Il ne se passe pas une année sans que nous ne votions des mesures fiscales qui bouleversent les bases des calculs microéconomiques sur lesquels sont fondées les décisions d'investissement, d'emploi et de production de nos concitoyens. Les derniers débats budgétaires l'ont encore montré : je pense notamment à la fiscalisation des heures supplémentaires, que la majorité avait initialement envisagé de faire rétroagir au 1er janvier 2012, avant de reculer sous la pression de l'opposition et de l'opinion, pour finalement lui donner effet à compter du 1er septembre de la même année. Je pense aussi à la suppression rétroactive du caractère libératoire du prélèvement forfaitaire opéré sur les dividendes et les produits de placement en 2012. Cette mesure particulièrement choquante qu'a votée l'actuelle majorité heurtait à ce point les fondements de notre droit que le Conseil constitutionnel l'a déclarée non conforme à la Constitution, faute d'être justifiée par un motif d'intérêt général suffisant.
L'article 2 de notre code civil l'énonce clairement : « La loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif. »
Portalis le disait au Corps législatif en 1803, il s'agit là d'une « des vérités utiles qu'il ne suffit pas de publier une fois, mais qu'il faut publier toujours, et qui doivent sans cesse frapper l'oreille du magistrat, du juge, du législateur ». Il ajoutait : « L'office des lois est de régler l'avenir [...] Loin de nous l'idée de ces lois à deux faces, qui, ayant sans cesse un oeil sur le passé, et l'autre sur l'avenir, dessécheraient la source de la confiance, et deviendraient un principe éternel d'injustice, de bouleversement et de désordre. »
Or nous l'oublions trop souvent : le principe de non-rétroactivité des lois en matière civile n'étant posé que par une loi ordinaire, donc dépourvue de valeur constitutionnelle, le législateur n'a de cesse, depuis des décennies, d'y déroger, particulièrement en matière fiscale. C'en est au point qu'un conseiller d'État, M. Olivier Fouquet, a pu écrire que « la rétroactivité des lois fiscales donne à la France, cet “État de droit” des discours officiels, l'image d'une République bananière ».
Les dispositions rétroactives ont proliféré dans le domaine fiscal sous différentes formes.
Certaines d'entre elles sont « juridiquement » rétroactives, c'est-à-dire qu'elles sont rétroactives au sens strict : la loi fiscale s'applique alors à des faits générateurs d'imposition qui sont survenus avant son entrée en vigueur. C'est notamment le cas des lois de validation et d'interprétation.
D'autres dispositions législatives sont « rétrospectives ». Il s'agit de mesures de la loi de finances de l'année qui s'appliquent aux opérations survenues la même année, mais souvent bien avant l'adoption de cette loi. Une fiction juridique veut que le fait générateur de l'impôt survienne le dernier jour de l'année civile pour l'impôt sur le revenu, et à la date de clôture de l'exercice – qui est le plus souvent fixée au 31 décembre – pour l'impôt sur les sociétés, de sorte que la loi de finances, promulguée en général un ou deux jours auparavant, s'applique à ce fait générateur de façon non rétroactive.
Si, juridiquement, la loi de finances n'est pas « rétroactive », il n'en demeure pas moins qu'elle est « rétrospective » puisqu'elle trouve à s'appliquer à des opérations survenues le plus souvent plusieurs mois auparavant, de sorte que, pour reprendre les mots d'un membre du Conseil d'État, devenu un éminent avocat fiscaliste, « le contribuable ignore, au moment où il accomplit l'acte générateur de revenu, quel sera le régime applicable ». Ce « suspens fiscal » est déroutant pour les particuliers comme pour les entreprises. Il est d'autant plus étonnant qu'il n'est entretenu en France que depuis 1948. Auparavant, dans notre pays, comme dans d'autres encore aujourd'hui, la loi fiscale applicable aux revenus, bénéfices et gains réalisés au cours de l'année n était celle en vigueur au 1er janvier de ladite année n.
