Quel est le terme de l'intégration ? Je n'en sais rien, évidemment. C'est toute la difficulté de la notion même d'intégration, dont la plupart des acteurs de ces politiques voudraient que l'on se débarrasse.
Je propose que la réflexion s'articule autour de deux idées que je confesse avoir empruntées, pour l'essentiel, aux politiques américaines.
D'abord celle de « société inclusive » : une société qui ne repose pas sur un modèle uniforme, mais une société qui n'a pas de frontières à l'extérieur desquelles on maintient des catégories – pauvres, personnes d'origine étrangère, femmes, homosexuels, etc. Il ne s'agit ni de lutte contre les discriminations ni d'intégration à un ensemble que l'on serait bien en peine de définir, mais de l'idée que la société, aidée par les pouvoirs publics, doit en permanence faire en sorte de ramener toutes ses composantes en son centre, lequel centre peut avoir plusieurs couleurs ou plusieurs façons d'exister.
La notion s'articule avec celle de « mise en capacité » – l'empowerment américain. Il ne s'agit pas d'accorder plus de droits aux immigrés qu'aux non-immigrés, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas possible de les identifier en tant que tels, mais de faire en sorte que personne ne subisse de difficultés sociales parce qu'on lui prête une origine étrangère. Ce n'est ni la négation de cette origine ni la volonté de son effacement par « blanchiment » de la population. Le propos n'est pas de refuser les identités et de forcer les personnes à s'intégrer dans un ensemble qui les dépasse, mais de les mettre en capacité d'utiliser tous les leviers de la réussite sociale : école, logement, insertion sociale, etc.
Loin de tout aspect normatif, on considère là que les personnes étrangères doivent bien entendu évoluer, mais que nous aussi évoluons avec elles. La société inclusive qui résulte de cet effort collectif n'est pas la même que la société de départ. C'est ce qui explique une partie des craintes qu'elle inspire, puisqu'il est dit aux gens qu'ils ne seront pas les mêmes après. Même si cela fait des siècles qu'il en va ainsi en France, ils n'en sont pas conscients et il est compréhensible que cela puisse paraître inquiétant. C'est néanmoins le chemin qu'il faut prendre.
S'agissant de la mémoire partagée, je déplore que les très nombreuses initiatives prises dans les quartiers ne soient que rarement relayées par les pouvoirs publics. C'est pourquoi je propose que les programmes de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) consacrent systématiquement un premier pour-cent du montant des travaux à la mémoire, à l'identité et au devenir des habitants. Il est essentiel de rappeler que les opérations de rénovation urbaine ne sont pas destinées à enlever les habitants de là où ils sont, mais à mieux les reloger.
Les objectifs poursuivis doivent toujours être sociaux. La politique de la ville ne consiste pas à dissoudre l'identité pour recréer autre chose, elle doit permettre de continuer d'habiter quelque part mais dans de meilleures conditions. C'est donc d'abord un projet social dans lequel la mémoire doit jouer un rôle important.
À l'échelon national, la Cité nationale de l'histoire de l'immigration est un outil public trop peu utilisé alors qu'il dispose d'une capacité de rayonnement aussi bien comme musée qu'en milieu scolaire, dans l'audiovisuel et sur internet. Il faut qu'elle redevienne porteuse d'un grand projet national consacré à la mémoire.
Ce projet, nous ne le mènerons pas à bien si nous ne réglons pas définitivement son compte à notre mémoire coloniale. Nous ne pouvons tenir un discours sur l'histoire de l'esclavage – à laquelle sera peut-être consacré, un jour, un musée –, un discours sur l'immigration, et ne pas parler des colonies, comme si nous n'y étions jamais allés et qu'il ne s'y était rien passé. Le temps est venu d'affronter cette réalité. Si une immigration d'un certain type se poursuit dans notre pays, c'est parce que nous avons une histoire coloniale que nous devons assumer. Je rêve d'un triptyque mariant la vision que la France avait des peuples d'autres couleurs jusqu'au XVIIIe siècle – c'est-à-dire une histoire de la colonisation commerciale et de l'esclavage –, l'histoire de la colonisation massive du XIXe et du début du XXe siècles et l'histoire de l'immigration.
Nous devrions être capables de regarder en face ces trois aspects de notre relation à l'étranger. Il ne faut pas fuir cette histoire mais la reconnaître et la célébrer.
J'ai ainsi proposé que l'on rende hommage à tous les anciens soldats de nos colonies dont les pays d'origine n'entretiennent plus les tombes. Il est paradoxal qu'en Afrique du Nord les tombes des Français soient désormais convenablement entretenues, tandis que les corps des tirailleurs marocains, des goumiers, des moghaznis, sans parler des Sénégalais – le régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad, rappelons-le, a pris Koufra – ont disparu dans le sable. Les noms de ces combattants nous sont connus et il serait symboliquement fort qu'on leur érige un monument. J'avais suggéré que l'on trouve à cet effet un hectare de blé près de Chartres, non loin de l'endroit où Jean Moulin avait essayé de mettre fin à ses jours pour ne pas se rendre complice de l'exécution de Sénégalais par les Allemands. Il ne s'agit pas du lieu d'un combat, d'une défaite ou d'une victoire, mais d'un lieu moral qui me semble être propice à une telle célébration.
