Nous accueillons M. Jean-Pierre Aubert, délégué à l'évolution des métiers et des emplois à la direction des ressources humaines de la SNCF.
Au vu de vos fonctions à la SNCF et de celles – nombreuses – que vous avez occupées tout au long de votre carrière, il nous a paru intéressant de connaître votre approche de ces questions, votre expérience et le diagnostic que vous posez sur les dispositifs existants.
C'est à partir d'une expérience multiple que j'évoquerai la question qui vous intéresse. Au-delà de mes fonctions actuelles au sein de la SNCF, qui est sans doute une entreprise un peu atypique de ce point de vue, mon expérience me permet d'avoir un recul de presque quarante ans sur ce sujet, et sous des angles très différents. J'ai débuté en tant que responsable syndical, à l'époque des premières crises pétrolières, qui ont rapidement fait naître une réflexion sur les restructurations liées à cette conjoncture nouvelle. J'ai ensuite été patron de PME, puis haut fonctionnaire – contrôleur général économique et financier jusqu'à ma retraite de fonctionnaire. J'ai par ailleurs été, durant huit ans, délégué interministériel aux restructurations de défense auprès des deux ministres qui ont conduit la transformation de notre système de défense. Enfin, j'ai été un temps responsable de la mission interministérielle pour les mutations économiques (MIME). J'ai accompagné de nombreuses mesures de restructuration et de plan sociaux – aujourd'hui plans de sauvegarde de l'emploi.
Une formule que j'ai employée dans un livre symbolise bien ce que j'ai essayé d'accomplir : « l'obligation de mettre des temps longs dans des temps courts ». Elle résumait mon constat de l'époque : nous étions pris dans le cadre des procédures engagées au moment des restructurations et de l'élaboration des PSE, qui ne permettaient pas toujours d'accompagner les salariés dans de bonnes conditions et de traiter correctement des questions exigeant beaucoup plus de temps. Je pense en particulier à la responsabilité sociale de l'entreprise, et des autres acteurs, sur le repositionnement professionnel des salariés concernés.
J'ai ainsi contribué à mettre en valeur la nécessité de l'anticipation et de la prévention – qui sont deux choses différentes. Même dans des conflits sévères que j'ai personnellement vécus, comme ceux de Chausson, de la fermeture de la centrale Superphénix, de la sidérurgie, de la construction navale ou encore de la mine de La Mure, bien des choses auraient pu être faites si l'on s'y était pris plus tôt. Anticiper, c'est se donner des marges de manoeuvre pour faire plus et mieux.
J'ai aussi toujours été préoccupé par l'implication de tous les acteurs et je suis un fervent défenseur de la négociation – y compris à chaud. Je peux me prévaloir d'être parvenu à quelques accords, même dans des situations difficiles. Il importe que les acteurs soient engagés dans une forme de responsabilité – qui doit bien sûr rester soucieuse des intérêts de chacun. Or une partie du droit des licenciements a fait fuir cette responsabilité vers d'autres pouvoirs, qu'il s'agisse de l'État, de l'administration, du pouvoir judiciaire ou de tout autre acteur extérieur à l'entreprise. Au vu de l'expérience d'autres pays, il est pourtant possible de parvenir à des accords. Lors d'une mission qui m'avait été confiée par le Premier ministre Lionel Jospin, j'avais réuni toutes les parties prenantes et osé aborder un sujet tabou : « peut-on négocier l'emploi ? » Pour ma part, je pense que oui.
J'ai donc deux convictions : la nécessité d'anticiper et celle de donner la priorité à la négociation interne à l'entreprise, même s'il convient d'y associer d'autres acteurs dans certaines phases. C'est ainsi que j'ai toujours tenu à promouvoir la revitalisation économique : j'ai par exemple créé SNCF Développement, filiale de la SNCF que je préside, pour accompagner les entreprises ayant des projets générateurs d'emploi sur les territoires en rebond.
Une question se pose plus particulièrement dans la période actuelle : celle de la légitimité des opérations de restructuration et de leurs conséquences. J'ai créé, à l'IAE de l'université de Paris-I Sorbonne, où je suis professeur associé, la chaire « mutations-anticipations-innovations » avec de grandes entreprises et des organisations syndicales. Dans ce cadre, nous avons organisé une conférence sur cette question de la légitimité. En effet, on ne sait plus qui est légitime pour engager les restructurations, et la contestation est diverse, ce qui délégitime les partenaires sociaux qui pourraient éventuellement négocier.