Enfin, des dispositions législatives qui ne sont pas juridiquement rétroactives, puisqu'elles ne disposent que pour l'avenir, peuvent néanmoins être « économiquement » rétroactives dans la mesure où elles bouleversent le traitement fiscal des situations en cours, par exemple en supprimant pour l'avenir un avantage fiscal antérieurement institué pour une durée déterminée. Parce qu'elles modifient les fondements sur lesquels les contribuables ont pris leurs décisions d'emploi, de production et d'investissement dans le passé, ces mesures constituent de véritables ruptures des engagements de l'État et trahissent la confiance que nos concitoyens peuvent avoir dans leurs institutions et dans leurs représentants.
Cette rétroactivité « aux multiples visages », comme dirait notre collègue Jean-Luc Warsmann, a contribué à placer la France au 169e rang des 185 pays étudiés en 2012 par le cabinet PricewaterhouseCoopers en matière d'attractivité fiscale pour les entreprises. Selon l'OCDE, l'impossibilité d'avoir une vision exacte du régime fiscal et social applicable l'année suivante vient en tête des raisons avancées par les étrangers pour renoncer à un investissement en France.
Les créateurs de richesse quittent le territoire national pour investir chez nos concurrents : l'an passé, les départs de chefs d'entreprise vers l'étranger ont été multipliés par cinq.
Ceux de nos concitoyens qui investissent encore leur épargne en France n'ont de cesse d'interpeller les responsables politiques, les exhortant à inscrire dans la Constitution le principe de non-rétroactivité des lois fiscales.
Dans un contexte de crise économique et de concurrence fiscale acharnée, il est urgent de favoriser l'attractivité du territoire français et de restaurer un climat de confiance propice à l'afflux de nouveaux investisseurs. Le président de la République ne dit d'ailleurs pas autre chose. C'est aussi ce que s'efforce de faire l'association « Génération entreprise-Entrepreneurs associés », que j'ai créée en 2002 avec M. Jean-Michel Fourgous, alors député des Yvelines, pour promouvoir l'esprit d'entreprise.
C'est aussi l'un des projets de l'UMP, puisque la quatorzième des vingt et une propositions en matière fiscale qu'elle a formulées en mars dernier est de « restaurer la confiance fiscale en assurant la non-rétroactivité et la stabilité dans le temps des mesures fiscales ».
Le juge, qu'il soit européen, constitutionnel, judiciaire ou administratif, s'est efforcé de pallier la carence du pouvoir constituant, mais le temps est venu, mes chers collègues, de restaurer l'État de droit et de conférer une valeur constitutionnelle au principe de non-rétroactivité des lois fiscales. C'est l'objet de la proposition de loi constitutionnelle que moi-même et de nombreux collègues avons déposée le 19 décembre dernier.
L'article unique de cette proposition de loi constitutionnelle tend à modifier la rédaction du cinquième alinéa de l'article 34 de la Constitution, qui définit le domaine de la loi en y intégrant notamment « l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ».
Susceptible d'être précisé à la marge par l'amendement purement rédactionnel que j'ai déposé, cet article unique vise à graver dans le marbre de notre loi fondamentale le principe selon lequel les règles relatives à l'assiette et au taux des impositions de toutes natures ne peuvent pas être rétroactives, ainsi qu'à inscrire dans notre Constitution le principe de sécurité juridique qui figure à l'article 9 de la Constitution espagnole, que nos voisins allemands et le juge européen ont depuis longtemps adopté sous la forme du principe de « confiance légitime », que le Conseil d'État a expressément reconnu dans un arrêt de 2006, mais que le Conseil constitutionnel se refuse toujours à consacrer.
Une fois ancré dans notre Constitution, le principe de non-rétroactivité des lois fiscales pourra être détaillé et faire l'objet d'aménagements dans le cadre d'une loi organique qui, vous le savez, ne peut intervenir que dans les domaines et pour les objets limitativement énumérés par la Constitution : afin de préciser les contours du principe de non-rétroactivité des lois fiscales et les exceptions qui doivent être admises, dans l'intérêt du contribuable, j'ai donc déposé avec de nombreux collègues une proposition de loi organique, inspirée par les initiatives prises dans le passé par MM. Nicolas Sarkozy, alors député, Philippe Marini, Alain Suguenot, Charles Millon, Michel Meylan ou encore Jean-Claude Carle, auxquels je tiens à rendre hommage.