En matière culturelle, je suis choqué par la discrimination sociale pratiquée par les grands établissements culturels malgré leurs efforts propres. Ils sont en général situés dans les beaux quartiers, accessibles aux personnes qui en ont les moyens. Et, ce qui est paradoxal, les personnes qui en ont les moyens ne paient pas !
Il faut donc ouvrir de grandes institutions culturelles consacrées à des formes artistiques rares – pas forcément le rap et le graff, mais l'opéra, la littérature, le théâtre, la création contemporaine – qui soient à la fois des outils d'ouverture à la culture pour les populations et des lieux de mélange social. Aller dans les quartiers parce que c'est le lieu de la dernière création et pas pour tourner un reportage comme dans un pays en guerre ou pour donner dans la commisération ou dans le militantisme social transformerait notre regard.
Pour en revenir au Haut Conseil à l'intégration, j'ai participé à sa création aux côtés de M. Marceau Long comme chargé de mission et rédacteur. C'est le débat sur les statistiques de l'immigration qui avait conduit le Premier ministre à créer cette instance. En 1987-1988, en effet, la question de savoir si les immigrés coûtaient ou non aux régimes sociaux était au centre d'une vive polémique. La première action du Haut Conseil, qui comptait Stéphane Hessel parmi ses membres et ne pouvait être soupçonné de partialité, a été de demander à des universitaires de faire des calculs. Dix-huit mois plus tard, il a publié les chiffres et la polémique s'est éteinte.
À la lumière de cette première expérience, il me semble que le Haut Conseil à l'intégration doit redevenir le garant du débat public en matière d'immigration, et le garant d'un programme de recherche universitaire statistique et qualitatif portant sur l'histoire, la sociologie, l'anthropologie, l'économie de l'immigration. Il faut que nous sachions de quoi nous parlons. Alors que notre pays mène depuis trente ans des politiques presque martiales de lutte contre la clandestinité, nous ne savons pas d'où viennent les clandestins, qui les « fabrique », quelles sont les filières et comment elles fonctionnent. Contrairement à la Belgique, aux Pays-Bas, à l'Allemagne, à la Grande-Bretagne, les études académiques n'existent pas en France. Il me paraît donc plus important de travailler à une connaissance dont le Haut Conseil serait le garant que d'avoir une structure ajoutant des rapports à d'autres rapports.
Sa composition doit être incontestable. C'est pourquoi j'ai proposé que l'on en revienne au mode tripartite de nomination bien connu – exécutif, président de l'Assemblée nationale, président du Sénat – et qu'il ne comprenne que neuf membres. Il est inutile qu'il dispose d'une administration et de bureaux : c'est une autorité morale qu'il exerce, d'abord sur les données statistiques qui permettront d'alimenter le débat public en connaissance, ensuite sur l'évaluation critique du programme de recherche sur les migrants âgés. À cet égard, comme je l'ai dit au président Bartolone, le lien avec les assemblées parlementaires devrait être renforcé, puisque cette action se rapproche davantage de la mission de contrôle propre au Parlement que de l'assistance à l'exécutif.
Pour ce qui est de l'administration territoriale, je rêve d'un système dans lequel, tout en conservant une mairie où l'on célébrerait les mariages et où l'on remettrait les diplômes de nationalité ou les médailles de la famille française, on ne compterait plus que 1 000 ou 2 000 communes en France au lieu des 36 700 actuelles et où l'on supprimerait tous les autres échelons territoriaux pour n'en garder qu'un seul. Dans certains cas, ce seraient de grandes agglomérations, sur le modèle des villes libres allemandes.
C'est à cette expérimentation territoriale que je pense. Essayons de la mener sur une base volontaire. Depuis vingt ans, nous simplifions la politique de la ville en concentrant les pouvoirs, mais il n'en reste pas moins que, pour décider d'attribuer 1 000 euros à une association, au moins vingt responsables administratifs doivent être autour de la table. Le coût de l'administration de ces subventions est devenu inacceptable !
Dans l'idéal, on pourrait conserver deux autorités.
La première, selon les endroits, serait la ville, l'intercommunalité ou le département, voire la région. Il ne faut pas être dogmatique en la matière : en Alsace, on peut imaginer que deux autorités pourraient se charger de la politique d'intégration, Strasbourg et la région, pour tenir compte de la concentration de l'immigration à Strasbourg et sa diffusion dans les banlieues et dans le milieu rural ; en Picardie également, la région pourrait être la bonne échelle ; mais dans la Petite Couronne, ce rôle reviendrait aux départements.
Toujours est-il qu'une fois choisi le bon échelon, il faut y concentrer par délégation tous les pouvoirs, crédits, personnels et compétences, moyennant un contrôle politique renforcé.