Comment anticiper et coopérer ? Pensez-vous que l'ANI et sa transcription législative puissent apporter une réponse à cet égard ?
La question de l'anticipation a pris corps au cours des années 90. Un article de Dominique Balmary paru dans la revue Droit social en 1998 – « Le droit du licenciement économique est-il vraiment un droit favorable à l'emploi ? » – a valeur de référence. La nécessité de l'anticipation s'est affirmée au fil du temps. Je pense notamment à l'obligation triennale de négocier sur la stratégie de l'entreprise et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).
L'anticipation est une question clé pour la construction du dialogue social, indispensable pour donner la priorité à la négociation interne à l'entreprise. L'enjeu n'est pas tant de disposer de scénarii pour l'avenir que de créer de la confiance, d'établir une écoute réciproque entre les partenaires de l'entreprise. Il faut les construire dans le temps. Lorsque j'étais délégué interministériel aux restructurations de défense, j'ai participé à la transformation de la Direction des constructions navales (DCN) en société anonyme – à capitaux entièrement publics dans un premier temps. Le changement était d'autant plus considérable que l'essentiel des personnels était sous statut. Nous avons mis en place une dynamique qui a marqué une étape dans ma réflexion: nous avons joué le jeu de l'information économique sur l'entreprise et sur ses prévisions et nous avons accepté que l'expertise syndicale soit mobilisée pour les discuter et les critiquer. Bref, nous avons fait le moins possible de rétention d'information afin d'aborder franchement l'avenir. À un moment donné, il faut bien créer un terrain de discussion. Cela montre à tous les interlocuteurs qu'ils ont leur mot à dire sur cette évolution, même si les décisions prises ne les satisferont peut-être pas pleinement.
C'est cette ligne de conduite que j'ai adoptée au moment de la fermeture de la centrale Superphénix. La tension était très vive, au point que nous avions été séquestrés durant une journée. On nous opposait que la fermeture de la centrale signait l'arrêt de mort du territoire, et que des milliers d'emplois allaient disparaître. J'ai demandé à l'INSEE de conduire une étude des possibilités existantes sur le territoire, donc de créer un objet de discussion permettant à chacun d'estimer qu'il avait l'information et qu'il était libre de la traiter comme il le souhaitait. Les experts des syndicats ont donc dû argumenter à partir de données partagées.
J'applique aujourd'hui la même méthode pour l'évolution du Transilien, qui est un enjeu de taille, puisque 50 000 agents sont concernés. Nous avons construit avec la responsable du Transilien un système d'information qui nous permet d'apprécier exactement les parcours professionnels réels des agents – et non ceux que l'on imagine être – et de faire des projections qui permettent de discuter de l'avenir des métiers et des effectifs concernés.
Anticiper, c'est construire cette confiance, avec des outils qui supposent une certaine transparence, mais permettent de discuter de sujets difficiles – en réservant à l'entreprise le pouvoir de décision ultime. Cela permet d'aborder les réorganisations majeures, et de mettre place les outils nécessaires. À titre d'exemple, je suis venu à la SNCF à la demande de Guillaume Pepy pour gérer une partie des importants sureffectifs de la branche fret. Cela m'a conduit à construire un système permanent de mobilité intérieure à la SNCF, sachant que ses agents bénéficient – au moins au niveau de l'établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) – de la sécurité de l'emploi. Ce système permet de concilier à tout moment, de manière transparente, les contraintes de l'entreprise et les impératifs des choix individuels de parcours professionnel.
Il est plus facile d'établir ce terrain de discussion par anticipation, c'est-à-dire avant la crise. Au moment de la crise, le chef d'entreprise est contraint de veiller à sa communication, non qu'il se méfie des organisations syndicales, mais parce que faire état de ses fragilités peut lui faire perdre des marchés – je pense en particulier à l'accès aux marchés publics.
Même en l'absence de difficultés économiques, il n'est pas toujours facile pour une entreprise de faire état de ses prévisions économiques et de sa stratégie. La confidentialité est parfois nécessaire pour assurer la réussite. Il y a là un paradoxe : s'il est important de permettre un échange entre les acteurs, l'exercice a ses limites.
Je reviens par ailleurs sur la légitimité des opérations de restructuration. Si une discussion s'établit entre tous les partenaires au sein de l'entreprise, la légitimité découle de celle-ci, des informations qui sont données à cette occasion, et in fine des négociations.
