consisté à associer des responsables politiques à notre réflexion. Car un territoire, c'est un point de contact entre des flux économiques et des frontières politiques ; c'est le produit d'un espace et d'un pouvoir. Dès lors, les responsables politiques en connaissent aussi bien la réalité que les chercheurs, voire mieux. Chaque contribution d'un chercheur, qui occupe une vingtaine de pages, est ainsi complétée par ce que nous avons appelé un « regard d'élus », en cinq pages. L'Assemblée nationale, en particulier, a beaucoup apporté : le rapport se clôt par votre contribution, monsieur le président ; Alain Calmette et d'autres députés ont également collaboré. Nous avons ainsi voulu croiser les points de vue des responsables politiques et ceux des chercheurs ; il arrive que les regards se croisent peu, qu'ils s'orientent vers des directions opposées, ou que leur confrontation produise des étincelles.

En troisième lieu, je souhaitais que le rapport, qui est assez volumineux, soit disponible rapidement et sous un format accessible. Son découpage en 23 contributions thématiques facilite la lecture, mais il fallait en outre le rendre consultable sur Internet. Pour la première fois, un rapport public est disponible non en format PDF mais directement sur un site, consultable à l'adresse http:verslegalite.territoires.gouv.fr et qui permet d'accéder à chaque contribution. On y trouve également le rapport de la commission présidée par Thierry Wahl, qui a travaillé en parallèle sur les aspects institutionnels de l'égalité des territoires. Le site associe ainsi, sous un format aussi interactif que possible, un rapport relatif à la forme que pourrait prendre un futur commissariat général à l'égalité des territoires et, quant au fond, le rapport issu de la mission que j'ai eu l'honneur de conduire.

J'en viens au plan adopté, qui comporte trois parties. La première porte sur la dynamique des territoires français, qui ont beaucoup évolué depuis une vingtaine d'années, alors même qu'au cours des dix dernières années la réflexion progressait plus lentement, ou, du moins, devenait beaucoup plus monochrome. Cette partie se fonde sur un constat simple, celui d'une dialectique de la continuité et des ruptures. Du fait de la continuité urbaine de la France, 80 % des Français vivent aujourd'hui dans l'espace urbain. Dans dix ans, ils seront 90 %. Il s'agit d'une tendance mondiale, qui s'est accélérée au cours des vingt dernières années. Pour la première fois dans l'histoire humaine, plus de la moitié des habitants de notre planète vivent dans des villes ; cette proportion atteint 80 % dans les pays développés. De cette nouvelle continuité résultent des ruptures.

Dans la contribution qui ouvre le rapport, le géographe Jacques Lévy s'appuie sur la notion de gradient d'urbanité pour montrer comment, plus on s'écarte d'un centre dense et divers, plus les périphéries perdent en densité et en diversité. En périphérie, la première rupture rencontrée est sociale : la deuxième contribution a pour objet le rapport entre les territoires et les dynamiques d'emploi. Vient ensuite la rupture caractérisant les espaces ruraux, sur lesquels porte la troisième contribution. La dernière est consacrée aux outre-mer, très grande périphérie française.

Dès cette première partie, le rapport part du principe selon lequel l'approche du territoire doit prendre en considération non seulement l'efficacité économique mais aussi l'équité. C'est tout l'enjeu du passage de l'« aménagement du territoire », tel qu'il est conçu depuis cinquante ans en France, à l'« égalité des territoires ». Ainsi se voit explicité l'objectif politique – et même éthique puisque c'est de justice qu'il s'agit – de cette nouvelle approche.

La deuxième partie s'efforce de prendre la mesure des nouvelles inégalités territoriales en France. Aux inégalités économiques, que mesurent le revenu et le PIB par habitant, il convient d'ajouter les inégalités de santé et d'éducation. Au demeurant, la dynamique des seules inégalités économiques est déjà complexe : elles peuvent se résorber entre régions, entre départements ou entre les espaces urbains et ruraux tout en s'aggravant à l'échelle plus fine du quartier ou de l'îlot. Afin de tenir compte de ces nouvelles inégalités, cette partie fournit les pièces d'une boîte à outils, des éléments empiriques comme les outils cartographiques fins ou l'observation sociale locale, qui font chacun l'objet d'un chapitre. Une sous-partie est consacrée aux inégalités environnementales, dans laquelle un chapitre entier porte sur le changement climatique et sur les inégalités qui en découlent par le biais des politiques tant d'adaptation que d'atténuation. Mais les inégalités environnementales ne se réduisent pas à ce problème, comme le montre l'exemple des particules fines.

