La prolifération des normes est devenue un sujet récurrent depuis une vingtaine d'années. Le diagnostic posé par le Conseil d'État dans son rapport public de 1991 en mettait en exergue les conséquences, tant en termes d'intelligibilité et de crédibilité du droit, de sécurité juridique que de coût pour les administrés chargés de l'appliquer. Sa conclusion est restée fameuse : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite ». Pourtant, quinze ans après, la même institution n'a pu que constater que le phénomène s'était encore développé, en appelant à un « autocontrôle » de l'État producteur de normes qui tarde à arriver.
Nous autres parlementaires sommes bien placés pour être parfois témoins et parfois contributeurs de ce phénomène. Ainsi, entre le projet présenté par le Gouvernement le 21 octobre 2009 et le texte promulgué le 16 décembre 2010, la loi portant réforme des collectivités territoriales est passé de 40 à 90 articles. Il est malheureusement politiquement plus aisé de proposer la création d'une nouvelle prescription normative que de déposer un amendement de suppression.
Trois rapports ont récemment mis en évidence le poids de cette inflation normative pour les collectivités territoriales: le rapport Belot, qui a remarquablement posé le diagnostic d'une « maladie de la norme » ; le rapport Doligé, qui a montré qu'il existait des solutions pour simplifier les normes applicables aux collectivités territoriales ; enfin, la mission que j'ai eue l'honneur de diriger avec nos collègues Daniel Fasquelle, Étienne Blanc et Yannick Favennec, sur l'impact de ces normes sur le développement des territoires ruraux.
La présente proposition de loi poursuit un même objectif, au moyen de l'ouverture de deux facultés d'adaptation complémentaires. Prenant en compte le constat d'une « maladie de la norme », ainsi que de l'échec des tentatives d'autolimitation de la production normative, elle propose de faire confiance à l'intelligence des territoires, de leurs élus et de leurs préfets, pour substituer aux normes réglementaires d'application des mesures adaptées à la réalité et à la diversité des situations locales.
En effet, le stock de normes applicables est devenu insupportable pour les personnes, publiques et privées, chargées de les mettre en oeuvre. Les symptômes de la « surproduction normative » ont du reste déjà été longuement et brillamment analysés – notamment par le Conseil d'État –, et il n'est donc pas nécessaire d'y revenir.
Si, selon l'Association des maires de France, les communes doivent respecter pas moins de 400 000 normes, qui touchent toutes les compétences locales, il convient de ne pas oublier que les autres personnes publiques et privées sont aussi confrontées à cet afflux.
Les prescripteurs de normes sont toujours plus nombreux. Ainsi, l'État porte une part de responsabilité indéniable dans l'augmentation du nombre de textes. Cette inflation trouve aussi bien sa source dans son rôle de législateur que dans le pouvoir réglementaire. Nous adoptons chaque année de nouveaux textes qui apparaissent forcément nécessaires ; ceux-ci font cependant porter sur les collectivités territoriales des charges nouvelles, que les lois de simplification adoptées sous la précédente législature sous l'impulsion du président Warsmann, n'ont que très partiellement compensées. Étienne Blanc, qui en fut le rapporteur, pourra en témoigner.
Les lois votées par nos assemblées imposent en outre l'adoption de mesures d'application qui se comptent par centaines et s'appliquent dans une large proportion aux collectivités. La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement, dite « Grenelle II », n'appelle pas moins de 173 décrets d'application ! Et il en avait été de même de la loi relative aux territoires ruraux : si le Conseil des ministres avait présenté 74 articles, le Parlement en a adopté 240, dont 85 prévoyant un décret d'application.
Le rapport de la Commission consultative d'évaluation des normes a établi qu'en trois ans, 692 textes réglementaires ayant des incidences sur les collectivités territoriales ont été pris, ce qui représente un coût cumulé pour les collectivités de l'ordre de 2,34 milliards d'euros en année pleine. La moitié de ces coûts supplémentaires émanait de la mise en application des lois et des directives européennes. Seuls 17,9 % peuvent être imputés à l'activité normative propre du Gouvernement.
D'autres producteurs de normes ont émergé récemment : les institutions de l'Union européenne, bien entendu, mais aussi les organismes de droit privé investis d'un pouvoir réglementaire en vertu d'une délégation de service public, comme les fédérations sportives dont les règlements concernent aussi des personnes publiques. Peuvent être rattachées à cette catégorie les normes correspondant à de « bonnes pratiques », à l'instar de celles de l'Association française de normalisation (AFNOR), qui, sans être juridiquement contraignantes, s'imposent souvent en pratique aux collectivités.
