Intervention de Pascal Dayez-Burgeon

Réunion du 24 avril 2013 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Pascal Dayez-Burgeon, directeur adjoint de l'Institut des sciences de la communication du CNRS :

La crise actuelle me paraît correspondre à un dilemme interne à la Corée du Nord et traduire un paradoxe de communication.

La Corée du Nord est un régime militaire. Comme on le disait de la Prusse au 19èmesiècle, on ne sait pas bien si c'est un État qui a une armée ou une armée qui a un État. La confusion entre les deux est totale. Cet état de fait est d'ailleurs antérieur à la naissance de la Corée du Nord. La création de l'armée populaire de Corée date du 24 avril 1932, durant la résistance contre le Japon.

Le régime nord-coréen tient essentiellement par l'armée et une idéologie militariste – le juche –, concept confucéen mâtiné de marxisme-léninisme, qui vise à proclamer la souveraineté absolue de la Corée – je dis la Corée, puisque la Corée du Nord se considère comme la seule vraie Corée, son voisin du Sud n'étant à ses yeux qu'une colonie américaine. Le régime repose d'autant plus sur l'armée que l'économie du pays s'est effondrée. Depuis les années 1990, le régime a fait du « tout pour l'armée » son mot d'ordre, et en remerciement de son soutien, a donné à l'armée de vastes domaines agricoles et même des usines qu'elle exploite. Elle constitue un État dans l'État.

L'économie de type stalinien fondée sur l'industrie lourde, que le régime avait adoptée dans les années 1950, s'est effondrée dans les années 1970 avec la crise énergétique. Le pays a progressivement perdu ses clients à cause de l'inadaptation de ses produits. Et l'économie s'est trouvée à l'arrêt total dans les années 1990, l'industrialisation massive ayant de surcroît provoqué de très graves dommages écologiques. Après les inondations catastrophiques de 1995-1997 et une famine épouvantable, le régime se trouvait au bord du gouffre.

La solution alors préconisée par Pékin a été une ouverture économique « à la chinoise », avec une certaine dose de marché, afin de permettre à la population, qui n'était plus aidée par l'État, de s'en sortir par elle-même. C'est ce qu'a modérément essayé de faire Kim Jong-Il à son arrivée au pouvoir en 1994. À partir de 2002, les entreprises nord-coréennes ont été autorisées à investir, à faire des bénéfices et à fixer en partie librement le salaire de leur personnel. Le pays a connu un embryon d'économie de marché qui a conduit, notamment dans la région de Pyongyang, à la naissance d'une bourgeoisie d'affaires qui s'est enrichie, tant d'ailleurs par ses trafics multiples que par la gestion de ses entreprises. Cette bourgeoisie ne tire sa légitimité ni de sa fidélité à la dynastie Kim ni de son allégeance à l'armée.

Le régime est aujourd'hui face à un dilemme : ou bien continuer de s'appuyer sur l'armée et les grandes propriétés que celle-ci exploite de manière traditionnelle, ou bien accepter un début d'économie plus libre autorisant les profits. Ainsi à qui le célèbre M. Pak Gyu-hong, qui dirige depuis 2005 la grande usine de cosmétiques de Pyongyang, qui emploie 10 000 personnes et réalise plusieurs millions d'euros de chiffre d'affaires, également député à l'Assemblée du peuple, doit-il son succès : l'allégeance au clan Kim, son respect de l'armée ou sa capacité à gagner de l'argent ?

C'est à ce dilemme que s'est trouvé confronté Kim Jong-un à son arrivée au pouvoir en 2011. Très jeune, peu formé, il n'a pas la légitimité de ses ancêtres. Kim Il-sung avait été un très grand résistant, dont la légitimité était reconnue même au Sud. Son fils, Kim Jong-il, né durant la Résistance, avait reçu une longue formation et avait encore un semblant de légitimité. Son troisième fils, Kim Jong-un, choisi pour lui succéder au terme de manoeuvres byzantines de palais – le fils de la première épouse de Kim Jong-il a été écarté au profit de ceux de la seconde – n'a que peu de légitimité. À son arrivée au pouvoir, il promet donc ce qui plaît à la bourgeoisie de Pyongyang, seule population du pays qu'il connaît, à savoir renforcer l'économie. Il parle de « bâtir un pays puissant et prospère », ce qui laisse penser que l'on va s'orienter vers une économie à la chinoise. Le problème est qu'il tient sa seule légitimité de l'armée : président du comité de la défense nationale, titre qui correspond de fait à celui de chef de l'État, promu maréchal, comme son grand-père et son père avant lui, il doit donner des gages à l'armée. Et c'est ce qu'il fait depuis plusieurs mois en menaçant le monde. Celui qui promettait l'ouverture économique promet désormais l'apocalypse nucléaire dans l'espoir d'apparaître ensuite comme un général victorieux, ce qu'il n'est pas.

Il est soutenu par son oncle – le mari de la soeur de son père –, Jang Song-thaek. Celui-ci semble proche de la Chine, et même avoir des liens avec Xi Jinping. Quand Jang Song-thaek apparaît parmi les dignitaires du régime, c'est qu'on s'oriente vers plus d'ouverture économique et lorsqu'il en disparaît, c'est au contraire qu'on revient à l'agressivité militaire. Il n'est pas anodin qu'il ait soudain réapparu début avril, après avoir disparu durant deux mois depuis février. Le régime joue de tels signes. C'est une partie de bluff, les menaces visant à obtenir une aide alimentaire.

