La proposition de loi que j'ai l'honneur de vous présenter a pour objet de réaffirmer que, conformément à notre Constitution – qui pose le principe de la laïcité de la République –, nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes.
Plus précisément, ce texte vise à clarifier l'application de ce principe dans les entreprises et les associations. Il fait suite à deux décisions que la chambre sociale de la Cour de cassation a rendues le 19 mars dernier : les arrêts « Mme X contre la Caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis » et « Mme X contre l'association Baby Loup » ont en effet précisé les limites de la liberté d'exprimer ses opinions religieuses dans le monde du travail.
Par le premier arrêt, la haute juridiction a durci sa jurisprudence en étendant l'obligation de neutralité à l'ensemble des personnes privées chargées d'une mission de service public : est jugé valide le licenciement d'une personne ne respectant pas ce principe, quand bien même ses fonctions ne la placeraient pas au contact du public.
Par le second arrêt, la Cour de cassation a jugé illégal le licenciement d'une salariée de la crèche associative « Baby Loup », située à Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines, licenciement motivé par le fait qu'elle refusait d'ôter son voile sur son lieu de travail. La haute juridiction a dit pour droit que, dès lors que cette association ne gérait pas un service public, une clause générale de laïcité et de neutralité prévue par ses statuts, et applicable à tous les salariés, n'était pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché. C'est donc le caractère général et imprécis de la restriction à la libre expression d'opinions religieuses sur le lieu de travail que la Cour de cassation a sanctionné.
Cette décision de justice pose des questions à l'ensemble de la société française. Devant l'Assemblée nationale, le 19 mars dernier, le ministre de l'Intérieur a déclaré la « regretter », estimant qu'elle constituait une « mise en cause de la laïcité ». De fait, elle intervient dans un contexte où les demandes à caractère religieux sur le lieu de travail augmentent, comme en témoigne une récente étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE). Si les représentants du MEDEF que nous avons auditionnés ont indiqué que les difficultés restaient peu nombreuses et qu'elles se réglaient, dans la plupart des cas, de manière pragmatique, ils ont également souligné que le législateur avait intérêt à encadrer ces phénomènes avant qu'ils ne prennent de l'ampleur.
Face aux quelques personnes qui voudraient imposer un autre modèle de société, où le communautarisme se substituerait aux lois de la République, nous devons faire front uni ; c'est un combat que doivent mener tous les républicains. Tel est l'enjeu de la présente proposition de loi.
Depuis dix ans, une réflexion a été engagée sur la neutralité religieuse dans les entreprises. En 2003, « au regard des difficultés que rencontrent certaines entreprises », la commission Stasi avait déjà recommandé qu'une disposition législative « permette aux chefs d'entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne ». Le 31 mai 2011, l'Assemblée nationale a adopté, à l'initiative du groupe UMP, une résolution qui affirmait son attachement au respect des principes de laïcité, fondement du pacte républicain, et de liberté religieuse, et qui estimait « souhaitable que, dans les entreprises, puisse être imposée une certaine neutralité en matière religieuse ». Le Haut Conseil à l'intégration a émis un avis dont la finalité est identique : il a proposé, en septembre 2011, que soit « inséré dans le code du travail un article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l'entreprise (…) au nom d'impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou la paix sociale interne ». De son côté, le Sénat a adopté, en première lecture, le 17 janvier 2012, une proposition de loi de Mme Françoise Laborde visant à étendre l'obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité.
Le président de la République lui-même a reconnu, dans une récente déclaration télévisée, la nécessité de légiférer. Dès lors, deux options sont possibles : soit celle retenue par le Sénat, soit celle privilégiée par le présent texte, qui tend à permettre aux chefs d'entreprise de réglementer le port de signes religieux et les pratiques manifestant une appartenance religieuse. Cette dernière solution me semble la plus pertinente et la plus compatible avec la Constitution et avec nos obligations conventionnelles.
Dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel considère en effet que toute limitation d'une liberté fondamentale doit être justifiée par une exigence constitutionnelle ou par un motif d'intérêt général. Or le principe de laïcité ne s'applique qu'aux services publics. À la différence de la proposition de loi sénatoriale, la présente proposition de loi ne vise pas à étendre le principe de laïcité à l'ensemble des entreprises, mais à permettre à celles qui le souhaitent d'encadrer de manière précise et proportionnée la libre expression d'une appartenance religieuse sur le lieu de travail – et non pas de l'interdire.
La Cour européenne des droits de l'homme a adopté une jurisprudence similaire en considérant que la limitation d'une liberté devait poursuivre un but légitime, être prévue par la loi et être nécessaire dans une société démocratique. La Cour estime en effet que l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui garantit la liberté de religion, implique la liberté de manifester sa religion, y compris sur son lieu de travail ; toutefois, cette liberté peut faire l'objet de restrictions, dès lors que celles-ci sont « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé et de la morale publique ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
La proposition de loi prévoit d'autoriser explicitement, dans le code du travail, des restrictions aux libertés individuelles visant à réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse. Ces restrictions, imposées par l'employeur, doivent être justifiées soit par la neutralité requise dans le cadre des relations avec le public – ce qui implique qu'elles ne peuvent pas s'appliquer, dans ce cas, à d'autres salariés que ceux en contact effectif avec le public –, soit par le bon fonctionnement de l'entreprise. En outre, ces restrictions doivent être proportionnées au but recherché.
Dans le cadre du dialogue social interne à l'entreprise, il s'agit d'une solution pragmatique, qui ouvre une faculté d'organisation sans être une contrainte pour l'employeur – notamment s'il s'agit d'une structure confessionnelle.
Cette proposition de loi va au-delà du secteur de la petite enfance – choix effectué par le Sénat –, car la question dépasse largement le cas des crèches privées : on risque de rencontrer demain des difficultés analogues dans des cliniques privées, dans des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes et dans toute société ayant des relations avec le public.
J'espère que ce texte aboutira à un débat serein et le plus consensuel possible avec le Gouvernement – comme ceux que nous avons eus en 2004 sur les signes religieux à l'école ou en 2010 sur l'interdiction du port du voile intégral dans l'espace public.