Enfin je souhaiterais connaître votre analyse de l'ANI ?
Nous nous sommes déjà interrogés, lors de l'audition de MM. Imbert et Vallaud, sur le périmètre de la notion de licenciement économique aujourd'hui. Il me semble important de répondre à cette question.
Vous avez évoqué le système de mobilité interne à la SNCF, nous aimerions que ces systèmes puissent être appliqués à l'échelle d'un territoire. De même que l'on parle de GPEC, on parle de plus en plus de gestion territoriale des emplois et des compétences (GTEC). En Ille-et-Vilaine, nous essayons d'instaurer ce système de mobilité entre les entreprises, dans une optique de sécurisation des parcours professionnels, et de mettre au point un système d'information ressources humaines (SIRH) à l'échelle d'un bassin d'emplois. En effet, beaucoup de petites entreprises n'ayant pas de direction des ressources humaines, les questions que nous évoquons sont souvent méconnues. Comment décliner à l'échelle des bassins d'emploi ces systèmes de mobilité qui ont fait leurs preuves dans les grandes sociétés comme la SNCF ?
L'anticipation telle que je l'ai décrite concerne les réorganisations structurelles ou permanentes, plus « discrètes » que les fermetures d'activité. La manière dont cela se passe au moment où surviennent les difficultés dépend du terreau que l'on a façonné : si l'on a patiemment construit le débat sur la stratégie de façon ouverte, et assuré l'échange d'informations, les choses seront facilitées.
Je reviens sur la question du secret. L'information circule désormais largement, et beaucoup de syndicalistes ont les moyens de tout savoir s'ils le veulent – heureusement, d'ailleurs. Pour l'anecdote, j'ai dispensé lundi soir un cours sur ce sujet. Les futurs directeurs des ressources humaines à qui je m'adressais estiment encore que mieux vaut ne pas donner l'information ! C'est évidemment plus difficile si cela n'a pas été bien préparé et que l'on s'inscrit dans un système de conflit. Néanmoins, on prend parfois plus de risques en ne donnant pas l'information telle qu'on veut la donner. Ne nous faisons pas d'illusions : lorsqu'il y a une difficulté dans une entreprise, tout le monde le sait. Autant donc mettre les syndicats dans le jeu.
Reste qu'il est parfois nécessaire de prendre des décisions « à chaud ». Il y a des précautions à prendre et des procédures juridiques à respecter, ce qui ne facilite pas toujours le dialogue. Nous avions inventé les accords de méthode, qui avaient justement pour vocation d'essayer de maîtriser la procédure de préparation de la décision. Quelques accords intéressants ont ainsi été signés, pour le cas où un plan de sauvegarde devrait être mis en oeuvre. Cela permet à chacun de réfléchir « à froid ». Cela participe du long et difficile chemin de la négociation en France, créée par les faits plutôt que par la loi. Soyons donc attentifs aux réalités qui se construisent avant de les enfermer dans des procédures qui font davantage appel à des juristes qu'à des gestionnaires des affaires sociales.
Pour en revenir à un sujet d'actualité, quel regard portez-vous sur l'ANI et sur sa transposition future ? Il me semble que cet accord va dans le sens que vous souhaitez.
Permettez-moi d'abord de vous répondre sur la légitimité. Vous avez parfaitement résumé ma pensée, madame la rapporteure. La légitimité se construit : elle n'est pas donnée une fois pour toutes. Or il est plus difficile pour l'entreprise de convaincre de la légalité d'une opération que de sa légitimité. Pour prendre un exemple, M. Riboud s'est rendu célèbre par l'exemplarité du dialogue social conduit chez Danone. Au moment de la restructuration de la branche biscuits, on a pourtant assisté à une rupture dans la compréhension de la légitimité de cette opération, alors même que le groupe Danone avait procédé à des transformations autrement plus importantes. La légitimité se construit progressivement par la prise en considération des enjeux de l'entreprise et des intérêts particuliers de chacun, ce qui implique de conforter le champ de la négociation.
J'en viens à l'ANI, qui marque une étape importante à plusieurs égards. Tout d'abord, il conforte – au-delà même de la relance de la GPEC – la nécessité de l'anticipation dans la stratégie de l'entreprise, et comme démarche à construire. Ensuite, il permet de distinguer des situations différentes, avec – notamment – la possibilité de signer des accords de maintien de l'emploi. Cela légitime les accords sur ces sujets. Du reste, il y en a déjà eu. Je pense aux accords signés chez Thales ou chez Areva, qui permettent de construire la démarche que j'évoquais.