L'article 1er de cette proposition de loi organique réaffirme d'abord avec force le principe selon lequel les lois relatives à l'assiette et au taux des impositions ne disposent que pour l'avenir. Le vecteur de la loi organique permet de s'assurer que le principe de non-rétroactivité des lois fiscales sera observé par le législateur non seulement dans les lois ordinaires, mais aussi et surtout dans les lois de finances et de financement de la sécurité sociale, qui ne pourront ni méconnaître les dispositions de la loi organique ni empiéter sur son domaine.
Cependant, dans la mesure où la rétroactivité des lois fiscales n'est pas toujours préjudiciable au contribuable, il est impératif d'y aménager des exceptions. C'est tout le sens de ce même article 1er qui propose d'admettre la validité des dispositions législatives diminuant rétroactivement l'assiette ou le taux des impôts indirects.
Concrètement, il s'agit de préserver la possibilité, pour le législateur, de faire rétroagir la baisse d'un taux de TVA à la date de son annonce, afin d'éviter que les consommateurs ne diffèrent leurs achats entre cette date et la date de promulgation de la loi de finances. Ces reports d'opérations pourraient en effet avoir des conséquences particulièrement dommageables sur l'économie.
Par ailleurs, afin de traduire dans la loi organique la jurisprudence élaborée par le Conseil constitutionnel au sujet des lois fiscales rétroactives, notamment des lois de validation fiscales, le dernier alinéa de l'article 1er réserve au législateur la possibilité d'adopter des mesures qui modifient rétroactivement les règles d'assiette des impositions dès lors que ces mesures reposent sur un motif d'intérêt général.
Néanmoins, depuis 1998, lorsqu'il examine la constitutionnalité de lois fiscales rétroactives, le juge constitutionnel procède à un contrôle renforcé, car il exige que ces lois soient justifiées par un motif d'intérêt général suffisant, qui ne peut s'entendre d'un motif purement financier, comme il l'a récemment encore rappelé dans une décision du 29 décembre dernier.
Afin de préciser la rédaction de ce dernier alinéa en tirant toutes les conséquences de l'évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je vous proposerai un amendement de réécriture globale de l'article 1er de la proposition de loi organique. Cet amendement permettra en outre, dans un souci de protection du contribuable, d'étendre le principe de non-rétroactivité aux dispositions fiscales « économiquement » rétroactives, d'abord en écartant l'application aux contrats en cours de dispositions fiscales qui, quoique non rétroactives juridiquement, auraient pour effet d'en bouleverser l'équilibre financier, et ensuite en interdisant la remise en cause par une loi ultérieure d'un dispositif fiscal incitatif qu'une loi antérieure a institué pour une durée précisément déterminée, sauf s'il s'agit de le rendre plus favorable au contribuable avant le terme initialement fixé.
L'établissement d'un impôt économiquement rétroactif est contraire à la liberté fondamentale qu'ont nos concitoyens de pouvoir déterminer leurs actes en fonction d'un état du droit. L'absence de garantie constitutionnelle altère l'esprit d'entreprise des contribuables. L'instabilité de l'environnement juridique de l'entreprise et des particuliers tend à les dissuader de développer leurs activités, de consommer ou d'investir.
L'utilisation intempestive de la rétroactivité en matière fiscale affaiblit la crédibilité et l'efficacité de la politique fiscale, car les contribuables sont moins réceptifs aux incitations fiscales quand ils savent que celles-ci peuvent être remises en cause dans une ou plusieurs années. Aussi le pouvoir constituant doit-il intervenir pour apporter à nos concitoyens la sécurité juridique qu'ils appellent de leurs voeux.
Il ne tient qu'à vous, mes chers collègues, de répondre aux attentes de nos concitoyens en adoptant ces deux propositions de loi.