Intervention de Thierry Tuot

Réunion du 21 mars 2013 à 9h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Thierry Tuot, conseiller d'état :

Je vous remercie pour votre invitation. Je m'efforcerai de mettre en exergue les points de mon rapport qui ont trait à l'objet principal de votre mission, à savoir les immigrés les plus âgés.

Le Premier ministre m'a commandé le rapport le 1er août 2012 et la version de travail a été remise le 29 novembre de la même année. C'est dire le peu de temps dont j'ai disposé pour étayer mon propos, qui est plus allusif qu'il ne serait souhaitable.

Du reste, une des difficultés principales auxquelles on se heurte est le défaut de connaissances scientifiques et académiques en la matière. La première chose à faire pour éclairer le débat public et les politiques publiques serait de satisfaire à ce que j'ai appelé le « devoir d'intelligence collective ». Nous devons nous doter de l'appareil scientifique permettant de connaître les réalités quantitatives, d'apprécier les évolutions de toutes natures – sociologique, historique, économique, sociale – de façon à mieux apprécier les difficultés rencontrées en matière de santé, de logement, etc.

Certaines données présentées comme évidentes ne le sont pas toujours. De nombreuses intuitions issues de l'observation spontanée peuvent être mises en cause par une analyse scientifique de long terme, indépendante et critique.

C'est pourquoi il me semble que les pouvoirs publics doivent d'abord relancer un programme universitaire de recherche de haut niveau, que l'on gagnerait d'ailleurs à rendre européen. En effet, un regard étranger nous aiderait à sortir des biais nationaux et à mieux comprendre ce dont nous parlons.

Aussi mon propos est-il subordonné à la critique, tout à fait fondée, de l'insuffisance de données scientifiques suffisantes pour étayer le propos, quel qu'il soit.

Dans mon rapport – dont le champ, je le rappelle, était très large puisqu'il s'agissait de la refondation des politiques d'intégration –, j'appelle les pouvoirs publics à prendre une position politique claire. Il ne s'agit pas simplement de recourir à des remèdes technocratiques ou sociologiques, mais bien de réfléchir au choix collectif à faire sur la manière d'aider la société à mieux intégrer les personnes étrangères.

Cela suppose une vision nette du type de rapports sociaux que nous voulons construire. Il ne s'agit pas d'apporter des réponses éparses à des problèmes dénués de lien entre eux – tantôt l'islam, tantôt les foyers, tantôt les femmes, tantôt la politique de la ville, etc. – mais de considérer les choses comme un tout en les articulant autour d'une idée précise du fonctionnement social de la nation française.

Il m'a semblé que cette approche globale devait d'abord, pour marquer une rupture, être fondée sur la bienveillance. La politique vis-à-vis des immigrés ne peut reposer sur la suspicion, la crainte et l'invocation permanente de l'ordre public, de la menace et du danger. On le voit lorsque l'on s'intéresse aux immigrés âgés : il s'agit de sujets humains, nullement menaçants, qu'il faut avant tout traiter selon une exigence morale. Or, la situation dans laquelle ils se trouvent est souvent indigne des valeurs que nous rappelons en permanence lorsque nous parlons d'intégration. Pour crédibiliser le discours public en la matière, il faudrait commencer par le mettre en application en ce qui concerne cette catégorie de personnes. Les valeurs de la famille, de la patrie – c'est-à-dire de la terre des pères –, reposent sur la reconnaissance de l'exigence formulée dans le préambule de la Constitution de 1946 : nous devons sécurité et secours aux personnes les plus âgées. Les immigrés ne peuvent pas et ne doivent pas faire l'objet d'un traitement distinct.

À ceux qui ne seraient pas convaincus par la nécessité de ce devoir moral, on peut répondre que les politiques publiques en direction des populations les plus sensibles et les plus difficiles – les jeunes, les délinquants, les islamistes, ceux qui manifestent leur refus de s'intégrer par des positions agressives ou peu compatibles avec nos moeurs – gagneraient en efficacité et en crédibilité si nous faisions preuve, vis-à-vis des plus âgés de notre capacité de reconnaissance au regard de leur contribution à l'histoire nationale ou d'un traitement social à même de répondre à leurs difficultés.

Autrement dit, une politique s'adressant aux immigrés âgés est rentable : elle est moins coûteuse, plus efficace, et ses retombées dépassent largement ce seul public. Pour parvenir à s'adresser aux jeunes, il faut nécessairement parler aux plus âgés.

À tous ceux qui n'ont pas de racines, nous devons montrer que leurs grands-parents sont toujours les bienvenus et que nous les traitons convenablement. À tous ceux qui imaginent une religion islamique trouvée sur internet, nous devons montrer des pratiques et des rites très différents, pratiqués de façon paisible et pacifique. À tous ceux qui pensent qu'ils ne sont pas français alors même qu'ils possèdent des papiers d'identité, nous devons montrer que leurs pères, leurs grands-pères et leurs arrière-grands-pères ont participé à la défense de la nation, à la libération du territoire, à l'essor national, à la croissance, et continuent à jouer un rôle social dans les quartiers.

En résumé, une politique exemplaire en direction des immigrés âgés fera passer un message beaucoup plus crédible en matière d'ordre public, de moeurs et d'intégration. S'il fallait désigner un public prioritaire pour la politique d'intégration, c'est très volontiers les immigrés âgés que je désignerais, beaucoup plus que les jeunes, les femmes ou les habitants des quartiers comme on le fait d'ordinaire.