Kim Jong-Il était passé maître dans l'art de jongler ainsi entre menace et ouverture. La crise actuelle ressemble à celle de 1994 – souvenons-nous qu'en juillet de cette année-là, le président Clinton avait envoyé l'ex-président Carter pour une mission de la dernière chance à Pyongyang. À ceci que près Kim Jong-il ayant ainsi « fait le coup » pendant dix-huit ans, on n'y croit plus vraiment. D'où la nécessité pour Kim Jong-un d'atteindre un degré supplémentaire dans l'escalade en ajoutant l'invective à la menace. Jusqu'à présent, Pyongyang menaçait son voisin du Sud par exemple de « noyer Séoul dans un océan de feu ». Ces envolées littéraires ont aujourd'hui cédé place à l'insulte : le premier ministre et le ministre de la défense sud-coréens ont ainsi été traités de « fils de chiennes ».

La crise actuelle est aussi un paradoxe de communication. Certains en Corée du Sud se demandent si les récents attentats de Boston ne sont pas une chance pour Kim Jong-un, qui ne savait pas trop comment mettre un terme à l'escalade verbale. Tous les médias se concentrent désormais sur cette actualité et plus aucun ne parle de la Corée du Nord. La presse sud-coréenne s'en amuse. Ainsi la presse a-t-elle publié un dessin où on voit, côte à côte, une ogive nucléaire de plusieurs milliards de dollars et une cocotte-minute de quelques dizaines de dollars pour se moquer du fait qu'il est plus simple de faire du terrorisme international avec une bombe artisanale qu'avec une bombe nucléaire ! C'est bien la preuve que les Coréens du Sud ne croient pas trop à la menace du Nord.

Ce qui est nouveau aussi dans la crise actuelle, c'est l'écho qui lui a été donné. Certes, tout ce qui touche au nucléaire est porteur de dangers, mais force est de constater que ce large écho en arrange beaucoup. C'est le cas aux États-Unis où le budget militaire a pu être sanctuarisé du fait de la menace nord-coréenne, et où l'on entend bien vendre à la Corée du Sud un nouvel avion de chasse qu'en dépit de ses défauts de fabrication, elle devrait préférer à l'Eurofighter. La Corée du Sud aussi tire profit de la crise actuelle. La nouvelle présidente de la République, Mme Park Geun-hye, fille du général qui a dirigé d'une main de fer le pays de 1961 à 1979, a été élue par les conservateurs, lesquels réalisent toujours de bons scores électoraux quand menace le voisin du Nord. Le lancement du missile a sans nul doute avantagé la campagne de Mme Park. Un scandale est également en train de naître autour des conditions mêmes de son élection, à laquelle les services de renseignement semblent avoir été mêlés de près, scandale que la menace nord-coréenne aide à faire passer au second plan, de même que ses difficultés à former son gouvernement. Les deux premiers ministres qu'elle a proposés n'ont pas été acceptés par le Parlement. Plusieurs des candidats ministres ont été contraints de démissionner parce qu'ils possédaient des comptes aux États-Unis.

C'est précisément là ce que la presse sud-coréenne reproche au traitement de la crise actuelle. Elle s'étonne que la presse américaine, à laquelle la presse européenne a emboîté le pas, fasse un tel cas de l'affaire présente. Pour les Coréens du Sud, il s'agit là de menaces habituelles. C'est quotidiennement que la présentatrice de la Télévision nord-coréenne, Mme Ri Chun-hi, ancienne chanteuse d'opéra, âgée de 75 ans, vêtue du costume traditionnel, hurle des slogans de victoire pour la Corée du Nord, proclamant notamment que « tous ses ennemis seront écrasés ». La menace de rompre les accords de Panmunjeom de 1953 a déjà été utilisée à deux reprises ; la suspension des accords inter-coréens de coopération de 1991 a déjà été annoncée trois fois. Il n'y a donc là rien de neuf et les Coréens du Sud, tout en comprenant les raisons de l'écho de la crise actuelle, s'en étonnent et le regrettent en raison de son impact potentiel sur la politique intérieure de leur pays.

Cet écho est aussi lié à la nouvelle résonance qu'Internet et les réseaux sociaux donnent aux relations internationales. Cette crise est en effet devenue objet de gossip : on en parle, on en plaisante aux États-Unis, en Corée du Sud, peut-être même jusqu'en Corée du Nord mais cela est plus difficile à savoir. En réalité, la Corée du Nord tire profit des réseaux sociaux pour faire parler d'elle. Les problèmes globaux que pose le pays ne sont pas traités seulement dans les enceintes diplomatiques et politiques. L'opinion aussi s'en empare. Ainsi aux États-Unis, Homefront un jeu vidéo narrant la conquête du territoire américain par Kim Jong-un en 2025 s'est-il vendu à six millions d'exemplaires. Le film, sans grand intérêt, La chute de la Maison Blanche, dans lequel la Corée du Nord s'empare de la Maison Blanche, y remporte un très vif succès. L'opinion américaine semble avoir fait du Nord-Coréen son « ennemi absolu ». Dans les premiers instants qui ont suivi les attentats de Boston, on a pensé que les responsables pouvaient en être des Nord-Coréens. La Corée du Nord joue de tout cela.

Après que Kim Jong-un a assuré que tout était prêt pour la guerre nucléaire et qu'il suffisait « d'appuyer sur le bouton », un grand quotidien du Sud titrait : « Appuie et qu'on n'en parle plus ! ». C'est dire l'humour avec lequel est traitée la situation. Lassés des menaces peu crédibles de leur voisin du Nord, les Sud-Coréens voudraient surtout qu'on parle moins des coups de bluff auxquels se livre Kim Jong-un, en bon élève ayant appris de son père comment manier le chantage nucléaire.

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