Or plusieurs facteurs tendent à aggraver cette tendance. Nous sommes victimes d'un véritable « zèle normatif », lié à la croyance inconditionnelle dans les vertus de la norme et dans sa capacité à servir l'intérêt général. Cette dérive touche aussi bien les responsables politiques que les représentants d'intérêts particuliers, exerçant leur lobbying pour obtenir une loi emblématique, que les médias, qui mettent sous pression les responsables politiques pour les amener à légiférer dans l'urgence. La norme devient ainsi une tentative de légitimation de sa propre existence : « Je réglemente, donc je suis ».
Face à ce constat, les solutions fondées sur l'autolimitation ont montré leurs limites. Trois solutions ont été proposées au cours des dernières années : la création de la commission consultative d'évaluation des normes (CCEN), le moratoire instauré en 2011 et la nomination d'un commissaire à la simplification.
Créée en 2008, la commission consultative d'évaluation des normes doit obligatoirement être consultée sur les projets de textes réglementaires concernant les collectivités territoriales, ainsi que sur les propositions de textes communautaires ayant un effet technique et financier sur les collectivités. Elle exerce par conséquent un rôle préventif et pédagogique : désormais, les administrations centrales productrices de normes doivent prendre en compte l'impact financier de celles-ci sur les collectivités dès leur phase d'élaboration. Cependant, sur 672 textes, la commission n'a rendu que 12 avis défavorables en trois ans.
Un moratoire sur l'édiction de normes réglementaires concernant les collectivités territoriales a été prononcé par le Premier ministre dans une circulaire du 6 juillet 2010. Cependant, comme il ne s'applique pas aux textes qui transposent des normes supérieures et qu'il peut faire l'objet d'exceptions, il n'a finalement eu que peu d'effet. Ainsi, la CCEN a été saisie de plus de textes après qu'avant le moratoire, et 41 % d'entre eux sont issus d'une dérogation au moratoire.
Enfin, a été désigné, le 2 novembre 2010, un commissaire à la simplification placé auprès du Secrétaire général du Gouvernement et chargé de la maîtrise du « flux » comme de l'examen du « stock ». Il n'a cependant pas pu accomplir de miracle face à la montagne que représente notre production normative !
Les solutions fondées sur l'autorégulation ayant montré leurs limites, la présente proposition de loi fait confiance à l'intelligence des territoires, de leurs élus et de leurs préfets, en vue de substituer aux normes réglementaires d'application des mesures adaptées à la réalité et à la diversité des situations locales. Elle vise à mettre en oeuvre les principes d'adaptabilité et de proportionnalité de la norme par rapport à ses objectifs.
Depuis deux ans, plusieurs initiatives ont été engagées pour identifier des pistes de réduction du stock de normes. Elles sont cependant souvent restées sans suite. La mission Doligé et celle que j'ai moi-même coordonnée ont émis un total de 468 propositions. Le sénateur Doligé en a traduit une partie dans une proposition de loi mais celle-ci a été jugée trop aventureuse par certains de nos collègues sénateurs, qui ont préféré la renvoyer en commission le 15 février dernier.
La présente proposition de loi tend à introduire dans le droit français un principe simple de proportionnalité entre la norme envisagée et les effets qu'elle est susceptible de produire. Tout le monde est pour, mais personne ne semble prêt à passer à l'acte !
Un tel principe sera d'autant plus utile qu'il est souvent aisé de prendre des mesures d'adaptation au profit des territoires ruraux. Comme pour les départements et collectivités d'outre-mer, les spécificités du monde rural pourraient justifier que, chaque fois que l'objet de la loi s'y prête, un chapitre spécifique soit consacré aux dispositions ou aux aménagements particuliers qui doivent être retenus pour la bonne application de la loi.
Toutefois, ce n'est qu'à l'échelon local que pourra être prévue la nécessaire adaptation de la norme à la réalité locale. Seule une bonne connaissance des conditions de mise en oeuvre permet en effet d'apprécier valablement sa portée.
C'est pourquoi je vous demande de faire le pari de la subsidiarité, en confiant aux collectivités territoriales, autres personnes publiques et représentants locaux de l'État, l'adaptation des normes de mise en application de la loi.
La présente proposition de loi s'appuie sur les principes inscrits dans l'article 72 de la Constitution : un principe de subsidiarité, qui prévoit que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon » ; un pouvoir réglementaire autonome ou délégué – notre Constitution prévoit depuis 2003 que les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent se voir confier un pouvoir réglementaire d'application des lois se substituant au pouvoir exécutif. Cependant, depuis 2003, cette possibilité d'habiliter les collectivités locales à adapter ponctuellement certaines des obligations fixées par la loi a été très peu mise en oeuvre, à l'exception de dispositions d'expérimentation du revenu de solidarité active (RSA) et des contrats aidés.
Ce texte permet de faire confiance à l'échelon local pour appliquer les lois en tenant compte des réalités du terrain. Il instaure deux régimes distincts de dérogation aux normes réglementaires prises par les administrations centrales pour l'application d'une loi, tout en s'appuyant sur des critères similaires : en application de leurs prérogatives constitutionnelles et dans le cadre de l'exercice de leur compétence propre, les collectivités territoriales, mais aussi les autres personnes publiques, pourront décider d'arrêter des mesures adaptées, alors que les personnes privées pourront solliciter une dérogation auprès du préfet, après avis d'une commission multipartite de médiation.
Dans les deux cas, la faculté de s'affranchir des dispositions réglementaires est strictement encadrée. Le critère permettant d'invoquer le nouveau régime de dérogation est celui de l'inadaptation, pour les personnes publiques, ou de la disproportion, pour les personnes privées, entre les moyens – matériels, techniques ou financiers, notamment lorsqu'il s'agit de petites collectivités – nécessaires à la mise en oeuvre d'une réglementation et les objectifs déterminés par la loi, eu égard à la configuration particulière et aux besoins constatés localement.
C'est donc uniquement lorsque la norme réglementaire édictée par les administrations centrales aboutirait à des résultats absurdes contrevenant à l'esprit de la loi et à la volonté du législateur que celle-ci pourrait faire l'objet d'adaptations. Seuls les actes réglementaires pris pour l'application d'une loi seraient concernés. Les textes se bornant à transposer une directive européenne ou un autre engagement de la France seraient exclus de ce régime.
En application de l'article 1er du présent texte, les personnes publiques, dont les collectivités territoriales et leurs groupements, pourront, dans le cadre de l'exercice de leurs compétences, décider d'écarter la norme réglementaire pour arrêter elles-mêmes des mesures nécessaires à la mise en application de la loi. Elles ne pourront pas s'exonérer de l'application de la loi, mais seulement en adapter les conditions pratiques afin que les objectifs du législateur soient mis en oeuvre.
En application de l'article 2, toute personne privée, physique ou morale, mais aussi une personne publique devant appliquer une norme réglementaire en dehors de son champ de compétence propre, pourra saisir le préfet pour faire constater le caractère disproportionné des mesures à prendre et proposer d'autres solutions permettant d'atteindre les objectifs de la loi tout en prenant en compte les réalités locales. Le préfet pourra alors valider cette demande de dérogation, dans le cadre d'une commission départementale de médiation, instance de concertation regroupant élus et anciens élus, fonctionnaires en poste ou honoraires et dont un décret en Conseil d'État précisera l'organisation.
Mes chers collègues, seule cette évolution – et non révolution – de notre modèle permettra de faire face à l'inflation normative. Il ne s'agit pas de mettre en cause l'unité de la République, mais de multiplier les expériences prenant en compte la réalité du terrain, en particulier dans les territoires ruraux, pour les faire ensuite remonter via le réseau de proximité que constitue l'administration déconcentrée de la République. C'est ainsi que s'engagera le cercle vertueux d'une production normative maîtrisée.
Mon but n'est pas de faire adopter une loi qui porte mon nom mais de faire oeuvre utile, comme je crois l'avoir fait pour les sapeurs-pompiers volontaires, au bénéfice desquels droite et gauche ont su se réunir. L'avenir de nos territoires commande que nous sachions surmonter les clivages idéologiques.
Dans le cadre de la mission que m'a confiée le Président de la République, j'ai consulté le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État, lesquels m'ont rappelé qu'il était toujours possible, dans le flux des nouveaux textes, de prendre diverses dispositions d'adaptation aux situations locales, à l'instar de ce qui se fait pour l'outre-mer ou pour la Corse. S'agissant par contre du stock, il est impossible de revenir sur tout ce qui a déjà été voté.
Entre le principe d'égalité et le principe de précaution, notre idée est de créer un principe d'adaptabilité, de portée normative locale, en vue d'assouplir ou de déroger à la règle commune. Si, en tant que juge administratif, le Conseil d'État se déclare avant tout attaché au respect du principe d'égalité, le Conseil constitutionnel considère pour sa part que si le législateur adoptait un nouveau principe d'adaptabilité au niveau local, cela ne soulèverait pas forcément un problème de constitutionnalité. Tels sont les derniers éléments que je tenais à porter à votre connaissance, la présente proposition de loi n'ayant pas été examinée par le Conseil d'État.