Le rôle social des immigrés âgés devrait être beaucoup mieux considéré qu'il ne l'est. Ce ne sont pas seulement des victimes qui auraient droit à notre commisération : ils peuvent encore être des acteurs sociaux. Alors que l'on cherche à maintenir le rôle des seniors dans l'emploi, dans l'entreprise, dans la vie associative, publique, etc., il faut viser pour les immigrés âgés un rôle social qui ne soit pas seulement la compensation des handicaps dont ils peuvent souffrir en matière de santé, de logement ou de revenus, mais aussi la valorisation du rôle qu'ils jouent dans la transmission des savoirs et des valeurs, dans l'animation d'un quartier, dans les relations entre les personnes, dans la médiation. Ce n'est pas seulement aux grands frères que revient ce rôle-là, c'est aussi aux personnes âgées, hommes et femmes.

J'insiste sur ce dernier point car les femmes, majoritaires chez les immigrés âgés, souffrent d'un double handicap : non seulement elles sont tout aussi mal intégrées dans leur quartier que leur mari – dont souvent elles sont veuves –, mais elles sont souvent venues en France plus tardivement, à la faveur d'un regroupement familial, et n'ont pas bénéficié d'une insertion professionnelle. Leur rôle a souvent consisté à s'occuper de la famille. Lorsqu'elles se retrouvent abandonnées à la suite de divers accidents de la vie, il leur est encore plus difficile de trouver les voies d'une bonne insertion : les solidarités traditionnelles entre collègues de travail, entre camarades de café ou entre joueurs de boules et de PMU leur sont étrangères. Une priorité devrait leur être accordée, notamment en matière de reconnaissance du rôle social et d'accès au logement, car leurs difficultés sont les plus silencieuses et les moins voyantes.

Là encore, le « rendement » social d'une telle politique serait élevé. Il est toujours frappant d'entendre à quel point le discours des grands-mères afghanes, turques, nord-africaines, d'Afrique noire ou asiatiques porte sur les valeurs, l'ordre, la discipline. Ce discours que les pouvoirs publics ont du mal à tenir sans paraître ridicules leur est spontané et il est entendu. Le respect pour les anciens est partagé par tous. S'il est encore une valeur qui nous unit et qui nous donne la possibilité d'échanger sur certains sujets, c'est bien la transmission par les générations les plus âgées.

Reconnaître ce rôle et soutenir les associations qui travaillent à le qualifier et à le diffuser me paraît être une priorité.

J'ai proposé, dans mon rapport, différentes mesures dont certaines sont purement symboliques : elles concernent peu de personnes mais sont de nature à marquer de façon nette que nous arrêtons de nous affronter sur l'invocation rituelle de grands mots qui ignorent les réalités sociales.

Si nous voulons être respectés, il faut d'abord que nous respections les morts. Aménager des « carrés musulmans » dans les cimetières pour éviter la reconduite à la frontière des cadavres est essentiel et ne demande aucune évolution juridique, contrairement à ce que l'on entend parfois : tout maire en a aujourd'hui la possibilité.

Il est dommage de procéder par circulaires. Sur un plan symbolique, une disposition législative affirmant qu'il est possible de procéder à de telles inhumations religieuses serait marquante et utile.

De même, en matière d'accès à la nationalité, j'ai proposé une mesure simple qui a d'ailleurs soulevé une controverse. Il s'agit de mettre en accord nos principes et nos actes: puisque nous reconnaissons la famille comme l'élément essentiel de ce qui nous unit et le respect des anciens comme le fondement de la famille, peut-être pourrions-nous donner enfin la nationalité française à des mères de famille qui en sont à leur troisième titre de séjour, qui ont donc résidé plus de vingt ans en France, et qui ont donné des enfants et des petits-enfants au pays – lesquels, je le rappelle, sont surreprésentés dans nos forces armées, de même que dans nos services publics. Leur épargner la procédure quelque peu sourcilleuse et restrictive qui est d'ordinaire appliquée pour l'octroi de la nationalité serait un geste symbolique – seules quelques dizaines ou centaines de personnes seraient concernées – mais extrêmement significatif. Là aussi, une disposition législative serait la bienvenue.

Il faut également rénover les foyers de travailleurs migrants qui ne l'ont pas encore été, sachant qu'il s'agit en réalité d'accompagner leur disparition progressive : pas plus qu'il n'y a de voitures pour immigrés, de restaurants pour immigrés, de plages pour immigrés, il ne saurait y avoir de logement pour immigrés. Hélas, on constate que ce sont essentiellement des personnes âgées qui restent dans ces foyers. Nous devons non pas les en extraire – ce qui porterait atteinte à la sociabilité qui s'y est construite –, mais leur permettre de finir leurs jours de façon décente.

Sur le plus long terme, les pouvoirs publics doivent reconnaître, dans leur discours, le rôle des immigrés âgés dans la construction de la nation française, dont ils sont une composante majeure ; soutenir les associations qui travaillent à leurs côtés, aussi bien dans l'accompagnement que dans la valorisation de leur rôle ; prêter une attention toute particulière au logement – on se réfère trop souvent aux grandes familles d'immigrés alors qu'aujourd'hui, le problème est plutôt celui des petits logements, pour les vieux comme pour les jeunes, ce qui suppose de faire des choix dans le parc social ; lutter contre la discrimination dans l'accès aux soins, aux prestations sociales, à la retraite et aux maisons de retraite, et subordonner la délivrance des agréments administratifs à la prise en compte du sujet de la discrimination envers les personnes âgées d'origine étrangère.

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