La troisième partie porte sur les politiques à mettre en oeuvre. Nous proposons d'abord, afin de saisir les inégalités territoriales de manière dynamique plutôt que statique, de faire usage de nouveaux indicateurs, notamment les indicateurs de développement humain et de soutenabilité. Après nous être demandé si la politique d'égalité des territoires était incompatible avec le développement économique – en somme, comment concilier efficacité économique et équité –, nous présentons les politiques auxquelles recourir : d'une part, les instruments classiques que sont le zonage et la péréquation ; de l'autre, de manière plus innovante, l'approche sociale-écologique des villes françaises.

J'en viens aux quelques avancées ou, du moins, nouveautés incluses dans ce rapport qui présente aussi – nous ne prétendons pas le contraire – des éléments bien connus. La plus évidente est la définition de l'égalité des territoires, à laquelle la mission impliquait en premier lieu que nous donnions un sens. Cette notion laisse sceptique nombre de chercheurs et de responsables politiques. C'était également mon cas lorsque j'ai entrepris ce travail, pour une raison simple : l'égalité s'entend entre des personnes, non entre des espaces ou des institutions. Dès lors, pour que l'égalité des territoires soit pensable, elle doit être compatible avec une théorie de la justice qui s'applique aux personnes, sans quoi elle resterait une notion abstraite, voire un principe contraire au choix des personnes. Je tente de montrer dans l'introduction que c'est possible, à condition de partir d'une conception de la justice fondée sur les capacités des personnes. Dans ce cas, les territoires peuvent être conçus comme entravant ou favorisant les capacités des personnes. Ainsi, un chômeur qui habite dans une zone urbaine sensible où il ne dispose pas des moyens de transport qui lui permettraient de trouver un emploi voit ses capacités contraintes par le territoire où il vit. Dès lors, il est légitime d'espérer développer l'égalité entre les personnes par le biais des territoires, en allégeant la contrainte du territoire pour libérer les capacités des personnes.

L'égalité des territoires possède même un fondement juridique : le principe d'égalité entre les collectivités territoriales figure depuis dix ans dans la Constitution et est appliqué par le juge constitutionnel. Dès la pensée fondatrice d'Eugène Claudius-Petit, qui a conçu l'aménagement du territoire après guerre, les enjeux éthiques avaient leur place au côté de la quête de l'efficacité économique.

Cette dimension politique et de justice s'impose dans la mesure où le territoire est toujours aménagé par le marché. On le constate lorsque l'on observe les espaces métropolisés ou périurbains, organisés par la logique de production et de consommation, d'une part, et par les logiques résidentielles, d'autre part. L'idée d'égalité des territoires implique qu'une volonté politique peut contrer cet aménagement ou se combiner avec lui.

La seconde avancée consiste à montrer que les inégalités territoriales sont plurielles et doivent être abordées de manière plurielle. En France, on se focalise essentiellement sur les inégalités économiques, appréhendées surtout par l'intermédiaire du revenu ou du PIB par habitant, au détriment des inégalités de santé et d'éducation – dans les enseignements secondaire et supérieur –, bref des inégalités de développement humain au sens des Nations Unies, qui a développé depuis vingt ans des indicateurs pour les mesurer.

Troisième avancée : les inégalités sont dynamiques ; elles obéissent à une logique temporelle, au-delà de l'acception statique qui, là encore, s'attache au revenu et au PIB par habitant. Ainsi, les inégalités de capital humain – c'est-à-dire de formation – ou de santé qui existent aujourd'hui produiront leurs effets dans dix ou quinze ans, notamment sur le revenu par habitant. De ce point de vue, c'est leur dimension environnementale – et d'abord la question du changement climatique – qui est la plus décisive, car la plus lourde de conséquences d'ici à quinze ou vingt ans.

Quels sont enfin les chantiers politiques que le rapport peut conduire à ouvrir ? Ils sont nombreux et si ce n'est pas à nous, chercheurs, de nous prononcer sur ce point, je rappelle que 23 des 60 contributeurs sont des responsables politiques. Trois orientations possibles se dégagent du rapport. La première est la transition sociale-écologique : comment envisager la transition écologique en lien avec les enjeux sociaux ? Ce qui engage la transition énergétique et sa dimension territoriale, les inégalités environnementales, le changement climatique, le système fiscal. La seconde est la réforme des instruments classiques de l'égalité verticale mis en oeuvre par l'État : le zonage et la péréquation. Nous formulons à ce sujet des propositions précises. Je me suis efforcé de classer nos recommandations, qui tiennent en quatre pages, selon un principe de subsidiarité : ce que peuvent faire d'abord les territoires, ensuite l'État, enfin l'Europe. La troisième orientation, dont j'ai parlé ici même la semaine dernière, répondant à l'invitation d'Alain Calmette et de Brigitte Allain, est la coopération entre espaces ruraux et urbains, qu'il est tout à fait obsolète d'opposer les uns aux autres. Comment intégrer les espaces ruraux à la dynamique urbaine dans une France qui s'est très fortement urbanisée ? Ce chantier primordial comporte une dimension écologique, s'agissant par exemple de l'économie circulaire et de la transition énergétique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion