Intervention de Didier Migaud

Réunion du 14 février 2013 à 11h00
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

C'est la quatrième fois que j'ai le plaisir de présenter devant le Comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale un rapport d'évaluation produit à sa demande.

Pour cela, je suis accompagné de M. Gilles-Pierre Lévy, président de la deuxième chambre de la Cour et de la formation inter-juridictions qui a mené l'évaluation, de M. Jean-Marie Bertrand, président de chambre et rapporteur général du Comité du rapport public et des programmes, de Mme Michèle Pappalardo, conseillère maître et rapporteure générale de cette enquête, et de M. Olivier Mousson, conseiller maître et contre-rapporteur. Ils m'assisteront pour répondre à vos questions.

La Cour a mis en place de nouvelles procédures et méthodologies de travail pour conduire les évaluations de politiques publiques. Pour la rédaction de ce rapport, un comité consultatif a été constitué et régulièrement réuni tout au long des travaux ; il était formé de trois collèges, regroupant respectivement des représentants des entreprises, des acteurs responsables des dispositifs et des « tiers impliqués », c'est-à-dire divers intervenants dans la création d'entreprises qui ne sont pas directement chargés de la mise en oeuvre des dispositifs. Trois tables rondes réunissant des créateurs d'entreprises ont été organisées, à Paris, à Lyon et à Arras, et deux sondages ont été réalisés, l'un auprès de 800 jeunes en fin d'études supérieures pour mesurer leur « culture entrepreneuriale », l'autre auprès de 800 personnes ayant créé une entreprise entre 2006 et 2009 et dont l'entreprise a depuis disparu, pour mesurer les causes et les conséquences de cette expérience. Le rapport a également été nourri de travaux spécifiques sur les principaux dispositifs, du contrôle de l'Agence pour la création d'entreprise (APCE), ainsi que des rapports des dix chambres régionales des comptes qui ont participé à l'enquête.

Les politiques publiques étant de plus en plus partagées, il est important que les évaluations appréhendent de façon globale les actions de l'État et celles des collectivités territoriales. De récentes dispositions législatives permettent à la Cour de mener ce type d'enquêtes avec le concours précieux des chambres régionales. La Cour a pleinement utilisé cette faculté et vous livre dans le présent rapport un tableau d'ensemble de l'action publique ; les dispositifs de soutien à la création d'entreprises étant nombreux, nous avons été amenés à nous interroger non seulement sur les dispositifs pris séparément, mais également sur l'efficacité, l'efficience et la cohérence de l'ensemble du système.

En outre, comme pour l'enquête sur la politique de lutte contre le tabagisme que nous vous avons présentée en décembre dernier, la Cour s'est attachée à prendre en compte la dimension internationale du sujet, grâce à une étude comparative des dispositifs publics d'aide à la création d'entreprises dans huit pays comparables au nôtre, que nous avons commandée à la direction générale du trésor.

Votre Comité a demandé à la Cour d'évaluer, non pas l'ensemble de la politique publique en faveur de la création d'entreprises, sujet trop vaste qui aurait impliqué une analyse de l'environnement économique, fiscal et social des jeunes entreprises, mais, plus précisément, les dispositifs en faveur de la création d'entreprises – exercice déjà complexe, eu égard au grand nombre de ces dispositifs et des acteurs qui en ont la charge, ainsi qu'à leur instabilité : l'aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d'entreprises (ACRE) a ainsi été réformée à vingt-cinq reprises depuis sa création en 1977.

Je présenterai dans un premier temps les trois principaux constats dressés par la Cour dans ce rapport.

Premier constat, la France souffre, non pas d'un déficit quantitatif de créations d'entreprises, mais d'une difficulté à rendre celles-ci pérennes et à les faire croître. Avec 550 000 entreprises créées en 2011, nous nous plaçons au premier rang européen en nombre de créations annuelles. Si l'institution en 2009 du régime des auto-entrepreneurs a conduit au quasi-doublement du rythme des créations, ce bond se situe dans le prolongement d'une dynamique très favorable depuis 2003, année de l'adoption de la loi pour l'initiative économique. Le régime des auto-entrepreneurs a stimulé la création d'entreprises, mais il a aussi eu des effets perturbateurs sur les statistiques, la moitié des auto-entreprises ne déclarant aucun chiffre d'affaires, et de nombreuses en ayant un très faible.

Avant la création du régime des auto-entrepreneurs, notre pays occupait le cinquième rang en nombre de créations d'entreprises par habitant, à un niveau très proche de celui de l'Allemagne ; il occupe désormais la première place. Selon l'OCDE, la France aurait en la matière relativement moins souffert de la crise que ses voisins, et le sondage réalisé à la demande de la Cour montre que les Français ont une forte envie d'entreprendre. En matière de création d'entreprises, la France souffre d'un problème non quantitatif, mais qualitatif.

Le rapport met en évidence trois faiblesses majeures. Les entreprises françaises nouvellement créées sont en général de petite taille, défaut renforcé par le régime de l'auto-entrepreneur ; ainsi, en 2011, seules 5,7 % d'entre elles avaient au moins un salarié, alors qu'en Allemagne, cette proportion dépassait les 22 %. Leurs moyens financiers sont limités ; on retrouve ce trait dans les pays voisins, le taux d'accès au financement bancaire étant cependant plus faible en France – 49 % – qu'en Allemagne – 60 %. Surtout, les entreprises ont une durée de vie courte : un tiers des entreprises disparaissent au bout de trois ans et la moitié au bout de cinq – le taux de pérennité variant fortement suivant le profil du créateur : les durées de vie des entreprises créées par des chômeurs, des jeunes de moins de trente ans et des personnes peu ou pas diplômées sont plus courtes. La création d'emploi salarié au bout de cinq ans est le fait d'un nombre restreint d'entreprises. La France se distingue de ses voisins par un enrichissement des entreprises en emplois plus lent et plus limité.

La création du régime de l'auto-entrepreneur a renforcé ces fragilités, qui sont peu compensées par les dispositifs publics : la moitié des créations d'entreprises s'effectuent sans recours à une aide publique et, dans deux cas sur trois, sans accompagnement.

Deuxième constat, les aides sont foisonnantes ; elles font intervenir, y compris au sein de l'État, une multiplicité d'acteurs ayant des objectifs différents, sans qu'une coordination minimale ne soit assurée. La liste des principaux dispositifs nationaux de soutien à la création d'entreprises, publiée en annexe du rapport, est impressionnante ; on peut y observer la variété des outils employés – subventions, exonérations, prêts, garanties, dispositifs d'accompagnement et d'hébergement, financement du capital-risque –, ainsi que le nombre d'acteurs qui en ont la charge.

Aucun recensement n'en a été réalisé car il n'existe pas de responsable jouant le rôle de coordonnateur. Trois ministères sont concernés, qui ont chacun des objectifs différents. Le ministère chargé de l'emploi vise à réduire le nombre de chômeurs, en incitant les demandeurs d'emploi à créer leur propre emploi ; les entreprises ainsi créées sont petites et ont pour la plupart une faible durée de vie. Le ministère chargé de la recherche favorise la création d'entreprises innovantes, valorisant la recherche publique. Le ministère chargé de l'économie, et plus précisément la direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (DGCIS), cherche à soutenir le dynamisme du tissu économique et à assurer la relève des PME « classiques », sans que cela passe nécessairement par une forte croissance des entreprises.

L'action de l'État est éclatée entre une dizaine de programmes budgétaires, ce qui montre que la création d'entreprises apparaît le plus souvent comme un sous-produit d'autres politiques et comme un moyen d'atteindre d'autres objectifs, en particulier en matière d'emploi et de recherche. Cet éclatement n'est pas critiquable en soi, mais il appelle une vision transversale des moyens budgétaires, qui fait actuellement défaut.

En raison de la dispersion des acteurs, le coût global des actions menées est difficile à évaluer ; le flou concerne les petits dispositifs comme les grands. Par exemple, le coût et les bénéficiaires d'un dispositif aussi important que l'aide à la reprise et à la création d'entreprise (ARCE), financé par l'UNEDIC, sont mal connus. Les possibilités de cumul sont multiples et leurs effets peu analysés.

La Cour évalue le coût des dispositifs nationaux à 2,7 milliards d'euros en 2011, dont 240 millions consistent en des prêts et en des participations en capital ayant vocation à être récupérés. Une partie du financement, à hauteur de 110 millions d'euros, est assurée par les collectivités territoriales. S'y ajoutent les dispositifs mis en place par les collectivités locales, dont il n'existe à l'heure actuelle aucun recensement. En extrapolant à l'ensemble des régions métropolitaines les montants relevés dans les dix régions étudiées, la Cour évalue le coût de ces dispositifs d'initiative locale à quelque 150 millions d'euros par an. Au final, les aides à la création d'entreprises ne constituent pas, et de loin, les principales aides aux entreprises ; pour près de 1 milliard, sur un total de 3, elles correspondent à des versements anticipés d'allocations chômage afin que les demandeurs d'emploi puissent créer leur propre entreprise.

Troisième constat, les aides sont trop fortement concentrées sur les demandeurs d'emplois et l'accompagnement dans la durée de tous les entrepreneurs est insuffisant.

Ces défauts de gouvernance suscitent trois risques.

Le premier est une mauvaise allocation des moyens entre les publics, les territoires et les actions. La Cour relève que les moyens ne sont pas répartis de façon équilibrée entre les trois types de créateurs d'entreprise que sont les demandeurs d'emplois, les « innovateurs » liés au monde de la recherche et les entrepreneurs « classiques ». Les quatre cinquièmes des aides directes nationales, soit un peu plus de 1,6 milliard, sont destinées aux seuls demandeurs d'emploi ; il s'agit majoritairement d'aides « guichet », qui ne sont liées ni au potentiel de développement de l'entreprise, ni à la viabilité du projet. Un tel déséquilibre incite les créateurs d'entreprises à passer par le statut de demandeur d'emploi pour pouvoir bénéficier des aides. Il ne permet pas non plus de remédier aux carences de la création d'entreprises en France, ce qui supposerait de privilégier les entrepreneurs susceptibles de créer des entreprises pérennes et, à terme, créatrices d'emploi. Un rééquilibrage des moyens paraît donc nécessaire.

Le deuxième risque est que l'action publique apparaisse aux créateurs d'entreprises comme un millefeuille illisible, qui ne bénéficie qu'à une minorité. Seule la moitié d'entre eux utilise au moins un des dispositifs de soutien public ! Dans ce contexte, il est à craindre que les personnes voulant créer une entreprise n'effectuent des démarches inutiles ou qu'elles ne bénéficient pas des services auxquels elles ont droit, faute d'avoir pu identifier le bon interlocuteur.

Enfin, le troisième risque concerne l'efficience du dispositif, les coûts de gestion ne pouvant qu'être élevés lorsque les financements sont parcellisés et les responsabilités éclatées.

Sur la base de ces trois constats, la Cour appelle à une politique, d'une part, coordonnée, pilotée et simplifiée, d'autre part, davantage tournée vers l'accompagnement et la croissance des jeunes entreprises.

En premier lieu, il conviendrait de définir une stratégie d'ensemble pour la politique en faveur de la création d'entreprises. Il serait nécessaire de mieux prendre en compte les faiblesses des jeunes entreprises, de manière à faciliter leur accès au financement et à les aider à croître et à recruter. Une telle stratégie définirait les objectifs à atteindre dans ces différents domaines, préciserait les types de bénéficiaires attendus, détaillerait les dispositifs à mettre en oeuvre et mesurerait les résultats obtenus.

Pour définir et mettre en oeuvre cette stratégie, il serait utile de désigner un responsable de niveau interministériel, qui assumerait une partie des missions actuellement confiées à l'APCE, en particulier l'observation de la création d'entreprises, l'information et la coordination des acteurs de l'accompagnement. Une telle évolution impliquerait la restructuration de l'APCE – de toute façon nécessaire.

La Cour recommande également à l'État d'agir de manière plus déconcentrée, en s'appuyant davantage sur les préfets, qui seraient chargés de la coordination à l'échelon territorial, sous l'autorité du nouvel acteur interministériel et en partenariat avec les collectivités territoriales. La Cour a d'ailleurs relevé quelques exemples de coopération particulièrement efficace entre des collectivités particulièrement impliquées et l'État, notamment en Nord-Pas-de-Calais. Un rôle pilote devrait être reconnu à la région en la matière, ce qui suppose une clarification de la répartition des compétences entre les collectivités territoriales.

Le nombre des dispositifs de soutien devrait être réduit afin de simplifier et d'améliorer la lisibilité de la politique d'aide à la création d'entreprises. Chaque acteur devrait faire un effort en ce sens et le cofinancement de dispositifs pourrait être un facteur de simplification. Les stratégies nationales et régionales devraient en outre privilégier le point de vue de l'entrepreneur ; ainsi, les exonérations sociales et fiscales de la première année de création diffèrent suivant le statut du créateur d'entreprise, sans que cela soit justifié : un système unique et simplifié d'exonération devrait être instauré.

D'autre part, il conviendrait de privilégier les dispositifs qui s'adressent à tous les profils de créateurs, assurent leur accompagnement, permettent leur accès au financement et favorisent la croissance de l'entreprise. La plupart des dispositifs actuels étant centrés sur la seule phase de création, les entrepreneurs doivent souvent franchir seuls les étapes ultérieures, pourtant cruciales. Le rapport public thématique de juillet 2012 sur l'État et le financement de l'économie avait d'ailleurs souligné la difficulté des entreprises françaises à passer ces premières années, durant la phase dite « d'amorçage », en raison d'un accès insuffisant aux sources de financement. Les dispositifs publics visant à corriger cette faiblesse sont peu nombreux et relèvent d'un trop grand nombre d'acteurs ; en Allemagne, les entreprises sont davantage pérennes.

Dans le cadre de la stratégie nationale précédemment évoquée, il importerait de renforcer ces dispositifs, au détriment des aides « guichet » distribuées sans ciblage – telle l'aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d'entreprise (ACCRE) ou l'aide à la reprise et à la création d'entreprise (ARCE) –, sur la base d'une identification des entreprises à potentiel de croissance, quel que soit le statut du porteur de projet. Priorité serait donnée à l'accompagnement et à l'accès aux financements, via des prêts d'honneur et des garanties de prêts bancaires.

L'accompagnement ne concerne actuellement que 10 à 30 % des créateurs d'entreprises ; il faudrait le développer, en veillant à la qualité des prestations et à la professionnalisation des équipes. Le dispositif d'accompagnement d'un créateur devrait être unique et bien identifié. La généralisation de l'accompagnement passe par une meilleure coordination entre financeur et opérateur, qui devrait être facilitée par des stratégies régionales, élaborées conjointement par les collectivités et l'État.

Les prêts d'honneur et les garanties de prêts bancaires facilitent l'accès au financement bancaire des nouvelles entreprises. Ils sont accessibles et s'adaptent à tous les types de créateurs. Ils ont un effet de levier pour l'accès au financement privé et à d'autres formes d'intervention publique : subventions, prises de participation. Les faibles résultats du nouvel accompagnement pour la création et la reprise d'entreprises (NACRE), qui accapare l'énergie des services déconcentrés de l'État pour des montants limités – 18 millions d'euros en 2011, contre 55 millions de prêts –, appellent une redéfinition de cet outil qui fait double emploi avec les prêts d'honneurs. Quant aux prêts à la création d'entreprise gérés par OSÉO, leurs conditions d'attribution devraient être réexaminées.

En définitive, le message central de la Cour est qu'il conviendrait de recentrer l'aide à la création d'entreprises sur les dispositifs qui affichent les meilleurs résultats en termes de création durable d'entreprises de croissance.

Je souhaiterais, pour conclure, élargir le propos à l'amont et l'aval de la création d'entreprises.

À l'amont, la Cour a constaté que la formation à la culture entrepreunariale dans l'enseignement progressait ; cette tendance devrait être amplifiée, en particulier dans le supérieur : il s'agit d'un levier peu coûteux et susceptible de stimuler la création d'entreprises. En outre, le sondage commandé par la Cour montre qu'en matière de création d'entreprises, l'échec n'est pas nécessairement perçu de façon négative.

À l'aval, la croissance des entreprises pourrait être mieux assurée grâce au développement des fonds d'investissement en capital-risque. Il est frappant de constater que, parmi les quarante capitalisations les plus importantes, les entreprises créées il y a moins de vingt ans sont moins nombreuses en France que dans d'autres pays. Cela est dû à l'insuffisante attention accordée à la phase de croissance des entreprises.

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