L'ANI donne également ses lettres de noblesse à la négociation de l'emploi en donnant acte que ces procédures peuvent être négociées. C'est un changement profond, qui nous met au diapason d'une partie de l'Europe. J'observe à cet égard que les directives européennes encouragent les discussions visant à obtenir un accord négocié, alors que nous aurions tendance en France à en rester aux discussions – consultation et information. L'ANI fait donc un pas important sur la légitimité de l'accord.
Reste à en réaliser les conditions sur le terrain. Il est essentiel que vous instauriez un suivi de la mise en oeuvre de l'accord. En effet, l'important est bien la manière dont les partenaires sociaux et les acteurs concernés vont s'en emparer pour l'appliquer concrètement. En plus des articles de loi et des arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation, on devrait intégrer à notre culture les accords majeurs qui ont contribué à façonner le droit social en France. Je suggérerais donc qu'une mission parlementaire soit constituée pour assurer le suivi et la valorisation de ce qui se réalisera à partir de l'accord.
Un troisième point important a retenu mon attention : la grande inégalité de traitement qui prévaut dans l'accompagnement des salariés. Jacques Chérèque, me rappelait souvent combien la Lorraine avait souffert en perdant 100 000 emplois dans la sidérurgie. Je lui répondais immanquablement que l'ouest de la France avait perdu 100 000 emplois, notamment dans le secteur textile, sans que nul ne s'en préoccupe vraiment…. Nous devons notamment penser à ce qui peut être fait dans les PME. C'est là que les territoires peuvent jouer un rôle.
L'ANI porte sur tous les types de contrat, ce qui tient compte des évolutions du marché du travail. Vous avez d'ailleurs noté que la notion de licenciement économique avait perdu de sa pertinence. Je ne conteste pas la nécessité d'une certaine flexibilité ; la difficulté est de prendre en considération toutes les formes de contrat dans les mesures d'accompagnement mises en oeuvre. Lors de la fermeture de la centrale Superphénix, les salariés d'EDF ont été très bien accompagnés par leur entreprise. Mais ce n'était pas le cas des centaines de salariés qui occupaient des emplois périphériques et n'étaient pas sous statut EDF, pour lesquels a été bâti un plan d'accompagnement spécifique, qui a été financé en partie par EDF. Bref, nous devons nous efforcer d'assurer un accompagnement plus égalitaire, qui ne se limite pas à certaines catégories de salariés.
L'approche territoriale est bien sûr essentielle, madame Le Callennec. Même pour les grandes entreprises et les multinationales, la plupart des solutions d'accompagnement ne peuvent être trouvées que dans un environnement local. Simplement, tous les territoires ne sont pas dotés des moyens pour y parvenir. Il faut en effet être à même de fédérer tous les acteurs concernés. Lorsque j'étais délégué interministériel aux restructurations de défense, nous avions créé pour les grandes restructurations, notamment celles de GIAT Industries, des « comités de site » réunissant tous les acteurs autour du préfet, afin de discuter des projets envisageables et des mesures permettant d'accompagner d'autres entreprises que celle concernée par la restructuration. C'est en Bretagne qu'est née l'idée que les territoires pouvaient avoir une démarche de gestion territoriale des emplois et des compétences. Je pense au bassin de Lannion, qui a été successivement touché par les mutations des télécoms et de l'agroalimentaire. Il faut donc soutenir la capacité du territoire à apporter sa contribution à l'accompagnement en anticipant les événements. À l'époque où j'étais responsable de la MIME, j'avais lancé les observatoires des mutations économiques régionales pour développer des capacités de dialogue entre les différents acteurs. Ce dispositif doit être distingué des systèmes de prévention des entreprises en difficulté, qui sont tout aussi nécessaires. On a par exemple débattu de l'hypothèse de la disparition de Citroën Rennes. Cela permet de marier une analyse sectorielle et une analyse locale, voire de mettre en évidence le décalage qui peut affecter une région par rapport aux moyennes sectorielles – nous savions par exemple depuis des années que le secteur de la volaille connaissait des difficultés en Bretagne. Reste à passer du constat à l'action. Le territoire peut ici être à géométrie variable : selon le moment et la problématique abordée, la communauté de communes, l'agglomération, le bassin d'emploi ou le département peuvent se mobiliser. Il est aujourd'hui important d'impliquer les régions, qui ont mis longtemps à s'engager dans ce champ d'action. Elles doivent devenir des acteurs à part entière dans l'accompagnement des restructurations, d'autant qu'elles sont compétentes en matière de formation. J'ai quelques exemples de cas où il a été très intéressant de les associer.
