Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 21 mai 2013 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Beaucoup de questions portent, en substance, sur la signification de l'indépendance de l'autorité judiciaire – puisque c'est bien une « autorité », comme l'a rappelé M. Tourret –, comme sur le difficile exercice consistant à élaborer des mesures, telles que la nomination des magistrats sur avis conforme du CSM, la composition de cette institution où les représentants de la société civile siégeraient à parité avec les magistrats, son fonctionnement, son droit d'auto-saisine ou le principe constitutionnel de l'unité du corps nonobstant l'ordonnance de 1958, qui place le parquet sous l'autorité du garde des Sceaux.

La deuxième difficulté tient à la définition même de l'indépendance : plusieurs constitutionnalistes ont écrit des articles sur le sujet, pour dire qu'au fond, la dépendance envers le pouvoir politique, qui tire sa légitimité du suffrage universel, était sans doute la moins grave des dépendances. C'est là une question philosophique, sur laquelle je m'étais exprimée en octobre dernier lors du congrès de l'Union syndicale des magistrats. L'indépendance et l'impartialité, de fait, interrogent d'abord les préjugés, les origines et les expériences de chacun. Je propose cependant, à travers la présente réforme, de faire le pari que les magistrats connaissent la grandeur de leur mission ; qu'ils se savent investis d'un pouvoir considérable, celui de décider de la liberté d'autrui ; qu'ils sont vigilants, enfin, sur ce qui pourrait, consciemment ou inconsciemment, affecter leur impartialité.

L'indépendance et l'impartialité sont deux notions distinctes, j'en suis bien d'accord : il est plus facile d'organiser la seconde que la première, qui se heurte par exemple au principe de l'unité du corps, alors même que les magistrats du siège sont inamovibles, contrairement à ceux du parquet qui, pourtant, suivent la même formation, sont recrutés selon les mêmes modalités, prêtent le même serment et sont soumis à la même déontologie. Bref, sans préjuger d'éventuelles exceptions, notre magistrature est d'une grande maturité ; aussi l'avons-nous également associée à la réflexion sur l'indépendance et l'impartialité.

Reste que cette dernière est essentielle, notamment à ceux de nos concitoyens qui n'ont pas accès aux sphères d'influence ; c'est d'abord pour eux que la magistrature doit échapper à tout soupçon d'inféodation. En dépit de la loi du 9 mars 2004, aux termes de laquelle les instructions doivent être écrites et versées au dossier, le justiciable ordinaire a le sentiment que certaines d'entre elles peuvent être orales : bien que je ne donne aucune instruction, j'ai parfois dû préciser que je ne donnais jamais de coups de téléphone non plus… Le fait que le Parlement et le Gouvernement affirment que toute instruction individuelle, qu'elle soit écrite ou orale, est formellement interdite protègera les magistrats. Une telle mesure peut donc conduire ces derniers à accompagner la réforme, s'agissant notamment des conditions de leur impartialité et de leur indépendance.

Ces deux projets, monsieur Fenech, ne sont en rien liés à l'affaire Cahuzac, à la suite de laquelle le président de la République et le Premier ministre ont annoncé des textes sur la transparence de la vie publique et la création d'un parquet financier à compétence nationale. Le sujet n'a rien à voir avec le CSM, même si le Gouvernement a rappelé à l'occasion de cette affaire, son attachement au respect de l'indépendance de la justice, s'abstenant de toute interférence dans les procédures, conformément à des pratiques que nous entendons inscrire dans la loi.

Le projet de loi, dans sa version actuelle, prévoit que les magistrats redeviennent majoritaires au sein du CSM, mais votre Commission a visiblement une position différente ; la parité, au demeurant, est conforme aux recommandations européennes.

Reste que la présente réforme est différente de celle de 2008. J'entends bien les arguments sur la légitimité des autorités de désignation mais, outre que le président de la République et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat incarnent le pouvoir politique, ils sont, si l'on excepte le cas particulier de la cohabitation, de sensibilité politique proche, voire identique. Le collège, monsieur Schwartzenberg, n'a certes pas la légitimité du suffrage universel, mais il en a d'autres ; certaines des personnalités qui le composent sont nommées en Conseil des ministres, c'est vrai, mais pas au même moment et pas forcément par le même Gouvernement. Au reste, je ne vous cache pas que sa composition a été difficile à déterminer, notamment parce que le nombre de ses membres devait être un peu supérieur à celui des personnalités qu'il aura à désigner… La solution retenue n'est sans doute pas idéale, mais la solution idéale existe-t-elle ? Compte tenu des engagements du président de la République en la matière, il n'y avait pas beaucoup d'autres choix. Celui qui a été retenu n'affaiblira par ailleurs ni la qualité ni la légitimité des membres du CSM, puisque la liste des personnes désignées par le collège fera l'objet d'un avis public des commissions des Lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.

La présence du garde des Sceaux aux séances du CSM – non à ses délibérations – se justifie par le fait qu'il doit défendre des candidatures et préparer le décret de nomination.

J'ajoute que pour les nominations aux postes de procureurs généraux, de magistrats du parquet général à la Cour de cassation, d'inspecteurs généraux, d'inspecteurs généraux adjoints des services judiciaires, de procureurs généraux près une cour d'appel et de substituts chargés du secrétariat général d'une juridiction, ma circulaire du 31 juillet 2012 impose la transparence.

Le garde des Sceaux doit effectivement veiller au principe de l'unité de la loi pénale par le biais d'une circulaire, que les procureurs généraux déclinent en fonction des réalités de leur ressort. Les orientations de la politique pénale sont précisément détaillées dans cette circulaire, mais les contentieux varient selon les territoires ; l'écart peut être tel qu'il justifie une circulaire de politique territoriale : c'est le cas en Corse, où la criminalité, complexe, a des ramifications dans d'autres territoires et même à l'étranger.

Monsieur Denaja, nous pourrons reparler de la parité, ainsi que du statut des magistrats du parquet ; cependant, l'alignement de leur régime disciplinaire sur celui des magistrats du siège constitue déjà une avancée substantielle. Quant à la liberté de parole à l'audience, elle est inscrite dans l'ordonnance de 1958. Comme le dit l'adage : « la plume est serve mais la parole est libre ».

Entre 1997 et 2002, monsieur Devedjian, aucune instruction individuelle n'a été adressée aux procureurs : la mesure s'inscrit dans la continuité de pratiques anciennes, auxquelles le projet de loi « Guigou » entendait déjà donner une traduction législative. L'interdiction des instructions individuelles, faut-il le préciser, concerne aussi bien les poursuites que les réquisitions. Il existe par ailleurs des voies de recours auprès du procureur général contre un classement sans suite, que le procureur de la République doit toujours motiver. En tout état de cause, c'est précisément l'absence d'instructions qui peut amener le garde des Sceaux à rédiger plusieurs circulaires, par exemple pour préciser, s'il y a lieu, les orientations de la politique pénale en matière de terrorisme. Je rappelle que le procureur de la République est placé sous l'autorité du procureur général qui, pour le coup, peut lui adresser des instructions individuelles aux fins de poursuites ou de réquisitions.

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