La question de l'anticipation a pris corps au cours des années 90. Un article de Dominique Balmary paru dans la revue Droit social en 1998 – « Le droit du licenciement économique est-il vraiment un droit favorable à l'emploi ? » – a valeur de référence. La nécessité de l'anticipation s'est affirmée au fil du temps. Je pense notamment à l'obligation triennale de négocier sur la stratégie de l'entreprise et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).
L'anticipation est une question clé pour la construction du dialogue social, indispensable pour donner la priorité à la négociation interne à l'entreprise. L'enjeu n'est pas tant de disposer de scénarii pour l'avenir que de créer de la confiance, d'établir une écoute réciproque entre les partenaires de l'entreprise. Il faut les construire dans le temps. Lorsque j'étais délégué interministériel aux restructurations de défense, j'ai participé à la transformation de la Direction des constructions navales (DCN) en société anonyme – à capitaux entièrement publics dans un premier temps. Le changement était d'autant plus considérable que l'essentiel des personnels était sous statut. Nous avons mis en place une dynamique qui a marqué une étape dans ma réflexion: nous avons joué le jeu de l'information économique sur l'entreprise et sur ses prévisions et nous avons accepté que l'expertise syndicale soit mobilisée pour les discuter et les critiquer. Bref, nous avons fait le moins possible de rétention d'information afin d'aborder franchement l'avenir. À un moment donné, il faut bien créer un terrain de discussion. Cela montre à tous les interlocuteurs qu'ils ont leur mot à dire sur cette évolution, même si les décisions prises ne les satisferont peut-être pas pleinement.
C'est cette ligne de conduite que j'ai adoptée au moment de la fermeture de la centrale Superphénix. La tension était très vive, au point que nous avions été séquestrés durant une journée. On nous opposait que la fermeture de la centrale signait l'arrêt de mort du territoire, et que des milliers d'emplois allaient disparaître. J'ai demandé à l'INSEE de conduire une étude des possibilités existantes sur le territoire, donc de créer un objet de discussion permettant à chacun d'estimer qu'il avait l'information et qu'il était libre de la traiter comme il le souhaitait. Les experts des syndicats ont donc dû argumenter à partir de données partagées.
J'applique aujourd'hui la même méthode pour l'évolution du Transilien, qui est un enjeu de taille, puisque 50 000 agents sont concernés. Nous avons construit avec la responsable du Transilien un système d'information qui nous permet d'apprécier exactement les parcours professionnels réels des agents – et non ceux que l'on imagine être – et de faire des projections qui permettent de discuter de l'avenir des métiers et des effectifs concernés.
Anticiper, c'est construire cette confiance, avec des outils qui supposent une certaine transparence, mais permettent de discuter de sujets difficiles – en réservant à l'entreprise le pouvoir de décision ultime. Cela permet d'aborder les réorganisations majeures, et de mettre place les outils nécessaires. À titre d'exemple, je suis venu à la SNCF à la demande de Guillaume Pepy pour gérer une partie des importants sureffectifs de la branche fret. Cela m'a conduit à construire un système permanent de mobilité intérieure à la SNCF, sachant que ses agents bénéficient – au moins au niveau de l'établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) – de la sécurité de l'emploi. Ce système permet de concilier à tout moment, de manière transparente, les contraintes de l'entreprise et les impératifs des choix individuels de parcours professionnel.