J'en viens à la définition du licenciement économique. Honnêtement, il est aujourd'hui difficile de la cerner pour qui n'est pas juriste. Les salariés ayant subi un licenciement économique ne constituent qu'une petite minorité apparente dans les statistiques des nouveaux inscrits à Pôle emploi. Ce ne sont pas les grands PSE qui créent le plus de chômeurs, mais les fins de mission et les mesures individuelles telles que les ruptures conventionnelles et autres plans volontaires de départ.
Nous déplorons comme vous le caractère inéquitable de l'accompagnement des salariés. Dans le cadre de la transcription de l'ANI, la DIRECCTE se verra confier un rôle important : elle est appelée à être l'acteur principal de cet accompagnement, en concertation avec tous les acteurs locaux. Les pratiques ne pourront donc être homogènes d'un territoire à l'autre, et les appréciations seront nécessairement subjectives selon les acteurs. Sommes-nous sûrs de ne pas renforcer l'inéquité ? Quelles contreparties imaginer pour limiter ce risque ?
Vous avez évoqué l'Europe et la culture de la négociation de certains pays. Faut-il rappeler que certaines centrales syndicales n'ont pas signé l'ANI au motif qu'un certain nombre des dispositions seraient contraires au droit européen ? Il y a une contradiction entre votre propos et leur attitude.
Le territoire permet une gestion de la proximité. Les salariés n'ont pas nécessairement accès dans de bonnes conditions aux offres d'emploi en dehors du territoire. Cela peut tenir à des raisons de mobilité géographique comme à la taille et aux moyens de l'entreprise qui est en passe de les licencier. Lors de la fermeture de Chausson, nous avions bénéficié d'importants moyens – aide au reclassement du conjoint et au logement, notamment – pour accompagner les familles des salariés repris à Sochaux par Peugeot. Il est évident que de telles mesures ne sont pas à la portée de toutes les entreprises. À ces inégalités directes peuvent s'ajouter celles de l'environnement. C'est là que le principe de solidarité – entre collectivités et avec l'État – doit jouer. Il faut partir du terrain et des attentes réelles des salariés en matière de reconversion. La solidarité, comme la réflexion stratégique et l'anticipation, ne doivent cependant pas jouer au seul niveau de l'État central, mais aussi au niveau local et au niveau régional. C'est la raison pour laquelle la DIRECCTE a les moyens d'en assurer l'articulation, en même temps que d'apporter à l'accompagnement des moyens complémentaires – comme elle le fait parfois pour financer une cellule de reclassement.
C'est ici que peut intervenir la revitalisation économique. Je mène actuellement une opération de ce type avec SNCF Développement à Culmont-Chalindrey, en Haute-Marne. Nous allons soutenir la création de 200 emplois en deux ans par des entreprises que nous avons fait venir. Il faut partir des réalités concrètes et pratiques et apporter des compléments d'accompagnement qui ne viennent pas seulement de l'État. J'appelle donc à une complémentarité de la solidarité régionale avec la solidarité administrative et étatique.
Selon certains, il serait aujourd'hui plus facile à l'État, voire aux collectivités locales – sans doute parce qu'ils n'ont pas de doctrine précise en matière d'interventions économiques – de financer un PSE que d'être un acteur du maintien de l'emploi. Quel peut donc être le rôle de la puissance publique dans le maintien d'activités économiques rentables au moment où des difficultés conjoncturelles conduisent à envisager un PSE ? Avez-vous des exemples de cas dans lesquels l'État a été capable d'anticiper – donc d'éviter le PSE – en se faisant acteur économique ? Pour prendre un exemple d'actualité, faut-il nationaliser Arkema ?
Je crois aux vertus du dialogue, et je vous rejoins sur le fait que l'anticipation permet de coopérer le moment venu pour bâtir un PSE. Que pensez-vous de la prime supra légale, qui permet « d'acheter la paix sociale » en satisfaisant dans l'immédiat les salariés concernés, mais en excluant toute approche territoriale ? Nous retombons ici sur la question de la qualité du PSE, laquelle ne saurait se réduire à une approche quantitative en termes d'emplois recréés. Le dialogue ne risque-t-il pas de favoriser une réponse à court terme, privilégiant les individus, au détriment d'une réponse à long terme, plus orientée vers le territoire et le collectif ?
