Vous avez excellemment brossé l'état des lieux, madame la présidente. On a beaucoup parlé ces derniers mois de la crise nord-coréenne aux États-Unis, mais aussi, ce qui est plus nouveau, en Europe et en France. Cette crise frappe par sa durée : rien ne semblait pouvoir calmer la rhétorique extrêmement agressive du dirigeant nord-coréen, pratique à laquelle son pays nous a habitués. Mais ces menaces n'ont été suivies d'aucune action militaire, d'où le calme dont a fait preuve la Corée du Sud. La nouveauté est que la Corée du Nord, ayant procédé à trois essais nucléaires et bien que l'on puisse douter de la réalité de ses capacités, peut désormais brandir la menace d'une guerre thermonucléaire avec un peu plus de crédibilité qu'il y a quelques années. Ayant également réussi un tir de missile balistique à longue portée, elle peut menacer le territoire des États-Unis.
Depuis le 15 avril, date du centième anniversaire de la naissance de Kim Il-Sung, grand-père du dirigeant actuel, la tension semble retomber et on observe une effervescence diplomatique avec la Chine et les États-Unis. Tout d'abord, la Corée du Nord, qui avait refusé tout dialogue, y compris avec Pékin, va recevoir un émissaire chinois. Au même moment, Wu Dawei, ancien chef de la délégation chinoise dans les dialogues à six, entre la Chine, les États-Unis, la Russie, le Japon et les deux Corée, où était abordée la question nucléaire et qui ont été interrompus en 2008, se rend aux États-Unis. Et il y a quelques jours, le secrétaire d'État américain, John Kerry, terminait une tournée en Asie qui l'a vu se rendre en Corée du Sud, au Japon et en Chine. Selon les termes mêmes du Quotidien du peuple et du ministère chinois des affaires étrangères, l'objectif est « de procéder à un échange de vues en profondeur sur la question nord-coréenne ».
C'est dans le cadre de ce rapport de forces entre Pékin et Washington qu'il faut analyser la question nord-coréenne. Bien que l'on ait douté de sa capacité d'agir en Corée du Nord, la Chine souhaite se montrer indispensable, en pesant « au bon moment » sur la situation dans ce pays. Son émissaire arrive aux États-Unis alors que la situation se calme et qu'il y a eu des contacts entre Pyongyang et Pékin. En échange, comme l'ont souligné plusieurs articles publiés dans le pays, Pékin espère des concessions de la part des États-Unis, peut-être la reprise du dialogue avec la Corée du Nord, mais surtout une baisse de la tension dans la région. Pour Pékin, la tension ne provient pas d'abord de la crise nord-coréenne, mais de la présence de plus en plus affirmée, considérée comme agressive, des États-Unis et de leurs alliés dans la région, avec notamment les manoeuvres qu'ils organisent avec la Corée du Sud depuis 2010. Chaque année depuis lors, la Chine comme la Corée du Nord les dénoncent vigoureusement.
La Chine aimerait aussi que les États-Unis modèrent leur soutien au Japon. Si la crise sino-japonaise actuelle venait à déraper, les conséquences en seraient encore bien plus importantes que celles de la crise coréenne. Hier, la Chine a envoyé dans la zone que le Japon revendique comme eaux territoriales des îles Senkaku, la plus importante flottille de bâtiments des forces de surveillance océanographique qu'elle n'y ait jamais envoyée. Le Premier ministre japonais a déclaré qu'en cas de tentative de débarquement de forces chinoises, même civiles, le Japon se trouverait dans l'obligation de riposter. L'un des objectifs de Pékin, dont il n'est pas certain qu'il puisse l'atteindre, est bien que les États-Unis modèrent leur soutien à leur allié japonais, et idéalement, qu'ils remettent en cause la stratégie du pivot qu'ils ont adoptée en Asie depuis 2009-2010 face à la montée en puissance d'une Chine perçue comme beaucoup plus agressive.
Pour en revenir à la péninsule nord-coréenne, les risques de conflit ouvert sont aujourd'hui très limités. Même si la Corée du Nord a procédé à des essais nucléaires et lancé avec succès des missiles balistiques, même s'il a fuité de rapports américains que le pays disposait peut-être des moyens de miniaturiser une tête nucléaire pour l'installer sur un missile, peu de spécialistes s'accordent à considérer cette capacité effective. Il n'existerait donc pas de menace grave. Et surtout le pari stratégique d'un conflit ouvert avec la Corée du Sud et les États-Unis serait extrêmement hasardeux pour le régime nord-coréen. Face à la Corée du Nord, plus que face à l'Iran, la dissuasion joue encore à plein, dans la mesure où le régime, obsédé par sa survie, n'est pas prêt à se lancer dans une stratégie suicidaire face aux États-Unis.
Cela étant, l'histoire récente a montré que des dérapages étaient toujours possibles. En 2010, le régime a coulé un bâtiment sud-coréen, provoquant une cinquantaine de morts, puis a bombardé des îlots, faisant là encore des victimes. Et selon un militaire chinois auteur d'un article sur le sujet, un quatrième essai nucléaire nord-coréen n'est pas exclu.
Je ne m'étendrai pas sur les raisons de la tension actuelle. La jeunesse bien sûr du dirigeant nord-coréen actuel qui cherche à s'affirmer ; les élections en Corée du Sud et l'arrivée d'une nouvelle dirigeante qui n'est pas favorable à un dialogue sans conditions avec le voisin du Nord ; l'intransigeance de l'administration Obama qui, selon la doctrine de la « patience stratégique », n'acceptera de reprendre le dialogue avec la Corée du Nord que si celle-ci donne de vrais gages en matière de dénucléarisation ; enfin un jeu extrêmement trouble avec la Chine autour d'une menace de déstabilisation régionale. Aux Nations-unies, la Chine a voté les sanctions à l'encontre de la Corée du Nord mais on s'interroge sur leur application effective, tant la frontière entre les deux pays est peu contrôlée. Elle ne l'est en tout cas pas de manière internationale. S'il est évident que la Chine préférerait un régime nord-coréen plus « normal », avec lequel elle pourrait intensifier ses échanges économiques, elle n'est pas prête à lâcher le régime actuel et risquer une réunification de la péninsule sous l'autorité de la Corée du Sud, qui s'accompagnerait de la remontée d'une présence américaine jusqu'à ses frontières.
Comme on peut le déduire de divers articles parus récemment dans le pays, l'une des solutions préconisées par Pékin serait que la communauté internationale accepte le fait nucléaire nord-coréen actuel en contrepartie d'une nouvelle promesse de la Corée du Nord de ne pas aller au-delà. Cette position, qui reviendrait à accepter une prolifération, est inacceptable pour les États-Unis comme pour les voisins de Pyongyang.
Je terminerai en évoquant brièvement les enjeux stratégiques pour la France autour de la péninsule nord-coréenne, et d'une manière plus générale en Asie du Nord-Est. Présente dans le Pacifique, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et puissance nucléaire, la France, qui conserve des ambitions de puissance globale, ne peut rester indifférente à la situation dans cette région du monde. Elle est également impliquée, ne l'oublions pas, dans la surveillance des accords d'armistice de 1953, qui ont été dénoncés par la Corée du Nord. Enfin, toute crise majeure ou même seulement la perception d'une crise par les puissances régionales dans cette zone de fort dynamisme économique, où transite une large part du commerce mondial, et où se font face les trois premières puissances économiques du monde – les États-Unis, la Chine et le Japon –, pourrait avoir des répercussions majeures très au-delà de cette région du monde.