Malgré le travail considérable réalisé par nos collègues sénateurs et quelques amendements retenus parmi ceux que proposait le groupe UDI, le texte qui nous revient n'a été que très marginalement amendé. Cela nous oblige à rappeler quelques vérités, car nous en sommes à un nouveau départ de la discussion, heureusement limitée aux seuls articles en débat. Il faut imaginer Sisyphe heureux, et, au fond, nous le sommes quand nous pouvons – ou, du moins, quand nous tentons – de nous occuper de notre jeunesse.
Aujourd'hui, 20 % des jeunes quittent le système scolaire entre 16 et 17 ans sans diplôme, plus de 50 % sont en situation d'illettrisme et plus de 78 % ne décrocheront pas d'emploi stable. Cela a été dit et répété, mais il est de notre responsabilité de le redire encore pour placer le gouvernement face à ses responsabilités et à ses engagements. C'est en citant ces chiffres qu'on tombe d'emblée sur le paradoxe fondamental qui affecte ce texte, entre le choc lyrique et emphatique et certaines carences inquiétantes.
Je passerai d'emblée sur le rapport annexé, rapport bavard et peu hiérarchisé dont on ne perçoit toujours pas la qualité normative – vous avez du reste décidé que nous l'examinerions à la fin, et cela vaut mieux. Je passerai aussi sur la grande concertation qui a abouti au grand « flop » de la réforme des rythmes scolaires.
Malgré les chiffres que je viens de rappeler, le mot d'illettrisme n'apparaît pas dans ce texte de loi. C'est aussi un véritable paradoxe que, l'année même où le Premier ministre a déclaré l'illettrisme grande cause nationale, vous sortiez du champ législatif le contenu du socle commun, qui n'a plus qu'une valeur réglementaire. Le législateur abandonne là un fondement républicain au moment même où il adopte des mesures symboliques – dont l'apposition du drapeau français sur les façades de toutes les écoles de France, suggérée par moi-même et, comme je l'ai dit, récupérée à son compte par le gouvernement, – mais je ne suis pas rancunier et je me réjouis que cette mesure ait été adoptée.
Un second paradoxe est l'écart entre l'affichage d'un grand soir pédagogique et la réalité des recrutements massifs et du qualitatif, qui est plutôt diaphane et évanescente. Or, le dernier rapport de la Cour des comptes est de ce point de vue sans appel : on le savait bien, mais vous faisiez mine de l'ignorer, la réussite à l'école n'est pas une question quantitative. On le sait d'autant mieux que notre dépense publique en matière d'éducation est l'une des plus élevées au monde. Il ne s'agit pas seulement de réussir l'exploit de mettre chaque matin un enseignant devant chacun des 12 millions d'élèves : il faut que l'école pour tous soit aussi une école de la réussite de chacun.
Pour espérer parvenir à la refondation que vous invoquez, il fallait sans doute se tourner un peu plus vers les enseignants. Il est ainsi très regrettable, alors que l'on se penche – ce qui est une bonne chose – sur leur formation, que le statut des personnels du monde éducatif soit totalement oublié, qu'il s'agisse de celui des enseignants, des directeurs de cycle primaire ou, alors que l'intégration des handicapés est un impératif républicain, de celui des auxiliaires de vie scolaire. Je déplore à cet égard l'absence de mesures précises en faveur de la formation continue et je m'interroge sur le contenu des enseignements qui leur seront délivrés au sein des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE). Attention à ne pas retomber dans les écueils des IUFM d'antan. Une vraie refondation de l'école aurait dû passer par une réflexion sur les missions des professeurs dans un monde qui a tout de même bougé depuis 1950, date du dernier décret fixant ces statuts.
Autre question non posée : celle du statut et de l'autonomie des établissements, qui permettrait de donner une réalité et, surtout, une véritable efficacité au projet d'établissement, le tout dans un cadre national, qu'il s'agisse des programmes ou du statut des enseignants. C'est la condition pour remettre l'ascenseur scolaire en marche. Il faut passer d'une logique très concentrée et centralisée à une logique de projet adaptée en fonction des enfants.
Ultime paradoxe : celui de l'égalité, notamment sur le projet précis des rythmes scolaires. Ce qui inquiète les élus, c'est que ce texte, bien qu'affichant des intentions contraires, porte en lui l'émergence d'une école à deux vitesses, en fonction des moyens dont les communes ou groupements de communes disposeront ou ne disposeront pas. Le fonds d'aide de l'État n'est pas seulement insuffisant : il n'est pas pérennisé. Pis encore, on envisage de ponctionner des politiques sociales essentielles consacrées à la petite enfance ou à la parentalité au moyen de subventions de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). En réalité, en ces temps de restrictions budgétaires obligées, si la CNAF finance la réforme des rythmes à la place de l'éducation nationale, cela reviendra pour elle à déshabiller Pierre pour habiller Paul.
Notre sentiment général est qu'au fil des paradoxes qui s'y égrènent, ce texte n'est pas seulement bavard, mais finalement impuissant, et nous devons bien avouer notre grande inquiétude quand l'impuissance se croit refondatrice.