Il n'existe aucune raison pour ne pas envisager, dans certaines circonstances et de manière pragmatique, une intervention des pouvoirs publics dans un dossier. Je pense à des entreprises implantées sur un site qui ne leur permettait pas de poursuivre leur activité. J'ai contribué, avec d'autres, à accréditer l'idée que les pouvoirs publics pouvaient s'associer à l'entreprise pour créer un site ex nihilo à côté de l'ancien site, et donc financer ce que j'ai appelé le « changement de peau » de l'entreprise. L'intervention des pouvoirs publics consiste ici à diminuer des coûts, qui sont honnêtement abordés par l'entreprise comme un enjeu dans le cadre de son analyse économique, et de financer des investissements exceptionnels. J'ai par exemple encouragé cette approche à Fougères, où la collectivité a racheté le site de l'unité Sagem Industries, aujourd'hui filiale de Safran. Cela a permis de le gérer autrement et d'y faire venir d'autres entreprises.
Faut-il aller plus loin – momentanément – dans certains cas ? Je n'ai pas d'objection à formuler, dès lors que cela se fait sous de façon transitoire. Il ne doit pas s'agir simplement de sauvegarder l'emploi, mais de permettre à une entreprise de continuer à se développer. Il faut réfléchir à la stratégie dans laquelle cette aide peut s'inscrire. Ses formes peuvent être très variées et sont loin de se limiter à la nationalisation temporaire. On peut par exemple, comme nous l'avons fait pour Alstom à Tarbes, soutenir la reconversion d'un site – qui coûte très cher – et donc la formation des personnels. Nous avons ainsi accompagné l'entreprise pour assurer le transfert sur ce qui était un site de production, d'un laboratoire de recherche pour les produits nouveaux. Ces formes d'aide peuvent avoir un impact positif si elles s'inscrivent dans la stratégie de l'entreprise.
L'entreprise peut être aidée par les pouvoirs publics lorsqu'elle est en difficulté. La procédure judiciaire – redressement judiciaire, liquidation et reprise – est une aide : c'est une façon de relancer l'entreprise grâce à la réduction ou à l'abandon des dettes. Le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) est un spécialiste de ce type d'opérations, qui peut être géré dans de bonnes conditions : c'est un processus relativement maîtrisé, à condition de trouver de bons repreneurs et de préparer la reprise.
Les entrepreneurs peuvent aussi se mobiliser pour trouver des solutions locales. Je pense au territoire des Herbiers, en Vendée, où les patrons investissent les uns chez les autres.
Au total, il faut se garder de s'enfermer dans une logique, et gérer avec précaution les investissements dans une entreprise dont on a du mal à percevoir la stratégie.
J'en viens à l'indemnité supra légale. J'ai toujours lutté contre l'approche que vous dénoncez. Les salariés de Chausson, en pleine crise, réclamaient que les 400 millions de francs restant en caisse soient consacrés au financement de ces indemnités. Au terme de plusieurs mois de discussion, j'ai convaincu les organisations syndicales que la priorité première était le reclassement, et que les deux actionnaires – Renault et Peugeot – devaient mettre de l'argent pour l'accompagner. Il faut reconnaître que les pouvoirs publics ont parfois poussé au versement d'indemnités supra légales – par exemple à Seafrance. Je peux comprendre que les salariés soient tentés par cette option, mais cela coûte cher, sans être adapté à leurs besoins. Il reste qu'il est plus facile de céder sur des indemnités supra légales que sur d'autres points. L'État lui-même a déjà financé ce type d'indemnités dans le secteur privé.
Nous vous remercions pour cet intéressant tour d'horizon. Le cadre volontairement réduit de notre mission fait que nous n'allons pas aborder la question de la mutation économique des sites stratégiques. Nous ne doutons cependant pas que ce sujet viendra bientôt sur le devant de la scène. Au-delà de ces sites, ce sont très vite des enjeux territoriaux qui vont nous mobiliser. L'élu de Provence Alpes Côte d'Azur que je suis ne peut ici s'empêcher de penser à Berre l'Étang. Pour arriver à mettre en oeuvre l'anticipation dont vous nous parlez, il reste encore bien du chemin à parcourir aux hommes de bonne volonté…